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Féminicides
avant la lettre

Anne Cugnon · Documentaliste au CAL/COM

Mise en ligne le 4 juillet 2022

Depuis plusieurs décennies, la figure du serial killer constitue un incontournable des genres littéraire et cinématographique, gage quasi assuré de succès. Manière de héros négatif, il exerce sur nos contemporains une indéniable fascination frôlant quelquefois l’admiration macabre.

L’historien Frédéric Chauvaud, spécialiste de la justice pénale, de la violence et des corps brutalisés, travaille depuis plusieurs années sur la question du féminicide. Avec ce passionnant ouvrage consacré à l’étude des tueurs de femmes au XIXe et au début du XXe siècle en France, il confirme que si le terme féminicide est assez récent, le phénomène, lui, ne l’est nullement.

Les homologues français de Jack l’Éventreur n’ont en effet pas manqué, à l’image de Joseph Philippe surnommé le « coupeur de cous » qui, sous le Second Empire, assassina nombre de prostituées. Les crimes spécifiques commis contre les femmes sont donc bien avérés à cette époque. Mais, « des années 1850 aux années folles, la répétition du crime et les tueries de femmes restent des impensés », pointe l’auteur. Hormis quelques affaires célèbres qui défrayèrent un moment la chronique, les meurtres en série de femmes sont largement invisibilisés.

Pour l’historien, un des éléments d’explication de ce désintérêt tient dans la typologie des victimes. Celles-ci sont généralement des femmes isolées – « vieille fille », veuve, bergère, servante ou « fille de noce » – anonymes, démunies et/ou âgées. Dans cette société hyper-patriarcale du XIXe siècle, elles apparaissent souvent comme de « mauvaises victimes », soupçonnées d’avoir quelque chose à se reprocher : « une vie dissolue, une attitude ambiguë, une tendance à la griserie ». Leurs disparitions ou assassinats n’émeuvent guère et sont vite considérés comme autant d’énigmes insolubles allant grossir la pile des affaires non résolues. Et quand il s’agit de prostituées, c’est peu dire que leur sinistre sort provoque encore moins l’empathie d’une société plutôt encline à vouloir s’en débarrasser. Le mépris prédomine.

Pour leurs contemporains, les meurtriers sont essentiellement des monstres, sorte de « Barbes bleues » s’adonnant à des actes de grande cruauté, indifférents aux souffrances de leurs victimes et dénués de remords. La presse mais aussi les illustrés tels L’Œil de la police ou encore les faits divers chantés attisent la peur et la fascination autour de ces prédateurs hors du commun, ne manquant pas l’occasion de railler la justice chaque fois que l’un d’eux lui échappe.

L’absence de mobile n’interroge pas ou peu. Quant à la folie, considérée comme une forme d’alibi, l’hypothèse en est écartée de façon systématique. On ne cherche pas alors « à débusquer ce que signifie tuer une femme », indique l’auteur. Aucun intérêt n’est porté à une série d’éléments pourtant observables tels que la répétition du crime et du mode opératoire, la spécificité du profil des victimes, la violence de l’acte… Autant de signes distinctifs qui rangeraient de nos jours ces crimes dans la catégorie des « féminicides systémiques ». L’auteur de conclure : « L’invisibilité des femmes au temps du triomphe de la domination masculine se devine aussi à la surface des cadavres. »

Frédéric Chauvaud, Les Tueurs de femmes et l’addiction introuvable. Une archéologie des tueurs en série, Paris, Le Manuscrit, 227 pages.

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