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La course folle
de la désinformation

Jacques Englebert · Professeur à l’ULB

et avocat spécialisé en droit de la liberté d’expression

Mise en ligne le 16 novembre 2022

Propager de fausses informations dans un intérêt quelconque : le phénomène n’est pas neuf mais le Web a permis son indubitable accélération. Son impact sociétal n’est pas à négliger et les remèdes mis au point se révèlent malheureusement inadéquats pour parvenir à son éradication. À qui profite la désinformation ?

Illustrations : Cost

Il n’est plus contestable que les réseaux sociaux soient devenus un champ de prédilection pour la propagation des fake news visant à tromper délibérément1 le plus d’internautes possibles, spécialement sur des questions alimentant des sujets d’intérêt public, tels que les élections, les crises sanitaires ou énergétiques, les conflits armés, etc. Ainsi Bolsonaro peut-il en toute impunité déformer le programme politique de son concurrent à l’élection présidentielle, en diffusant des messages prétendant que Lula soutient « l’invasion des églises évangéliques et la persécution des chrétiens dans le pays » ou qu’il prévoit de faire assassiner son adversaire2. Concernant l’actuelle crise énergétique, l’hebdomadaire Knack a récemment identifié une théorie en vogue sur les réseaux sociaux, selon laquelle il s’agirait d’une « crise organisée » visant à « appauvrir volontairement la population », pour preuve l’affirmation que « des scooters électriques auraient été inventés il y a cent ans, mais auraient été “cachés” par des élites qui veulent gagner de l’argent »3. Pour sa part, Poutine peut (tenter de) justifier l’invasion de l’Ukraine pour la « dénazifier » et pour prévenir la commission imminente d’un génocide des Ukrainiens russophones4.

La faute aux algorithmes

Le phénomène est devenu viral. Il ne doit toutefois rien au hasard. Pour s’en convaincre, il faut absolument regarder le film documentaire de Jeff Orlowski, The Social Dilemma5, où d’anciens responsables de Google, Facebook ou YouTube notamment, mais aussi des investisseurs et des experts du Net, confirment que ce sont des algorithmes, conçus à cette fin, qui donnent à la désinformation une ampleur sans précédent, sans doute incontrôlable et incontestablement dangereuse pour les démocraties.

La désinformation fait son lit de la distance que les réseaux sociaux imposent entre les internautes et la réalité. Comme l’explique un ancien cadre de Google, si l’on effectue une requête à l’aide du moteur de recherche de Google avec les termes « définition du changement climatique », on obtiendra des résultats différents en fonction du lieu où réside l’internaute qui a lancé la recherche : « Dans certaines villes, les suggestions donneront “le changement climatique est un canular”, et dans d’autres “le changement climatique détruit la nature”». Les réponses ne dépendent pas des connaissances scientifiques sur le changement climatique, mais « d’où vous vous trouvez en interrogeant Google et des centres d’intérêt que Google vous connaît », fait remarquer Tristan Harris, ex-éthicien du design chez Google.

De même, les flux d’information diffusés par Facebook ne délivrent pas la même information à tous les internautes. Comme le souligne Roger McNamee, investisseur à risque sur Internet, « à chaque personne sa propre réalité, ses propres faits. Progressivement, on intègre l’idée fausse que tout le monde est d’accord avec nous parce que notre flux d’actualité ne montre que cela. Une fois dans cette disposition, on se fait facilement manipuler, tout comme un magicien le ferait. Un magicien fait un tour de cartes : “Choisissez n’importe quelle carte.” On ne se rend pas compte du truc, et l’on prend la carte qu’il veut. Pareil avec Facebook. Facebook dit : “Choisissez vos amis, choisissez ce que vous suivez.” Ce sont des boniments, comme ceux du magicien. Facebook élabore votre flux d’actualités ».

L’impact sociétal

Ces différences dans les contenus, spécialement les flux d’actualités, « recommandés » par les réseaux sociaux en fonction des centres d’intérêt de chaque internaute, identifiés par les algorithmes, ont pour effet de polariser à outrance les sociétés.  Comme le pointent Pierre Betelaud, analyste en banque d’investissement à New York, et Guillaume François Larouche, avocat à Montréal, « alors que les réseaux sociaux devaient rapprocher les points de vue et favoriser le débat, ils illustrent tous les maux de la modernité (développement de l’anonymat, violence verbale, haine, immédiateté, désinformation). Dans les méandres des nouvelles technologies, aux frontières du réel et de la fiction, de la vérité et du mensonge, se mêlent fausses nouvelles, ingérence étrangère et complotisme »6.

En effet, les réseaux sociaux amplifient les rumeurs et les « on-dit » de façon exponentielle, à un point tel qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, quel que soit le sujet qui nous intéresse. En outre, selon une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT), « les fausses informations se répandent sur Twitter six fois plus vite que les vraies ».

La viralité exponentielle des fausses informations n’est pas non plus le fruit du hasard. Elle répond à un modèle de gestion des réseaux sociaux par la désinformation. Les sociétés du Net engrangent plus de profits en « laissant des messages non modérés atteindre n’importe qui au meilleur prix », révèle Tristan Harris. Les fausses informations captent beaucoup plus l’attention des internautes et rapportent en conséquence plus à ces sociétés que la vérité. Parce que, comme le note Sandy Parakilas, ex-directeur des opérations chez Facebook et ex-chef de produit chez Uber : « La vérité, c’est ennuyeux. »

Par ailleurs, la désinformation nourrit tous les conspirationnismes qui, aussi absurde peuvent-ils a priori paraître, parviennent à séduire un nombre toujours plus important d’internautes. Ainsi, la théorie conspirationniste de « la Terre plate » « a été recommandée des centaines de millions de fois par l’algorithme (de YouTube) ». Mais, selon Guillaume Chaslot, ex-ingénieur chez YouTube, « il serait trop facile de croire que seuls quelques idiots se font avoir.

L’algorithme gagne en intelligence tous les jours. Aujourd’hui, il peut convaincre certains que la Terre est plate, et demain, c’est vous qu’il persuadera d’une chose fausse ».

L’exemple du #Pizzagate est également éclairant sur le rôle des algorithmes dans la propagation virale d’une fake news. Le 7 novembre 2016, le hashtag surgit sur Twitter7. Une information est apparue sur Internet à propos de messages qui ont pour objet l’organisation d’une levée de fonds pour financer la campagne d’Hillary Clinton. Dans ces e-mails diffusés par WikiLeaks, les mots « pizzas », « fromages » et « pâtes » sont mentionnés plusieurs fois. Le site 4chan (pro-Trump) reproduit une série de ces messages où il pense avoir déchiffré « un code utilisé pour communiquer en toute discrétion » à propos d’un réseau pédophile : Cheese Pizza, dont le sigle est « CP », serait employé pour parler de child pornographyDomino serait utilisé pour parler de domination; pizza désignerait une fille; cheese, une petite fille; hot dog, un garçon; pasta, un petit garçon, ice cream voudrait dire gigolo et sauce remplacerait le mot « orgie ».

Renée DiResta, responsable de recherches au Stanford Internet Observatory, explique dans The Social Dilemma que des groupes de discussion ont ensuite pris de l’ampleur sur Facebook et « le moteur de recommandations s’est mis à suggérer à des utilisateurs “normaux” de rejoindre les groupes Pizzagate. Si l’individu était par exemple anti-vaccin, ou croyait aux chemtrails8, ou qu’il avait montré aux algorithmes de Facebook un signe qu’il était perméable au conspirationnisme, les groupes Pizzagate lui seraient proposés. Finalement, l’histoire s’est terminée avec un homme débarquant armé dans la pizzeria, voulant libérer les enfants prisonniers dans le sous-sol. Celle-ci n’avait pas de sous-sol ». Renée DiResta souligne que « tous les réseaux sociaux ont propagé » cette fake news et « leurs moteurs de recommandations affichaient volontairement cela à des gens qui n’avaient jamais tapé de leur vie “Pizzagate” ».

Des remèdes inadéquats

Face à des dérives de cette ampleur, il faudrait se réjouir de voir les États légiférer en vue de combattre la diffusion des fake news. Hélas, une telle démarche législative peut elle-même présenter de graves dangers pour la liberté de la presse lorsque la notion de « désinformation » est à ce point vague qu’elle permet en réalité de censurer toute information propre à « déranger » le pouvoir en place.

Tel est manifestement le cas de la « loi sur la presse » qui a été votée le 13 octobre 2022 en Turquie, qui prévoit des peines de prison de un à trois ans pour « propagation d’informations fausses ou trompeuses, contraires à la sécurité intérieure et extérieure du pays et susceptibles de porter atteinte à la santé publique, de troubler l’ordre public, de répandre la peur ou la panique au sein de la population ». La loi vise tous les médias, en ce compris les réseaux sociaux et les sites Internet.

Dénoncée par l’opposition turque et par plusieurs associations de journalistes, la loi a également été sévèrement critiquée par la Commission de Venise du Conseil de l’Europe9 qui, dans un « avis conjoint urgent » du 7 octobre 202210, a vainement tiré la sonnette d’alarme sur un texte qui présentait à l’évidence de graves dangers pour la liberté de l’information, dans un pays qui pointe déjà à la 149e place sur 180 au classement 2022 de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières. En effet, la loi recourt à des « notions larges (qui) risquent de devenir des formules fourre-tout pouvant couvrir tout contenu, toute information relevant de la sphère publique »11.

En outre, la Commission de Venise a souligné que le texte vise « toute personne » qui diffuse publiquement des « informations fausses » ou « trompeuses ». « Il est dès lors susceptible de s’appliquer à tout individu, qu’il s’agisse d’un journaliste, d’un politicien, d’un militant, d’un professionnel spécialisé ou d’un simple citoyen. Il couvre également les groupes d’individus, les organisations, les organes de presse, les plateformes en ligne ou d’autres intermédiaires. » De ce fait, pour la Commission de Venise, « la loi telle qu’elle est rédigée aura sans aucun doute un effet paralysant sur le travail des médias et des journalistes, ainsi que sur les individus en ce qui concerne leur liberté d’expression dans le monde en ligne et hors ligne »12.

Selon divers observateurs, « à un an des élections présidentielles et législatives prévues en juin 2023, le chef de l’État turc Recep Tayyip Erdoğan tente d’exercer plus de contrôle sur la presse et les réseaux sociaux »13. On comprend ainsi que la prétendue lutte contre la désinformation peut n’être qu’un prétexte pour brider toute information libre et indépendante.

Le pouvoir russe, souvent dénoncé pour diffuser lui-même de fausses informations en vue de déstabiliser les démocraties occidentales et notamment leurs processus électoraux, s’est également doté d’un arsenal législatif, dès le début de l’invasion de l’Ukraine, pour censurer toute critique de sa politique sous le prétexte de lutter contre la désinformation. La loi promulguée le 4 mars 2022 prévoit jusqu’à quinze ans de prison pour toute personne publiant des « informations mensongères » sur la guerre en Ukraine, sachant que le recours au terme « guerre » est en lui-même considéré comme mensonger. « Dans les faits, cette loi interdit toute forme de journalisme indépendant dans le pays et toute contestation de la guerre », commentait Franceinfo dans la foulée14.

Voilà le réel dilemme auquel sont confrontées les démocraties : comment lutter efficacement contre la désinformation sans porter atteinte à la liberté de l’information ?

  1. On entend par « désinformation » toute « information fausse et délibérément créée pour nuire à une personne, un groupe social, une organisation ou un pays ». Unesco, « Journalism, “Fake News” and Disinformation: A Handbook for Journalism Education and Training ».
  2. Julia Courtois, « La présidentielle au Brésil et le vrai fléau des fake news », sur France 24, 15 septembre 2022.
  3. Rien Emmery, « Energiecrisis: een winter vol knetterende complottheorieën », dans Knack, 27 septembre 2022.
  4. Paul Kirby, « Cause de la guerre Ukraine – Russie : pourquoi la Russie a-t-elle envahi l’Ukraine et que veut Poutine ? », sur BBC News, 18 février 2022.
  5. En français : Derrière nos écrans de fumée, États-Unis, Netflix, septembre 2020, 94 min.
  6. Pierre Betelaud et Guillaume François Larouche, « États-Unis : “La polarisation favorise la concentration de forces politiques en marge des institutions américaines” », dans Le Monde, 3 novembre 2020.
  7. « Théorie conspirationniste du Pizzagate », sur Wikipédia.
  8. Selon Wikipédia, « la théorie conspirationniste des chemtrails avance que certaines traînées blanches créées par le passage des avions en vol sont composées d’agents chimiques ou biologiques délibérément répandus en haute altitude par diverses agences gouvernementales pour des raisons dissimulées au grand public ».
  9. Commission européenne pour la démocratie par le droit.10 « Avis conjoint urgent de la Commission de Venise et la Direction générale des droits de l’homme et de l’État de droit du Conseil de l’Europe », no 1102/2022, 7 octobre 2022.11 Ibid., p. 15.12 Ibid., p. 20.
  10. « Avis conjoint urgent de la Commission de Venise et la Direction générale des droits de l’homme et de l’État de droit du Conseil de l’Europe », no 1102/2022, 7 octobre 2022.
  11. Ibid., p. 15.
  12. Ibid., p. 20.
  13. « Turquie : les journalistes dénoncent un projet de loi pénalisant la “désinformation” », dans Le Figaro, 4 octobre 2022.
  14. « Guerre en Ukraine : cinq questions sur la loi de censure votée en Russie, qui condamne toute “information mensongère” sur l’armée », mis en ligne sur Franceinfo, 5 mars 2022.

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