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De l’autocensure
à l’endoxa

Jean Leclercq · Philosophe et professeur à l’UCLouvain1

Mise en ligne le 16 novembre 2022

À l’école et à l’Université, certains débats sont de plus en plus difficiles à tenir, particulièrement lorsqu’ils s’articulent autour des questions d’identité, de religion ou de genre. Les enseignant.e.s n’arrivent plus à aborder sereinement une série de sujets sans risquer l’agression, voire la mort dans certains cas. L’autocensure gagne du terrain. Les lieux d’apprentissage et de connaissance peuvent-ils redevenir des espaces de parole sécurisés ?

Illustrations : Cost

Faut-il partir des chiffres pour commencer cette brève réflexion ? Oui, sans doute, en raison du primat essentiel de l’objectivité factuelle et d’un besoin de savoir ce qui se trame réellement en matière de pratique de l’autocensure. Une enquête récente faite auprès des enseignants de la Fédération Wallonie-Bruxelles établit que 6,6 % d’entre eux ont déjà employé ce que l’on appelle l’autocensure pour dire, en somme, que l’on s’interdit le travail plénier de la raison critique et que l’on esquive des notions, des faits, des hypothèses, au risque de froisser des sensibilités, de réaliser des discriminations, de se mettre en opposition avec des croyances fortes ou ayant tendance à fonctionner avec la rhétorique de l’absolu, voire de redouter des représailles.

En France, l’enquête de l’IFOP (en décembre 2020) menée à la suite de l’assassinat de Samuel Paty indiquait qu’un enseignant sur deux pouvait s’autocensurer. Proportion très proche de l’enquête menée par le Centre d’Action Laïque, toujours en Fédération Wallonie-Bruxelles, où 40 % des enseignants interrogés relataient une pratique de la censure, avec un chiffre montant à 60 % quand ceux-ci remarquaient des difficultés concrètes en matière de gestion des croyances des élèves, au point d’éviter certaines matières. Et on notera encore que c’est exactement la même proportion qui est apparue au Québec, mais cette fois chez les professeurs d’Université qui reconnaissent ne pas être assurés en toute circonstance de s’exprimer librement et dans le respect des conditions de l’esprit critique.

Une posture antinomique

Ce n’est certes pas le lieu pour discuter ces approches quantitatives et les méthodes d’enquête, mais, en revanche, ceci montre combien les sphères de l’éducation ne sont jamais à l’abri de postures qui lui sont radicalement antinomiques et qui ne devraient pas exister tant l’école est un lieu d’apprentissage et d’acquisition de l’esprit scientifique et critique, comme elle est aussi un lieu spécifique de discipline et de liberté d’expression, en sorte que la contestation de ses missions fondamentales ne devrait pas y avoir de place.

Cependant, on le voit bien, comme d’autres agoras, l’école n’échappe pas à la redoutable question de la violence dialogique qui caractérise notre époque, avec cette terrible difficulté de ne plus pouvoir argumenter, penser, réfléchir et dialoguer, et de devoir très rapidement faire face à la polémique et à la posture de la victimisation, attitudes qui interdisent toute articulation entre les fonctions rationnelles et émotionnelles de nos paroles échangées, les secondes prenant le dessus par envahissement.

À cet égard, on doit bien prendre la mesure que cette question des sentiments et des affects, mais aussi leurs interférences avec toutes les rhétoriques de la puissance et de l’absolu, qui se joue dans la transmission des savoirs. C’est sans doute, l’une des réalités majeures auxquelles sont confrontés ceux qui sont amenés, par crainte ou par réticence ou par défaillance, à censurer leurs enseignements et à délaisser l’esprit critique, pour des motifs bien évidemment inadéquats. C’est ce que l’on appelle communément une « autocensure », ajoutant donc un préfixe réflexif à un mot qui exprime une pratique constante dans les régimes autoritaires où l’on veut contrôler arbitrairement, faire pression voire annuler la pratique de la liberté d’expression. Cette posture de la censure est indubitablement redoutable et pernicieuse : elle fonctionne par intimidation et condamnation, par privation et par dissuasion, avec des menaces et du dédain, et, plus que jamais de nos jours, par l’activation de « réseaux » qui deviennent des meutes et où le lynchage peut vite arriver et prendre des proportions extrêmement graves !

L'autocensure sociale, cette gluance

Roland Barthes, penseur admirable, disait que « la vraie censure », ce n’est pas tellement « interdire », mais que c’est plutôt « étouffer, engluer dans les stéréotypes », et pire, « à ne donner pour toute nourriture que la parole consacrée des autres, la matière répétée de l’opinion courante », elle est, disait-il encore, moins une « police », mais une « endoxa », c’est-à-dire une « censure sociale » qui « n’est pas là où l’on empêche, mais là où l’on contraint de parler »2. J’aime cette pensée de Barthes car elle montre que l’œuvre de la censure – donc celle de soi et de l’autre – est perverse et pernicieuse ; elle est diffuse, comme de la glu qui se glisse dans tous les méandres de nos processus de langage. Et s’il est bien connu qu’elle vit sur un champ de combat avec la maîtrise de la liberté d’expression, c’est surtout le fait qu’en plus de cela, elle fait parler machinalement, elle produit des discours formatés. Bref, elle véhicule un ensemble de contraintes qui étouffent ni plus ni moins le processus de l’élévation de l’Homme que l’école s’impose dans ses missions fondamentales.

Un tel dysfonctionnement dans les schèmes de l’expérience éducative ne devrait pas exister. Et pourtant, cette rhétorique de la violence, subtile ou manifeste, est réelle et malheureusement fréquente et, en définitive, elle ne touche pas que les sphères de discours qui ont une tendance à la totalisation ou qui fonctionnent avec la volonté d’une prétention unique à l’absolu, en tout cas, un absolu qui ne s’accommoderait pas d’une vraie dialogique et d’une pratique de la quête véritative.

Cette double portée de la censure, à la fois formelle et matérielle, est une régression lourde de conséquences, d’autant plus que ses contours deviennent flous et que l’autocensure peut tout autant toucher l’individu, mais aussi différentes entités collectives qui certes ne donnent pas toujours à voir leurs censeurs et leurs dictateurs mais qui, en chaque cas, sont frappées d’un non-dit, d’un implicite, d’un mal-vivre parce que s’est instauré un discours commun, lissé, formaté. En somme, un discours qui se prive de la part constituante de la critique, en ses aspérités et ses apories, mais aussi en sa pratique radicalisée du libre examen.

Un retentissement de cette lente invasion de ce que je nomme ici la « gluance » est que ce ne sont pas vraiment l’habituelle violence de la répression ou de l’interdiction brutale qui se jouent ici, mais bien plus une pression diffuse, interne, non apparente qui se met en place et qui commence à asphyxier insensiblement, pour finalement étouffer comme un gaz mortel… C’est une diffusion lente et pernicieuse émanant de ces formes spécifiques de la censure et qui sont donc bien autre chose que la censure massive et répressive d’un État, d’un régime politique ou d’une religion, notamment dans les domaines de l’expression artistique, littéraire ou médiatique.

En somme, on peut remarquer que le contrôle ne s’y dit pas pleinement, mais c’est plutôt une peur d’être libre et critique, franc et interrogatif ; c’est une crainte de chercher un « parler-vrai » et un « dire-vrai », c’est une lente érosion de la liberté intérieure par des pratiques qui peuvent d’ailleurs se présenter sous les formes de la vertu ou d’un souci de tolérance et de crainte des processus de victimisation, alors qu’il n’y a précisément rien de cela ; bien au contraire, ce sont bel et bien un esprit de domination, de maîtrise des discours et la mise en place de processus d’intimidation et de violence sournoises.

Pour une pratique effective de la liberté d'expression

Face à ces dangers qui remet­tent en question la quête et la pratique effectives de la « libre expression », il faut bien prendre la mesure qu’il y a là une redoutable entrave aux formes littérales de l’émancipation, alors qu’elles nécessitent elles-mêmes un apprentissage et une pratique sociétale dont on peut dire que l’école vise à les conforter, tout en travaillant à la construction de l’autonomie de chaque sujet et, par conséquent, au respect des devoirs et des libertés. Pourquoi ? Sans doute parce que la pratique effective de cette liberté d’expression et les processus éducatifs qui l’accompagnent ne vont pas sans une éthique de la discussion et même de la controverse, au sens précis et philosophique de la disputatio, bien entendu ! Ce qui revient à dire également que l’on ne doit pas nécessairement faire l’économie d’une tension dialogique, mais avec un souci de fortifier l’exercice de la capacité intellectuelle et psychique et singulièrement sans tomber dans des processus de victimisation.

C’est dire encore que l’enseignant doit être formé, conforté par la connaissance des textes fondamentaux qui statuent sur nos droits et nos devoirs, mais c’est surtout reconnaître qu’il doit être écouté et accompagné, sans le moindre retard lorsqu’il se trouve dans une situation potentiellement intimidante, de manière qu’il y ait non pas seulement de la médiation, mais une approche structurelle du problème et que l’autorité du maître en ressorte confortée, mais de façon judicieuse, pédagogique et conforme à ce que dit l’étymologie du mot « élève » !

C’est une mission sociale et politique de toujours conforter les besoins intellectuels, émotionnels, psychiques et humains de celles et ceux qui jouent un rôle éducatif, où il ne s’agit pas de former dans la conformité et dans l’uniformité de quoi que ce soit, mais dans l’esprit du dialogue et de la liberté d’expression, et ainsi d’éviter toutes les formes de repli et spécialement de cet autoritarisme moralisateur qui n’ose pas dire son nom !

En définitive, dans la mesure où l’école est un lieu d’émancipation, il est alors décisif que toutes les dispositions pédagogiques et également les lieux de la formation de base – comme d’ailleurs ceux de la formation continue – restent en phase de vigilance d’action et de soutien aux acteurs de l’enseignement, tant il est important de ne pas céder aux chantages de ces formes d’autoritarisme et de censure moralisatrice qui percolent de plus en plus de nos jours, même au risque de « heurter », « inquiéter » ou « choquer ».

Qui veut être un penseur libre et un libre-penseur devra sans cesse refuser ces figures dangereuses et parfois dissimulées de l’autoritarisme, tant la nécessaire, légitime et juste pratique du droit à la liberté d’expression requiert des femmes et des hommes de progrès, en sorte que les principes du pluralisme démocratique soient toujours préservés. Si les devoirs et les responsabilités des enseignants sont effectivement éminents et décisifs, il importe que le lieu – et le climat qui y règne – où s’exerce la diffusion de leurs savoirs et où se jouent les transmissions les plus utiles, il importe que ce lieu-là demeure à l’abri et soit protégé de toutes les manifestations de ce qui entrave la liberté d’expression et mène à la censure, au détriment de l’émancipation et de l’éducation.

  1. L’auteur dédie ce texte à tous les Compagnons de résistance de Francisco Ferrer.
  2. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

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