La tartine

Accueil - La tartine - Tension sur parole - Des journalistes en pleine crise de foi

Des journalistes
en pleine crise de foi

Achille Verne · Journaliste

Mise en ligne le 16 novembre 2022

La violence qui vise les journalistes est en augmentation. Parallèlement, la presse démocratique fait face à une perte de crédit qui va crescendo. Les réseaux sociaux et le contexte économique accélèrent le mouvement.

Illustrations : Cost

Bernard Tapie avait coutume de dire : « Pourquoi voudriez-vous que les journalistes nous aiment, nous, les puissants ? Ils sont pauvres et nous sommes riches. » En Hongrie, Viktor Orbán ne se contente pas de discréditer les journalistes étrangers qui brocardent sa stature d’autocrate. Il fait usage de leviers économiques pour affaiblir et éliminer les médias hongrois indépendants. Son gouvernement arrose de budgets publicitaires les publications dociles et fidèles à la ligne de son parti – le Fidesz – et affame au contraire ses critiques. Donald Trump a utilisé les réseaux sociaux à l’encontre des « grands médias progressistes » accusés d’être au service des élites diplômées et bien-pensantes des métropoles. Il a réussi à les torpiller plus d’une fois en dominant le cycle de l’information, inondant de fake news une opinion en perte de foi dans les médias traditionnels. Ces exemples montrent à quel point il est devenu difficile pour la presse de s’afficher en tant que contre-pouvoir lorsque des stratégies d’information aussi mensongères qu’efficaces sont mises en place par ceux qui devraient au contraire veiller à protéger la liberté d’informer et de s’exprimer.

En avril dernier, Marija Pejcinovic Buric, la secrétaire générale du Conseil de l’Europe, a dénoncé pour sa part une « érosion » de la liberté de la presse sur le Vieux Continent et pointé la « multiplication alarmante des menaces contre les journalistes ». Cette déclaration faisait suite à la sortie d’un rapport de la Plateforme pour renforcer la protection et la sécurité des journalistes dans les pays membres du Conseil de l’Europe.

Une violence plurielle

Selon ce rapport, le nombre d’alertes de menaces graves pour la liberté de la presse dans les États concernés est passé de 200 en 2020 à 282 en 2021, soit « une augmentation de 41 % ». La violence contre les journalistes est plurielle. Classiquement, des reporters sont visés sur les théâtres de guerre, et ils sont plusieurs à avoir payé de leur vie la couverture du conflit en Ukraine au cours des derniers mois. Mais en 2021, avant l’agression de la Russie contre l’Ukraine donc, six journalistes sont morts en exerçant leur métier en Europe. Trois ont été tués dans des attaques ciblées en Grèce, aux Pays-Bas et en Turquie ; un dans le cadre de manifestations violentes en Géorgie ; et deux ont sauté sur une mine en Azerbaïdjan. Soit « trois fois plus de meurtres de journalistes qu’en 2020 et 2019 », note le rapport. En 2017, l’assassinat de la journaliste et blogueuse maltaise Daphne Caruana Galizia dans un attentat à la voiture piégée avait démontré si besoin en est que les ennemis de la presse ne reculent devant rien.

Toujours selon le rapport de la Plateforme, les moyens utilisés pour bâillonner les journalistes sont multiples : législations restrictives, surveillance informatique, dénigrement, harcèlement, etc. En Allemagne, le nombre d’attaques contre les journalistes est allé croissant pendant les manifestations liées à la Covid-19, avec une présence régulière de militants d’extrême droite et de néonazis qui ont taxé la presse d’être au service des campagnes vaccinales lancées par l’État. L’extrême droite, toujours elle, se montre particulièrement menaçante en Europe centrale vis-à-vis des médias démocratiques.

Mais la meilleure façon de s’y prendre pour les adversaires de la liberté d’informer n’est-il pas encore de s’approprier les journaux et les rédactions ? Le rapport s’inquiète ainsi de la captation des médias par certains États, car celle-ci « permet aux gouvernements de s’emparer indirectement des postes éditoriaux dans les salles de rédaction sans avoir recours à la force, sans descente dans les salles de rédaction et sans emprisonner de journalistes critiques. » Il est question de la Russie, de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Mais aussi, au sein de l’Union européenne, de la Hongrie, de la Pologne ou encore de la République tchèque.

De grandes entreprises sont également épinglées. « En Polo­gne, l’organe de régulation de la concurrence, UOKiK, s’est empressé d’approuver le rachat de Polska Press, géant régional des médias, par le groupe énergétique contrôlé par l’État PKN Orlen. Le blocage temporaire de la transaction à la suite d’un recours contre le rachat pour violation du pluralisme des médias n’a pas enrayé l’épuration des rédactions indépendantes », in­dique la Plateforme pour renforcer la protection et la sécurité des journalistes.

Le business des concentrations

Moins tapageur, le business d’inspiration libérale qui consiste à concentrer les médias au sein d’un même groupe de presse représente lui aussi un danger pour la liberté d’informer. Que reste-t-il en effet de la pluralité des idées lorsque les journalistes sont priés de suivre une voie tracée en fonction des intérêts des actionnaires ? Pas de violence physique ici, mais une structuration qui réduit assurément le champ d’action et de pensée. La Commission européenne s’en inquiète. Le 16 septembre dernier, elle a déposé une proposition de règlement qui doit encore être discutée par le Parlement et le Conseil. S’agissant de concentrations dans le secteur des médias, elle entend obliger les États à évaluer les projets de concentration en gardant à l’esprit l’impact de ceux-ci sur le pluralisme et l’indépendance éditoriale.

De telles concentrations contribuent assurément au dégât d’image du journalisme accusé de servir en permanence la même information. Elle participe au désamour qui oppose la presse au public. Le fossé n’a de cesse de s’élargir. Les chiffres sont là. Depuis un demi-siècle, le tirage des quotidiens s’érode pour se réduire aujourd’hui dans bien des cas à peau de chagrin. Dans les années 1980 et 1990 encore, un journal s’inquiétait de voir son concurrent direct sortir un scoop car cela signifiait pour lui une sanction immédiate dans les kiosques. Puis la télévision est devenue l’ennemi numéro 1 : les gens regardaient les JT et ne ressentaient plus le besoin de lire. Aujourd’hui, seuls comptent le Web et son instantanéité. Il faut les conquérir ou mourir.

D’une crise à l’autre

La crise des énergies renforcée par l’agression de la Russie sur l’Ukraine pourrait annoncer une nouvelle tempête pour la presse. Et donc pour l’information et la capacité du « quatrième pouvoir » à jouer son rôle démocratique.

Lorsque la conjoncture économique est mauvaise, les entreprises et les sociétés se replient sur elles-mêmes et coupent en priorité dans leurs budgets publicitaires. Les médias, qui se voient privés de cette manne essentielle, sont alors tentés de licencier. Le cycle infernal est enclenché : comment en effet couvrir l’actualité dans toute son amplitude et sa complexité avec des budgets rabotés, des rédactions moins nombreuses et moins expérimentées, écartelées entre le « vieux » papier et le Web « planche de salut » ?

C’est pourquoi le lecteur frustré claque la porte et prive le média d’une autre partie de ses rentrées : l’abonnement. Il ne lui reste plus qu’à procéder à de nouvelles coupes, à licencier, etc. Cette configuration nuit fatalement à la diversité et à la pluralité de l’information. Parallèlement, tous les éditeurs et tous les propriétaires de médias rêvent de trouver le nouveau modèle économique qui leur permettra de « monétiser » à nouveau l’information. Mais n’est pas le New York Times – et ses 8 millions d’abonnés en ligne en 2021 – qui veut…

« La presse, ce n’est pas sexy »

Exception faite de l’une ou l’autre institution, des ONG et de certaines personnalités, qui défend encore la presse ? La question a été de nouveau posée quand, en juillet dernier, l’Assemblée nationale française a supprimé la redevance audiovisuelle au nom du pouvoir d’achat des Français, en dépit des hauts cris des médias publics qui craignent pour leur financement. Une promesse d’Emmanuel Macron.

Chez nous, les aides à la presse sont souvent perçues comme une fin en soi. « Puisqu’ils reçoivent de l’argent des pouvoirs publics, de quoi les médias se plaignent-ils ? » entend-on. Des parlementaires à qui on demandait les raisons du peu d’attention que prêtent les assemblées au sort que connaît aujourd’hui le secteur nous avaient répondu en substance : « Parce que la presse, ce n’est pas sexy. » « Pas sexy » ? L’un des problèmes que rencontrent la presse et la liberté d’expression qu’elle incarne serait donc leur manque de sex appeal. Et sans doute l’absence de figures emblématiques, des Bob Woodward, des Carl Bernstein. Certains avaient pourtant cru voir dans Julian Assange ce nouveau symbole. En août dernier, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme Michelle Bachelet déclarait ainsi qu’une éventuelle extradition du fondateur de WikiLeaks aux États-Unis représenterait un danger pour la liberté de la presse et pourrait avoir des « effets paralysants » pour le journalisme d’investigation.

Il n’y a pas de démocratie sans presse et la question est bien aujourd’hui de savoir comment redorer leur image, à l’une comme à l’autre. En éduquant les gens à la critique de l’information, à faire le tri entre les ragots et le suivi étayé de la marche de la société ? Nécessaire, mais pas suffisant, concluait Le Soir en février 2021 dans un long papier consacré aux réactions suscitées par le film de Bernard Crutzen Ceci n’est pas un complot. Comment les médias racontent le Covid. Les dix personnes interviewées possédaient toutes un diplôme universitaire – certaines en journalisme. Une seule avait remis en question les affirmations du documentaire contesté…

Déjà en 1894, sous la plume de Zola

« Ah ! cette presse, que de mal on en dit ! » écrivait en 1894 Émile Zola dans son Essai sur le journalisme. L’auteur de J’accuse avait déjà sa petite idée sur le rapport amour-haine qui lie le lecteur à la presse : « Il s’agit d’être renseigné tout de suite. Est-ce le journal qui a éveillé dans le public cette curiosité croissante ? Est-ce le public qui exige du journal cette indiscrétion de plus en plus prompte ? Le fait est qu’ils s’enfièvrent l’un l’autre, que la soif de l’un s’exaspère à mesure que l’autre s’efforce, dans son intérêt, de la contenter. Et c’est alors qu’on se demande, devant cette exaltation de la vie publique, s’il y a là un bien ou un mal. Beaucoup s’inquiètent. »

Un siècle et des poussières plus tard, ces observations restent d’une étonnante actualité. Quant aux préjugés, ils ont la vie dure. Si l’on jette un œil sur le classement des professions « les plus respectées » en 2022, on voit que le métier de journaliste ferme la marche. Ou presque. Le site Zety, spécialisé dans la recherche d’emploi, classait récemment la profession tout en bas du podium, en compagnie des « politiciens », des influenceurs et des stars de la téléréalité. Bigre…

Partager cette page sur :