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Blasphème… moi non plus

Mathieu Bietlot · Philosophe en éducation permanente

Mise en ligne le 16 novembre 2022

Si l’on se soucie du poids des mots, commençons par bien comprendre ce que signifie le vocable « blasphème ». Cet « outrage à la divinité et à la religion » renvoie dans une définition élargie à « tout ce qui est considéré comme sacré »1.

Illustration : Cost

Dès lors que je médis d’une chose que je n’estime pas sacrée, est-ce que je blasphème ? Pierre Bayle répondit négativement dès le XVIIe siècle : « Le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée. » L’interdiction ou le péché du blasphème n’ont été proférés et ne sévissent encore qu’en des régimes qui présument ou prescrivent une croyance unanime au même sacré. Ce n’est plus le cas de nos contrées2. Le blasphème concerne désormais uniquement les croyants au dogme (quel qu’il soit) et ne fait l’objet de sanctions qu’au sein de son institution, pas du système pénal.

L’incommensurable croyance

Il est difficile, si pas impossible – pour moi comme pour la majorité des lectrices et lecteurs d’Espace de Libertés –, de se mettre à la place, dans la peau, l’esprit et le ressenti de celui qui croit, qui est persuadé dans son intimité la plus profonde et à chaque seconde de son existence, qu’il n’est rien et que tout ce qu’il fait de bien est inspiré – voire décidé – par une divinité toute-puissante. Pour celles et ceux dont le rapport au monde et à soi consiste à être « fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon » (écrivait Stendhal dans Le Rouge et le Noir), dénigrer, rire ou reprocher quoi que ce soit à cet être qui est tout pour eux, parfait et infaillible, demeure foncièrement inenvisageable. De leur point de vue existentiel, le droit au blasphème n’a aucun sens. Ce serait même une contradiction dans les termes : on ne dit pas de mal du Bien suprême.

Nous ne sommes pas en mesure et en position de le comprendre. Demandons-nous cependant si nous ne sommes pas parfois croyants nous-mêmes ? N’y a-t-il pas certaines de nos passions (un violon d’Ingres, un chanteur fétiche, une équipe de football) envers lesquelles nous ne supportons pas la moquerie ou la critique ? Ou, pour rester sur un plan collectif et sur ce qui nous rassemble, sommes-nous disposés à accueillir des attaques à l’égard du principe de séparation des Églises et de l’État ? Sommes-nous capables de caricaturer le libre examen ? J’ai souvenir d’un folklore étudiant qui s’y adonnait à cœur joie, tout en montant aux barricades pour défendre les valeurs de l’ULB, et s’attirait les foudres des autorités académiques.

L’ordre religieux

S’il n’est guère possible de nous substituer à l’autre, il faut insister sur la dimension collective du problème. La sociologie et l’anthropologie montrent que la religion et le sacré ne sont pas qu’une question d’intime conviction, elles s’inscrivent aussi et d’abord dans les affaires de la cité. Les religions se sont développées en tant que système d’organisation sociale et morale, pour un groupe, une collectivité, une société. Elles relient (religare en latin) les humains entre eux avant de les relier aux dieux. Max Weber et Karl Marx ont du reste décrypté leur fonction idéologique pour entretenir et dissimuler des rapports sociaux et de pouvoir.

Lorsqu’une religion ou une forme sécularisée du sacré régit dans le détail la vie de ses adeptes (consentants ou non) et condamne tout blasphème à son propos, notre vigilance ou nos réflexes peuvent à juste titre s’inquiéter. Outre qu’il laisse peu de place aux libertés individuelles, un modèle social et moral qui ne tolère pas la remise en question est un système de pouvoir qui refuse de voir ou cherche à cacher ses failles – voire sa faillite –, les injustices, mensonges ou dominations sur lesquels il repose.

En Iran ou en Corée du Nord, il y a plus que lieu de revendiquer le droit au blasphème dont l’absence, parmi bien d’autres traits de ces dictatures, perpètre de graves atteintes aux droits fondamentaux. Cependant, c’est aux musulmans en Iran ou aux adhérents au Parti du travail de Corée de réclamer ce droit et plus largement de se battre pour un régime plus ouvert où puissent vivre celles et ceux qui ne partagent pas le dogme.

De notre point de vue – historique, politique ou philosophique, mais pas religieux – la possibilité d’une critique interne, c’est-à-dire l’ouverture à la contradiction, empêche la pensée et la pratique, même la croyance, de se figer, de s’empoussiérer et de se déconnecter du monde. Elle a permis à la science, évidemment, mais aussi à des religions et à la laïcité d’évoluer, de répondre à la progression des connaissances et aux transformations matérielles, sociales, politiques ou culturelles de la société.

Certes, une croyance religieuse se veut par définition plus fixe qu’une pensée, le dogme catholique du créationnisme a néanmoins fini par s’adapter à la théorie de l’évolution et du big bang avec les contorsions intellectuelles dont le Vatican est capable. De même, rares sont les chrétiens qui croient encore au purgatoire dans son sens littéral. Hélas, le croyant qui souhaite actualiser le dogme, l’Iranienne ou le Coréen qui cherche à accorder son régime et ses croyances aux temps qui changent se heurtent vite et souvent violemment à des murs et à des contradictions qui sont notamment à l’origine du principe laïque et démocratique de séparation du pouvoir spirituel et temporel. Si je crois que Dieu ou le juche3 demeure par essence infaillible et que l’ayatollah ou le dirigeant suprême n’agit qu’en son nom, incarne sa vérité, comment imaginer que ce dernier doive revoir sa ligne ? Quand bien même je pourrais l’envisager, lui ne l’entendra pas de la même oreille…

L’idée de non-ingérence entre les Églises et l’État répond à ce blocage en ce qu’elle exige que la source et la mise en œuvre de la loi n’appartiennent pas à des puissances intangibles et irrationnelles. Elle empêche les dogmes religieux de s’imposer à celles et ceux qui n’y croient pas. Mais, à l’inverse, elle ne permet pas à la puissance publique ni aux non-adhérents d’intervenir dans une religion et d’ordonner qu’elle modifie ses croyances ou ses pratiques, sauf si elles contreviennent à la loi commune. C’est ainsi sur le plan de la démocratie, de l’élaboration de la loi commune ou simplement de liberté d’expression qu’une critique des religions peut s’opérer, non au nom du droit au blasphème.

La bonne intelligence

On ne peut pas dire que nous souffrions en Belgique d’un manque de droit au blasphème. Ce droit existe, il fait partie de la liberté d’expression. La justice ne punit pas le blasphème et les instances ecclésiastiques n’ont pas de pouvoir de sanction comme à d’autres époques ou dans d’autres pays. S’il est remis en question, ce n’est ni par l’État ni par une religion au pouvoir ou dominante, seulement par des groupes dominés4. Ce sont des croyants qui s’offusquent, portent plainte, et dans le pire des cas, prennent les armes. Ne perdons pas de vue que ce ne sont pas eux qui font la loi comme durant l’Inquisition ou en Afghanistan. Il ne s’agit dès lors pas d’une question de droits ou de libertés garantis par la puissance publique, mais de relations interindividuelles et interculturelles. C’est cette question, me semble-t-il, qui sous-tend la remise en question du droit de critiquer les religions, y compris par des non-croyants.

Que ce soit en raison de leurs conséquences sur le vivre ensemble, de l’égalité de genre ou en espérant faire réfléchir les croyants sur leur propre aliénation, nous avons le droit de critiquer publiquement les religions. Cependant, au nom de ce même vivre ensemble, nous devons veiller à ce que ces critiques ne soient pas reçues comme des agressions qui coupent court au dialogue. Notre souci d’égalité doit être attentif aux effets d’exclusion que peuvent provoquer ces propos. Demandons-nous encore si se moquer ou agresser est la meilleure manière de faire réfléchir et d’émanciper, si de telles pratiques n’entraînent pas la crispation, le repli sur le dogme, la radicalisation… C’est une question de subtilité, une façon d’être en bonne intelligence avec les autres qui font société avec nous.

  1. Centre national de ressources textuelles et lexicales.
  2. Quoiqu’on pourrait se demander quelles sont les croyances sacrées de nos démocraties de marché.
  3.  Le juche est une idéologie autocratique qui fonde de régime de la République populaire démocratique de Corée selon son premier dirigeant Kim II-sung, NDLR.
  4.  Voir notre article « Des principes de la guerre » dans Espace de Libertés, no 485 : « Je suis (toujours) Charlie », janvier 2020.

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