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Faut-il maudire les mots ?

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 16 novembre 2022

Le déni a, semble-t-il, toujours existé. Quoi de plus humain ? Plutôt que de chercher des solutions, nions les problèmes ! L’évidente nécessité de modifier notre comportement pour éviter les crises – climatiques, sanitaires, humanitaires – ne nous prémunit pas contre une politique de l’autruche. Mais cela oblige ceux qui ne veulent pas voir la réalité ou qui souhaitent la dissimuler à recourir à certaines formes de ruse. L’expression du déni se greffe alors sur la fragilité d’un langage qui a tendance à en dire trop ou trop peu. Ce sont donc à la fois les excès et les défauts du langage qu’il faudra sonder pour dépister les dénis en tout genre qui grèvent notre société.

Illustrations : Cost

Certaines lexies couramment utilisées sont vagues et contribuent à voiler de vraies difficultés. Prenons le cas du « réchauffement climatique ». Si le problème du dérèglement climatique est décrit de la sorte, d’aucuns pourront facilement rétorquer que la situation n’est pas nouvelle. Il est ainsi question de réchauffement climatique au Moyen Âge. Le rythme sans précédent du réchauffement n’apparaît pas dans la lexie « réchauffement climatique ». L’expression donne donc prise à des dénis qui peuvent se donner une apparence de légitimité en reconnaissant d’autant mieux le problème qu’il est mal exposé. Il en va de même de l’expression « climatoscepticisme ». Il s’agit plus d’un révisionnisme ou d’un négationnisme que d’un scepticisme1. On ne peut rester sceptique face à l’évidence des faits sauf à considérer toute climatologie comme étant non advenue.

Surfer sur le vague

Face au coronavirus, il a été question de « pandémie » dans les médias et dans le monde politique. Le mot est-il bien choisi ? C’est la question que pose Barbara Stiegler. L’objectif n’est pas pour elle de douter de l’existence du virus et du danger qu’il représente, mais de décrire au mieux le problème afin de lui apporter les solutions les plus pertinentes. La philosophe note alors que le terme « pandémie » fait du coronavirus l’analogue de la peste, une maladie qui peut faucher n’importe qui. Contre cela, elle constate que le coronavirus n’est létal dans la plupart des cas que pour des personnes d’un âge avancé ou souffrant de comorbidités. L’importance de ces comorbidités qui sont liées en grande partie à des facteurs sociaux (pollution, mauvaise alimentation, manque d’exercices, etc.) est ainsi gommée par le recours à l’emploi de « pandémie ». Il aurait mieux valu, selon elle, utiliser le terme de « syndémie »2, car, à côté d’une certaine fragilité relative à la vieillesse, c’est l’entrelacement de pathologies qui concourt à donner au coronavirus les formes graves qui le rendent si redoutable. Derrière l’apparente querelle de mots, ce qui est visé, c’est la nécessité d’une politique de santé publique qui prenne en compte tous les aspects de l’hygiène de vie, l’idée d’une santé circulaire qui viendrait compléter la solidarité envers les plus âgés et ceux souffrant de maladies chroniques. Il est regrettable que l’accent sur l’idée de « pandémie » ait en grande partie occulté cet aspect du problème, car cela retarde la mise en place de solutions qui soient réellement durables. Or comme les effets d’un changement d’attitude dans la façon de considérer la santé ne sont pas immédiats, toute tergiversation est potentiellement dramatique.

Il en va de même des mesures sur l’environnement, une diminution des tendances au réchauffement et un rétablissement de la biodiversité ne pourront s’enregistrer que plusieurs années après que des efforts auront été consentis. Aujourd’hui, de nombreux pesticides sont interdits – bien que l’affaire du glyphosate ou celle des néonicotinoïdes en Europe nous enjoignent à rester prudents – mais la pollution des sols perdure et l’analyse toxicologique a révélé chez des enfants la présence de pesticides proscrits depuis plus de vingt ans. Ce que l’on a tu finira par nous tuer. Si l’on veut éviter un « printemps silencieux »3 où tout sera mort, il faudra prendre la voie de ces printemps plus bruyants que furent Mai 68, le printemps de Prague ou, plus récemment, le printemps arabe. Il est donc plus que temps de dénoncer les propos qui n’en disent pas assez. Au même titre que les excès de langage, les manquements sont condamnables. Apprendre à entendre ce que l’on passe sous silence dans un discours ou une expression devient alors essentiel. Pour ce faire, l’information ne suffit pas. Il importe que soient rendus accessibles à chacun les rudiments d’une autodéfense intellectuelle. L’enjeu de cette dernière serait par conséquent de se prémunir des formules toutes faites qui empêchent de penser le fond des problèmes.

Noyer le poisson

En fait, dans une société libérale, la censure ne s’impose pas de façon autoritaire. Les personnes au pouvoir recourent à des formules vagues ou relativisent. Faute de pouvoir interdire des arguments scientifiquement avérés, elles en opposent d’autres C’est la technique de la dilution qui est ici utilisée. Dans La tyrannie de la communication, Ignacio Ramonet parlait d’une « censure par l’excès »4. On n’empêche pas les autres de s’exprimer. Mais on parle en même temps. Or, puisque les ressources du public en matière d’attention sont limitées, ce seront ceux qui auront le plus de moyens pour capter son attention qui s’imposeront. L’économie du savoir est devenue un marché comme un autre. Faut-il rappeler que l’Université de Harvard est, au grand dam de la neutralité, financée par des fonds privés ? Il s’ensuit que toute information ne dispose pas de chances égales sur le marché du savoir.

En régime libéral, on rend aussi inaudible. C’est une autre technique de déni. Au besoin, on retraduit les difficultés en termes de solutions technologiques. Un problème qui ne se formule pas avec un consommable comme solution ne peut être entendu. En grossissant un peu le trait, l’écologie ne semble envisagée par le gouvernement qu’à travers le marché des voitures électriques ; les virus qu’à travers le marché des Big Pharma et le confinement qu’à travers le marché du numérique.

Certes, toutes ces technologies qui prennent la forme de biens sur le marché peuvent apporter des solutions. Le problème, c’est qu’elles sont perçues comme l’unique solution. Or la réalité est complexe. Par conséquent, la question de la décroissance, celle de l’hygiène de vie globale et celle des inégalités sociales en matière de logement sont marginalisées par les autorités. En effet, dans nos démocraties, le gouvernement ne muselle pas les dissidents, mais les grandes sociétés font du lobbying et les sociétés de consultance (McKinsey et consorts) s’imposent. En lieu et place de concertations citoyennes, ce sont ces dernières qui définissent la sémantique des problèmes. Les ministères dénient au citoyen son pouvoir décisionnel. Sous prétexte de sa supposée ignorance, ils confisquent des débats aussi essentiels que le nucléaire ou le numérique dans les écoles et les confient à des technocrates sans que la question des choix de société puisse être abordée.

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Le déni qui résulte de formulations indéterminées ou d’une censure par l’excès peut être vu comme un délit. Certains gouvernements ont ainsi été poursuivis pour écocide faute d’avoir pris la mesure de la question climatique. Mais souvent, il est difficile de poursuivre un déni, car c’est l’absence de prise en considération qui est alors condamnable. Il est plus aisé d’ester quelqu’un en justice pour une discrimination abusive que pour des formulations vagues ou relativistes. Notre attention est moins attirée par les défauts que par les excès.

Les deux faces du déséquilibre ont toutefois leur importance. S’agissant de concepts, il importe de pouvoir distinguer les choses. S’agissant de personnes, il importe au contraire de ne pas enfermer quelqu’un dans une catégorie. À l’indétermination de formules entraînant la confusion font pendant des discriminations en tout genre visant à saper l’unité sociale. Dans ces discriminations, on ne nie pas une réalité, on dénie à la personne le fait de pouvoir s’autodéterminer en la réduisant à une particularité. Le chemin du déni prend ainsi tout aussi bien la voie de l’indétermination (conceptuelle) que celle de la surdétermination (sociale). En s’exprimant mal, on gomme certaines réalités et on invalide les personnes.

Les mouvements #MeToo et #BlackLivesMatter sont ainsi particulièrement attentifs aux discriminations sexistes ou raciales véhiculées par les mots. Dénoncer l’usage de mots liberticides est cependant délicat ; il ne faudrait pas enfermer dans un jugement à l’emporte-pièce les personnes qui y recourent. Dans une perspective humaniste, à la condamnation unilatérale, le dialogue sera préféré. Quand la bonne cause justifie que soit dénoncé avec violence tout abus et que soit niée la personne l’ayant commis (comme le veut la cancel culture), il faut s’en méfier. Certains disent par ailleurs que la culture de l’éveil poussée à outrance (le « wokisme »), en se focalisant sur un choix de discriminations, contribuerait à occulter des problèmes plus généraux. On en resterait aux mots et on manquerait le fond des débats : la question de la justice sociale, les enjeux environnementaux, etc. Comme l’écrit Daniel Bernabé, « ce n’est pas en changeant les mots qu’on transforme le monde, mais en transformant le monde qu’on fera changer les mots »5.

Des mots à moduler

En conclusion, il y a des mots qui véhiculent des discriminations abusives et d’autres qui masquent des distinctions utiles pour agir. Les mots font et défont le monde. Les mots sont donc trompeurs. Ils disent tantôt trop et tantôt pas assez. Peut-on cependant se passer de mots ? Certainement pas ! Mais l’on ne peut s’en remettre entièrement à eux. Il faut les articuler dans des discours et les inscrire dans des dialogues. La tendance actuelle à miser sur les gros titres ou à tout faire tenir dans un tweet nuit ainsi plus à la communication qu’elle ne la favorise. Le milliardaire Elon Musk masque la réalité du langage quand il pense défendre la liberté d’expression sur Twitter. Dans le style de communication encouragé par les nouvelles technologies, à défaut d’étayer son discours, on véhicule des affects en lieu et place des idées. Les mots deviennent des émotions. Il reste alors à articuler celles-ci pour en faire des motifs raisonnables. Ce travail de modulation nécessite un recul critique sur les mots que nous utilisons.

  1. Philippe Luckx, « Éditorial », dans Horizon(s). Journal bimestriel du CAL Charleroi, septembre-octobre 2022.
  2. Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie, Paris, Gallimard, 2021.
  3. Rachel Carson, Printemps silencieux (1962), Marseille, Wildproject, 2009.
  4. Ignacio Ramonet, La tyrannie de la communication, Paris, Folio-Gallimard, 2001.
  5. Daniel Bernabé, Le piège identitaire. L’effacement de la question sociale, Paris, L’Échappée, 2022, p. 103.

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