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Donner la parole aux gens
Pourquoi ? Comment ?
Et puis ?

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 16 novembre 2022

On entend souvent que le point de vue de la population n’est pas pris en compte dans les décisions politiques ou administratives qui les concernent. Leur voix serait ignorée. Récolter la parole des gens : une pratique récente, développée dans le secteur socioculturel comme en politique. Il s’agit généralement de faire lien, de définir des besoins ou des envies pour construire une société plus inclusive. Mais identifier les « publics cibles », n’est-ce pas les enfermer dans des cases ? Et quid de la restitution de la parole confiée ?

Illustrations : Cost

De nombreuses initiatives locales visent à favoriser la participation sociale, culturelle et politique des habitant.e.s de territoires donnés, à partir du recueil de leurs envies ou de leurs besoins. Elles émanent d’associations, de services publics, d’opérateurs culturels… et s’élaborent selon des méthodologies variables. À Ottignies–Louvain-la-Neuve, le service de cohésion et prévention sociales (SCPS) de la Ville et diverses associations mènent le projet « Avec les autres » dans cinq quartiers de logements sociaux. Les porteurs du projet développent une méthodologie qui s’appuie, entre autres, sur les travaux de Jacques Rancière, selon lequel tous les hommes ont une égale intelligence et chacun peut apprendre seul, sans maître explicateur. L’enjeu est de reconnaître l’expertise des personnes interviewées, de créer du lien et de le maintenir dans la durée.

Passer de l’individuel au collectif

Ce projet destiné à se poursuivre pendant cinq ans a dans un premier temps permis de créer un guide d’entretien, conçu par et pour les animateurs et animatrices qui allaient à la rencontre des habitants dans les différents quartiers. « Les entretiens individuels nous ont permis de créer des liens, de faire sortir les gens de leur isolement », dévoile Pauline Gérard, chargée de projet au SCPS. « Mais le passage de l’individuel au collectif n’est pas évident pour tout le monde. Nous proposons aux personnes qui nous ont confié leur récit de vie de venir l’exposer aux autres habitants du quartier, mais toutes ne le souhaitent pas. Aujourd’hui se pose la question de savoir ce que l’on va faire de la parole qui n’est pas portée par le collectif ou comment la porter à l’égard de tiers sans prendre la place des personnes qui se sont confiées. Dans tous les cas, la parole leur appartient et nous n’avons pas prévu de publication. D’un quartier à l’autre, les rencontres ont suscité des choses différentes. Parfois, de véritables liens se sont créés. Pour l’instant, nous réfléchissons aux principales préoccupations qui ont émergé lors des entretiens. Il est important que les travailleurs impliqués dans le processus prennent soin des relations tissées, qu’ils soient à l’écoute et n’aillent pas plus loin que ne le désirent les participants. »

Mobiliser des publics isolés

L’animatrice constate néanmoins que parmi les participants, certaines personnes se contentent de la relation établie avec les animateurs ou animatrices qui les ont rencontrées pour retranscrire leur récit de vie, l’un.e posant les questions, l’autre retranscrivant les réponses, et ne souhaitent pas nécessairement faire la connaissance d’autres habitants du quartier. « Lors de notre prochaine rencontre méthodologique, nous tenterons de déterminer comment l’on peut mobiliser des publics isolés ou vivant des situations qui rendent difficile le fait de sortir de chez eux. »

Autres méthodes, même objectif : les balades exploratoires et les débats-forums citoyens de quartier. Avec les premières, les habitants soulignent certains éléments de leur quartier. Plus tard, des responsables politiques pourraient être invité.es à se joindre à ces explorations pour prendre conscience de la réalité vécue par les résidant.e.s. Dans les seconds, le thème des discussions est choisi en début de rencontre et chacun.e a la même place dans l’espace de paroles.

Ouvrir des espaces de débats et de co-construction

Ailleurs, fin 2020, l’ASBL Carottes sauvages créait Les grandes enjambées, pour faire suite à sa contribution à la rédaction du volet culture du plan Sophia, plan de transition pour la Belgique pour une relance durable post-Covid. « Selon Julie Chemin et moi, il s’agissait de faire “atterrir” ces propositions por­tées essentiellement par le milieu économique et académique sur le terrain citoyen, d’ouvrir des espaces de débats et de co-construction pour une appropriation “par les gens” des enjeux de cette transition belge », explique Marie Godart, accompagnatrice de projets collaboratifs à impacts positifs. « Les grandes enjambées sont des marches d’un jour ou d’un demi-jour pour explorer en intelligence collective une thématique liée à la transition. »

À Péruwelz pour la première fois, Les grandes enjambées ont été mises au service de l’analyse partagée d’un centre culturel, l’Arrêt 59, au départ des enjeux développés dans son précédent contrat-programme. « L’aventure est plutôt convaincante », note Marie Godart. « Depuis quelques années, les droits culturels, visibilisés par la déclaration de Fribourg, ont rendu à la démocratie culturelle une place importante dans les politiques de ce domaine. Les centres culturels ont la mission, par décret, de construire leur action culturelle sur la base d’une analyse des expériences vécues et des enjeux concrets de leur territoire d’implantation, et ce, par le biais, notamment, de processus participatifs, ascendants, donnant la parole aux habitants. Les grandes enjambées ont non seulement permis de récolter quelques vécus et rêves pour le territoire péruwelzien, en toute modestie vu le nombre de participant.e.s, mais également d’amorcer la création d’un projet co-porté par les citoyen.ne.s au sein du centre culturel. Un pont direct et prometteur entre la réflexion, la parole et l’action… À travers les projets et mouvements que j’accompagne ou auxquels je participe – le Monty à Genappe, la Maison Folie à Mons, le Grand tour, le Réseau Transition… –, il existe une vraie volonté d’inverser le mouvement habituel de montage de projets : ne plus partir de l’intuition de quelques décideurs pour imposer un cap, une vision, une action, mais se mettre à l’écoute du territoire, de la “parole des gens”, de prendre leurs besoins, ressentis, rêves et envies comme matière de base pour fabriquer quelque chose ensemble qui soit plus juste, plus pertinent et qui valorise tant le chemin que le résultat. Le défi, en revanche, reste de pouvoir élargir et diversifier ces voix pour qu’elles incluent les différentes composantes de notre société, celles et ceux qui n’ont pas l’habitude ou les facilités de les faire entendre, et d’avoir les capacités d’accompagner ces projets citoyens dans leur développement. »

Améliorer l’accessibilité aux droits sociaux fondamentaux

Les services publics se préoccupent aussi d’inclusion. Au niveau fédéral, depuis 2005, le Service public de programmation intégration sociale (SPPIS) emploie des « experts du vécu » dans le but de lutter contre la pauvreté et d’améliorer l’accessibilité des personnes aux droits sociaux fondamentaux. Ces individus qui ont une expérience de la pauvreté et de l’exclusion sociale sont intégrés dans différents services publics tels que l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI), le SPF Finances et l’ONEM ou encore des hôpitaux, la Caisse auxiliaire d’assurance maladie-invalidité (CAAMI)…, non pour y représenter les personnes en situation de pauvreté ou d’exclusion sociale, mais pour, par leurs savoirs, leur expérience et les constats issus du terrain, élaborer des propositions d’amélioration de ces services en matière d’accueil, de procédures ou de communication, et pour aider les politiques à déterminer les seuils d’accès aux droits sociaux.

Aujourd’hui, il y a une quarantaine d’experts du vécu aux profils très variés, détachés ou employés dans 26 organisations. Embauchés en 2015, Johnny Kean est détaché auprès de la CAAMI et Fulgence Lupaka l’est à l’INAMI. D’après Johnny Kean, qui a connu un parcours professionnel chaotique, l’engagement par le SPP IS, « c’était comme [s’il] avai[t] gagné au Lotto et tous [s]es défauts sont devenus des qualités. Quand on travaille dans une administration, il n’y a pas les bons ayants droit et les méchants fonctionnaires. Les experts du vécu ont proposé une formation pour les agents de première ligne. C’était une sensibilisation à la pauvreté et au non-recours aux droits sociaux fondamentaux. Parfois, les ayants droit ne les font pas valoir, parce que le courrier officiel qui les en informe est resté dans une boîte aux lettres qu’ils n’osent pas ouvrir car elle déborde de factures. » « Nous avons fait à la direction de la CAAMI des propositions d’amélioration des courriers et des documents adressés aux affiliés. »

En assurant, en première ligne, une fonction d’accueil et d’accompagnement des citoyen.ne.s vulnérables dans les services où ils et elles sont détaché.e.s, les experts du vécu maintiennent un lien direct avec la réalité du terrain, et intègrent le point de vue des ayants droit. La question de l’accessibilité aux droits sociaux fondamentaux se rencontre dans de multiples dimensions : à la fois les termes utilisés, la complexité des démarches ou même les moyens de contact avec l’administration, comme les formulaires de demande d’aide à remplir sur Internet ou la nécessité de disposer d’un téléphone pour réserver une place dans un abri de nuit.

« En deuxième ligne, notre boulot est de signaler les procédures qui ne sont pas adaptées aux personnes en situation de pauvreté et d’apporter leur voix au sein des administrations », souligne Fulgence Lupaka qui vérifie, par exemple, que les campagnes de communication réalisées par l’INAMI sont bien inclusives. Frédéric Lemaire, l’un des neuf coordinateurs du service experts du vécu, insiste sur le fait que « les experts du vécu suivent des formations, participent à des colloques et à des groupes de travail pour construire leur expertise au-delà de leur expérience de la pauvreté et de l’exclusion ».

Quant à la question des publics cibles, tous nos interlocuteurs sont conscients du poids potentiel des termes utilisés pour les définir sur la façon dont ils sont perçus. Au sein du SPPIS, pour parler des publics vulnérables, on préfère parler des « ayants droit ». Le projet Avec les autres s’adresse aux « habitants » d’un quartier ou de la ville. Vincent Wattiez, chargé de projet dans le Réseau brabançon pour le droit au logement, partie prenante du projet, se dit « fort sensible aux dispositifs qui nécessitent de catégoriser des personnes avant de leur donner la parole » : « Quand on crée un cadre de rencontre qui distingue les uns des autres, ne mettons-nous pas en place un biais, des frontières symboliques et, de facto, ne reproduisons-nous pas des inégalités ? Je ne suis pas naïf, ces inégalités existent, mais je n’ai pas besoin d’en créer une nouvelle pour rencontrer une personne concernée. En fin de compte, par de telles pratiques, on risque d’obtenir un simulacre de débat démocratique sans réelle volonté de changement, mais avec une grande menace d’instrumentalisation de la parole. »

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