La tartine
L’état de la menace
Propos recueillis par Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du CAL
Mise en ligne le 12 juin 2023
Alain Grignard a été l’un des membres fondateurs de la première cellule antiterroriste de la gendarmerie à la BSR de Bruxelles en 1985. À cette époque, il fallait gérer la vague de terrorisme liée aux Cellules communistes combattantes et le terrorisme lié à l’extrême gauche. Avec l’apparition de la menace islamiste, il s’est investi dans ce domaine et demeure un observateur averti de l’ensemble des phénomènes extrémistes qui surgissent dans le monde. Il nous livre ses réflexions actuelles.
Illustrations : Philippe Joisson
Après des études d’islamologie à l’ULB, Alain Grignard est devenu peu à peu un observateur privilégié de l’islamisme politique, ce qui lui a permis d’être collaborateur scientifique à l’ULB dès 1993 puis maître de conférences chargé de cours à l’ULiège où il est toujours actif depuis 2004, dispensant notamment le cours « Éléments d’introduction à l’islam politique » et un « Séminaire de géopolitique des pays musulmans ». Il a exercé au sein du commandement de ce qui est devenu par la suite la DR3 (division antiterrorisme de la police fédérale de Bruxelles) jusqu’en 2019, date de sa retraite. Il a été mêlé à toutes les enquêtes liées au terrorisme durant toutes ces années.
Quelle est votre définition de l’extrémisme ?
Tout le monde a le droit d’avoir des opinions, fussent-elles considérées par d’aucuns comme « extrêmes ». Si, cependant, on veut les faire partager par des méthodes violentes ou illégales, on peut alors tomber sous le coup de la loi. Il faut bien distinguer l’aspect radical d’une idéologie (religieuse ou non) qui n’est pas toujours punissable a priori et l’utilisation de la violence (radicalité des moyens) pour la diffuser. Dans le champ légal, peu d’idéologies sont susceptibles au départ d’être poursuivies indépendamment de la radicalité des méthodes employées pour les diffuser, comme le négationnisme par exemple. Il faut également savoir que des positions extrémistes ne vont pas nécessairement de pair avec l’usage de la violence (fondamentalistes obscurantistes vilipendant notre société mais se bornant aux activités de prédication sans appel à la violence), tandis que des sensibilités idéologiquement moins extrêmes peuvent basculer dans la violence et l’illégalité. Pensons notamment à certains pans de ce que l’on désigne par « écologie radicale », appellation qui doit évidemment être prise avec beaucoup de précautions… Cette distinction prend tout son sens quand on aborde une matière comme la « déradicalisation ». Sur le plan des convictions idéologiques, il n’existe pas de processus mécaniste et mesurable qui permette mathématiquement de changer la pensée d’un individu. Tout juste peut-on l’empêcher éventuellement de ne pas – plus – utiliser la violence ou la coercition pour diffuser – imposer – ses convictions. C’est ce que l’on appelle le « désengagement ». Il s’agit là du même processus utilisé dans la délinquance de droit commun, où l’on espère que la peine subie dissuadera le sujet de récidiver. Le terrorisme est, quant à lui, une notion subjective : le terroriste de l’un pouvant être le héros de l’autre en fonction des contextes dans lesquels on évolue. Cette notion de la terreur « vertueuse » a notamment été mise en évidence dans la citation de Robespierre : « La vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. »
Quelles sont les différentes formes d’extrémisme ?
La catégorisation des phénomènes est également éminemment subjective : les anciennes typologies (gauche, droite, religieux, nationalisme, indépendantisme, etc.) sont éloignées du réel. Ainsi, le mouvement palestinien, que l’on pouvait initialement classer comme indépendantiste porté par la gauche et l’extrême gauche durant la guerre froide, est maintenant quasi assimilé à l’islamisme radical par beaucoup, alors que sa sensibilité religieuse extrémiste n’est apparue en 1988 qu’avec le Hamas, qui n’en est qu’une des composantes. N’importe quelle idéologie ou conviction peut aboutir à la violence dans le but de la diffuser, même si elle apparaît au départ bien innocente, dans le style Les amis des abeilles !
Quelles sont les méthodes extrémistes ?
Ironie du sort, les marxistes très militants de ma jeunesse avaient une lecture quasi religieuse d’un texte politique, Das Kapital de Karl Marx, qui prenait un aspect biblique, même si en fait seule une très faible minorité l’avait lu et compris. Cette sacralité pouvait justifier, selon certains d’entre eux, toutes les outrances. Les islamistes ont, quant à eux, une lecture politique d’un texte religieux avec les mêmes réserves ! La différence est, pour ces derniers, la dimension divine et la croyance qui évacuent toute l’analyse rationnelle que l’on peut exercer vis-à-vis de la source. Un attentat suicide n’est pas consécutif d’une pulsion de mort comme je l’ai déjà entendu mais plutôt d’une pulsion de vie éternelle puisque les auteurs sont persuadés que leur action les mènera pour l’éternité au paradis ! À l’heure actuelle et au-delà des mouvements classiques auxquels j’ai fait allusion précédemment, ce sont les remises en question globales du politique et des institutions lato sensu qui causent mon inquiétude. Ces polarisations radicales ont généré un conglomérat où l’on retrouve pêle-mêle des anti-5G, antivax, zadistes, Gilets jaunes, religieux sectaires, minorités diverses désirant généralement recomposer l’Histoire à leur profit ! Je pense qu’on serait souvent bien en peine de retrouver les clivages traditionnels « gauche » et « droite » au sein de ce bouillon de culture ! L’extrémisme s’apparente selon moi à un processus de distillation fractionnée de mécontents, de frustrés et de déçus susceptibles de voir émerger des éléments plus volatils et explosifs dont un petit nombre deviendront peut-être des « terroristes »… Il est alors mathématiquement évident que plus la masse de départ est importante, plus les probabilités d’émergence d’éléments violents sont grandes ! Ces processus de distillation sont puissamment aidés par le développement terrifiant de ces réseaux dits « sociaux », en réalité « dissociant » !
Où situez-vous le PTB par rapport à l’extrémiste ?
Je répondrai à votre question sur le PTB en rappelant les origines maoïstes de cette formation (AMADA-TPO), qui était à mes débuts dans les institutions policières considérée comme un mouvement extrémiste et subversif à surveiller. Depuis 1979, le parti a lissé son image avec l’essor qu’on lui connaît. À mes yeux, l’héritage, même dilué, demeure vis-à-vis du type de société « idéale » qu’il prône ainsi que ses méthodes de dénonciation à outrance, sans toutefois être dans le concret concernant les solutions proposées. Il relève du populisme avec toutes les dérives que l’on peut redouter. Il me faut cependant ajouter que le succès de cette formation est également proportionnel à la déception causée par les partis traditionnels dont les maladresses à répétition ont provoqué le rejet des politiques traditionnelles et favorisé l’émergence de ces polarisations auxquelles j’ai fait allusion précédemment. Ce mouvement n’utilise toutefois pas de moyens illégaux et ne constitue pas ou plus, à mon sens, la porte d’entrée à un cycle de violence politique.
La volonté de contrôle social est-elle le point commun de tous les extrémismes ?
Bien sûr, les extrémistes de tous poils sont persuadés que leur vision est la seule qui permettra de sauver l’humanité et que ceux qui peuvent faire obstacle à leur projet idéal représentent un danger à contrôler, voire à éliminer.
L’évangélisme chrétien a fait main basse sur la société et la politique américaines et brésiliennes depuis de longues années. Pensez-vous qu’il représente un danger pour l’Europe dans les années à venir ?
Les Églises évangélistes, comme on le voit aux États-Unis ou au Brésil, relèvent également à mon sens des idéologies extrémistes religieuses puisque seul celui qui y adhère sera sauvé et que les autres sont des ennemis de Dieu. Elles travaillent sur le long terme et sont comparables mutatis mutandis au mouvement islamiste des Frères musulmans. Il existe toujours dans ces mouvements le risque d’accoucher de minorités susceptibles de passer à l’acte violent ; on le voit avec les attaques de cliniques pratiquant l’avortement et d’autres actions. La place de ces évangélistes est cependant moins importante en Europe et l’on dispose de ce côté de l’Atlantique d’un socle laïque notable qui est mieux armé pour s’en défendre. Il convient également de rappeler qu’il existe un extrémisme laïque dont l’obsession anti-musulmane peut aider à faire le lit de l’idéologie du grand remplacement, chère à l’extrême droite.
La place de la France est à ce titre exemplaire et l’on remarquera que ce pays a toujours été et reste la cible principale des mouvements islamistes qui occupent un peu la place des évangélistes dans nos contrées. Le retour de Dieu prôné par ces mouvements islamistes se double en plus d’une altérité plus marquée puisque ses racines religieuses ne sont pas chrétiennes comme les évangélistes mais issues de sociétés distinctes sur le plan de leur histoire et de leur sociologie. En l’absence d’un clergé tel que celui qui a « piloté » la chrétienté depuis ses origines, la norme islamique est générée dans des contrées ayant des référents totalement différents des nôtres.
Quelles sont, d’après votre longue expérience, les meilleures manières de lutter contre les extrémistes ?
À mon sens, seul l’enseignement est susceptible de représenter une solution à tous ces problèmes, mais cette idée est plutôt un vœu pieux face à la situation présente. C’est l’enseignement qui permet la connaissance et la compréhension de l’Autre et qui peut provoquer l’empathie nécessaire à l’harmonie sociale. C’est aussi le rôle de l’enseignement qui permet de restaurer l’exercice de la raison et non pas de la foi et de l’imitation dans la construction de ses opinions. La prévention de la pensée simple, souvent l’antichambre de la radicalité, passe par le raisonnement construit et la capacité d’exercer un esprit critique. Le doute scientifique est productif pour des remises en question raisonnées et pour faire progresser la connaissance ; le doute systématique fait le lit du complotisme et du rejet, et il est un poison pour la démocratie. Paradoxalement, je me dis souvent qu’il y a une contradiction dans le fait que l’enseignement primaire, où l’esprit des enfants est le plus vulnérable, est le fait des enseignants les moins bien préparés et les moins bien rémunérés.
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