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Les terreaux
de l’ultracisme

Propos recueillis par Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du CAL

Mise en ligne le 13 juin 2023

Serait-ce la pauvreté, les inégalités, le sentiment d’abandon du politique ou l’impression d’être abusé par les élites ? Qu’est-ce qui favorise la montée des extrémismes ? Henri Deleersnijder, professeur d’histoire, essayiste et collaborateur à l’ULiège, se plait à croiser l’histoire des idées, la science politique et les médias dans ses recherches. Il nous aide à comprendre l’appétence, semble-t-il, croissante pour les théories, groupuscules et partis extrémistes.

Illustrations : Philippe Joisson

Quelles sont les différentes formes d’extrémisme ?

La catégorisation des phénomènes est également éminemment subjective : les anciennes typologies (gauche, droite, religieux, nationalisme, indépendantisme, etc.) sont éloignées du réel. Ainsi, le mouvement palestinien, que l’on pouvait initialement classer comme indépendantiste porté par la gauche et l’extrême gauche durant la guerre froide, est maintenant quasi assimilé à l’islamisme radical par beaucoup, alors que sa sensibilité religieuse extrémiste n’est apparue en 1988 qu’avec le Hamas, qui n’en est qu’une des composantes. N’importe quelle idéologie ou conviction peut aboutir à la violence dans le but de la diffuser, même si elle apparaît au départ bien innocente, dans le style Les amis des abeilles !

Où se situent, selon vous, les terreaux des différentes formes d’ultracisme ?

Après la Seconde Guerre mondiale s’est installé l’État providence marqué par la sécurité sociale. On perçoit bien que ce système est en train de se détricoter. Avec la mondialisation, la globalisation et la permanence des échanges mondiaux, la précarité et la pauvreté sont en train de s’implanter en Europe. Il y a moins de garde-fous protecteurs et la peur s’installe. Or la peur a des effets tétanisants. Les populations qui se sentent dans une situation anxiogène ont tendance à appeler ou à attendre un sauveur, autrement dit un homme ou une femme politique qui va soi-disant les débarrasser de la situation très pénible dans laquelle elles se trouvent. On est là dans ce qu’on appelle le « phénomène populiste » ou « national-populiste ». Les partis politiques, particulièrement en Belgique où c’est le système électoral proportionnel qui prévaut, ont des programmes relativement similaires : que ce soit le centre gauche ou le centre droit. Après les élections, on arrive forcément à des compromis qui font que ce que les électeurs souhaitaient est noyé dans la coalition gouvernementale qui s’installe. Puisqu’il n’y a pas de vision politique nette, il y a une tendance à aller vers les extrêmes : national-populisme ou extrême droite, mais aussi vers une certaine extrême gauche comme le PTB qui affirme vouloir taxer les riches sans définir préalablement ce qu’il entend par « les riches ». Bien sûr, le PTB insiste sur l’évasion fiscale qui fait perdre chaque année des millions d’euros à l’État belge. Un autre paradigme concerne la globalisation que je viens d’évoquer. Le journaliste anglais David Goodhart dans son ouvrage Les deux clans : la nouvelle fracture mondiale1 fait une distinction entre ceux qui sont partout et ceux qui ne sont nulle part : ceux qui sont partout ont fait des études ou sont favorisés par leur famille ou par leurs relations. Ils voyagent d’un pays à l’autre sans aucun problème puisqu’ils ont les moyens financiers et intellectuels ; ceux qui ne sont nulle part vivent dans des déserts numériques et industriels ne savent pas partir ni voyager. Ils sont traités par ceux qui sont partout comme des retardataires et des profiteurs : ils sont culpabilisés, voire criminalisés. Ceux qui se sentent largués ont tendance à donner leur voix à ceux qui prétendent « mettre un coup » à tous ces richards, à tous ces « bobos ». Mais parfois, on donne malgré tout sa voix à un milliardaire… Cela met-il un point d’égalité avec les années 1930 ? L’Histoire ne se reproduit jamais telle quelle, elle bégaie. Mais il y a quand même certaines similitudes : comme lors de la crise de 1929, les régimes démocratiques ne parviennent pas à résoudre les problèmes sociaux et économiques. L’électeur a dès lors tendance à se laisser aller vers des régimes plus autoritaires, comme l’a révélé récemment l’enquête « Noir Jaune Blues »2. C’est un phénomène essentiel à prendre en compte et à analyser. Est-ce que cela veut dire que les démocraties représentatives vont disparaître ? Il n’y a pas de sens de l’Histoire. L’avenir est toujours incertain.

Quelle serait l’alternative à la démocratie représentative ? La démocratie participative ?

Il y a des essais de démocratie participative. On peut faire participer les citoyens sur des questions ponctuelles. Lié à cela, il y a le phénomène des réseaux sociaux : l’individu pense pouvoir donner son avis sans passer par un représentant politique. Cela peut donner lieu à de dangereuses dérives. Mais les réseaux sociaux peuvent aussi créer une unité de résistance. Cependant, lorsque le complotisme s’y installe, c’est la fin de tout… Quel est le premier parti aujourd’hui dans les sociétés occidentales ? C’est celui des abstentionnistes, comme on l’a vu récemment en France.

Les jeunes sont-ils plus touchés par ce phénomène ?

La même enquête « Noir Jaune Blues » montre que les plus jeunes seraient tentés par l’aventure autoritaire. C’est évidemment à nuancer car il y a une mobilisation des jeunes pour les questions de changement climatique et la survie des humains sur la planète. Je trouve qu’il s’agit d’un phénomène prometteur au point de vue de la citoyenneté. Mais comme ils estiment souvent – et à raison – que les gouvernements ne relaient pas suffisamment leur combat à cause d’impératifs économiques, ils ont tendance à avoir recours à des actions plus directes. Cela témoigne aussi d’un sentiment de citoyenneté démocratique. S’il n’y a pas suffisamment de relais au niveau de l’État, ces jeunes peuvent verser dans le désespoir ou se mobiliser de manière plus violente.

Pensez-vous qu’une forme d’écofascisme puisse s’instaurer à moyen terme ?

Évidemment. Comme l’a écrit le philosophe allemand Hartmut Rosa dans son ouvrage Rendre le monde indisponible3, au nom de quoi l’être humain pourrait-il prendre totalement possession de la planète à des fins de cupidité, comme une sorte de Prométhée ? Comment arriver à limiter la démesure du capitalisme actuel sans toucher aux libertés individuelles ? Depuis la Révolution française et la pensée d’Alexis de Tocqueville, on n’a toujours pas résolu cette question ! Les mesures qui vont être prises pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique vont probablement arriver trop tard ou à tout le moins à la dernière minute. Elles seront donc drastiques. Étant donné tout ce qu’on vient de développer, ces mesures risquent d’être imposées par des gouvernements de façon autoritaire.

L’extrême droite siphonne progressivement l’électorat historique de gauche. Le Rassemblement national en est un bel exemple en France. Quelles en sont les raisons ? Quelle est la part de responsabilité de la gauche ?

En ce qui concerne la France, le Parti socialiste s’est braqué sur des questions sociétales : le mariage pour tous, etc., que je ne remets évidemment pas en cause. Pour les préoccupations primaires, matérielles, de survie pour certains, le PSF n’était pas présent. Un creux s’est formé. Jean-Marie Le Pen, président du Front national français, a affirmé que son parti était « socialement de gauche et économiquement de droite ».

Aujourd’hui, sa fille, Marine Le Pen, se présente comme la protectrice des plus faibles et des plus précarisés. De nouveau, un creux s’est formé, et le FN a recueilli le désespoir des plus faibles. Qu’a fait récemment le Rassemblement national devant le triste spectacle donné par les débats houleux sur le projet de loi relatif au report de l’âge de départ à la retraite ? Rien ! Mais cette stratégie attentiste peut lui permettre à un moment donné de « siffler la fin de la récréation », de remettre de l’ordre. N’oublions pas que si le RN a lissé son idéologie, son naturel est toujours bien là ! Rappelons-nous les événements du 5 mai dernier lorsque environ 550 militants néonazis ont défilé impunément à Paris.

Quelle est selon vous la raison pour laquelle il n’existe pas – encore ? – de parti d’extrême droite sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles ? Faut-il craindre une telle émergence dans les années à venir ?

Généralement, les militants d’extrême droite belges francophones ne sont pas très doués intellectuellement ! De plus, la Wallonie connaît depuis longtemps une tradition ouvrière marquée par la solidarité entre différentes nationalités. Mais quand l’industrie lourde et les charbonnages ont fermé, le plein emploi a disparu. C’est ce dernier qui permet d’éviter la xénophobie et le rejet de l’Autre. En outre, des gens comme Éric Zemmour ont fait que les discours d’extrême droite ont percolé partout, y compris au sein des partis démocratiques. On ne peut que se réjouir du fait que la Wallonie ne dispose pas pour l’instant d’un leader d’extrême droite charismatique, mais cela pourrait arriver un jour… Les problèmes de mauvaise gouvernance au sein des autorités wallonnes vont probablement renforcer l’électorat du PTB. On parle là d’une extrême gauche dont on a beaucoup se méfier : il s’agit d’un parti dont on peut craindre les pratiques liberticides. Je ne voudrais pas qu’ils s’installent seuls au pouvoir. Il faut donc que les partis démocratiques soient vigilants pour éviter une mauvaise aventure d’extrême gauche. On doit cependant convenir que le PTB se positionne pour plus de justice sociale, ce qui est louable.

Comment et pourquoi l’islamisme, l’islam politique qui peut prendre des formes variées et quelques fois contradictoires entre elles, s’est-il implanté en Occident ? Quels liens établissez-vous entre la décolonisation, le néocolonialisme et la montée des fondamentalismes islamiques ?

L’islamisme est l’utilisation de l’islam à des fins politiques. Il vient du wahhabisme et du salafisme, nés en Arabie saoudite. C’est le devoir du politique de veiller à ce que ceux qui sont chargés du culte et de l’enseignement islamiques ne déversent pas des discours de haine.

L’islamisme utilise-t-il lui aussi la pauvreté et la détresse des gens ?

Le ressort est le même que pour l’extrême droite. Ainsi, avec les attentats perpétrés sur les sols belge et français, les fondamentalistes islamiques voulaient installer une guerre avec l’Occident. Mais je pense que ce phénomène risque de décroître dans les années à venir. La raison majeure selon moi est la désunion entre les pays musulmans. Mais je peux me tromper… Face à la résurgence de l’extrême droite et à toute forme de fanatisme, je souhaite rappeler cette impérieuse mise en garde formulée par le poète René Char : « Mais, attention que […] ceux qui avaient choisi le parti du crime ne redeviennent nos tourmenteurs, à la faveur de notre légèreté et d’un oubli coupable. Ils trouveraient le moyen, avec le ponçage du temps, de glisser l’hitlérisme dans une tradition, de lui fournir une légitimité, une amabilité même ! »4

  1. David Goodhart, Les deux clans : la nouvelle fracture mondiale, Paris, Les Arènes, 2019.
  2. « ʺNoir jaune bluesʺ… 5 an après », enquête menée et publiée en 2017 puis en 2020, 2021 et 2022, et publiée en 2023 par le journal Le Soir et la RTBF.
  3. Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020.
  4. René Char, Recherche de la base et du sommet suivi de Pauvreté et privilège, Paris, Gallimard, coll. « Espoir » dirigée par Albert Camus, 1955.

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