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L’hypocrisie
du fémonationalisme

François Debras · Professeur associé à l’ULiège et maître assistant à la Haute École libre mosane

Mise en ligne le 13 juin 2023

Les discours féministes des partis politiques d’extrême droite sont souvent stigmatisants face à une religion : l’islam. C’est surtout une rhétorique hypocrite face aux valeurs fondamentales de cette idéologie, basées sur la mainmise du patriarcat et un modèle où les femmes sont assignées à résidence.

Illustrations : Philippe Joisson

Les partis politiques d’extrême droite partagent un corpus idéologique spécifique : inégalité, nationalisme et radicalisme. Dans certains cas, ce corpus est complété par des discours populistes faisant référence à une opposition entre un peuple et des élites. Les auteurs qui ont travaillé sur ces partis identifient également la présence d’un leader charismatique et viril (et misogyne) qui incarne l’autorité1.

Historiquement et classiquement, les partis politiques d’extrême droite sont décrits comme des organisations machistes, exaltant la virilité et réduisant les femmes au rôle de mère. Ils véhiculent des discours antiféministes et critiquent les questions sociétales sur le genre (réformes de l’orthographe, reconnaissance d’identités non binaires, suppression des rapports de domination, modification des comportements sociaux…). Ces différents mouvements et débats sont perçus comme des menaces pour la famille traditionnelle et l’ordre sociétal. Ils cristallisent la peur de perdre certaines valeurs, une identité, mais aussi la crainte de devoir renoncer à certains avantages résultant d’une construction patriarcale des relations humaines2. Les discours promeuvent la masculinité et la féminité en tant que faits naturels et biologiques. La masculinité est agressive et forte tandis que la féminité est maternelle et faible. Dans cette optique, les femmes vulnérables et dont la procréation est cruciale pour la survie de la nation doivent être protégées. Les individus et leurs fonctions sont appréhendés au travers d’un prisme biologique3.

Femmes pondeuses et gardiennes des valeurs traditionnelles

La théorie du « grand remplacement » est l’un des sujets évoqués par ces partis qui affirment qu’avec un taux de natalité inférieur à celui des immigrés, la population chrétienne blanche d’Europe est menacée d’extinction. Les partis d’extrême droite promeuvent donc des politiques de natalité et s’opposent aux mariages homosexuels ou aux projets de loi relatifs à l’avortement qu’ils considèrent comme des menaces pour la « famille traditionnelle » ou l’« ordre naturel ».

En dehors des discours, l’organisation interne des partis politiques d’extrême droite montre la dominance des hommes en tant qu’acteurs principaux de ces partis. Leur électorat se compose également majoritairement d’hommes. À ce sujet, la politologue Terri Givens évoque un gender gap4. Face à un sentiment de déclin des privilèges masculins, d’émasculation ou de perte de virilité dû à la montée du féminisme, plusieurs hommes se tournent vers ce type de mouvement et d’idéologie.

Dans l’étude des partis politiques d’extrême droite, l’accent est principalement mis sur les hommes tandis que les femmes sont supposées être en dehors de ces partis ou manipulées5. Mais de plus en plus de femmes jouent aujourd’hui un rôle dans ces partis en tant que militantes, représentantes ou présidentes. Peu d’études s’intéressent à la manière dont ces femmes envisagent leur engagement et leurs actions. Reproduisent-elles les cadres de l’idéologie des partis d’extrême droite, biologisant les sexes et confinant les femmes à une fonction passive et au rôle de mère ou produisent-elles une rhétorique alternative ?

Des représentations ambivalentes

Dans certains discours, des partis d’extrême droite mobilisent les notions d’égalité des sexes ou de droit des minorités comme des fondements des sociétés occidentales. D’après certains auteurs qui ont travaillé sur le sujet, ces discours visent essentiellement à dédiaboliser les partis et à les rendre respectables aux yeux de l’électorat. Pour d’autres, cette rhétorique est utilisée pour critiquer l’islam et les immigrés6. Ces derniers sont présentés comme des personnes dangereuses, des violeurs qui menacent « nos » femmes et l’ordre social7. La question du voile est également récurrente. Celui-ci est considéré comme une entrave à l’égalité entre les femmes et les hommes, un obstacle à la séparation de l’Église et de l’État et un refus d’intégration. Nous observons ici le recours à un second prisme, le prisme culturel, pour définir les relations entre les femmes et les hommes dans la société. Ces discours sont analysés comme « pseudo-émancipateurs »8. Ils ne sont pas suivis par des actes et les partis demeurent très critiques à l’égard des projets de loi en faveur des quotas, de l’égalité salariale, des questions d’avortement ou du mariage pour tous.

Discours biologisants, culturels, conservateurs opposés au féminisme, discours féministes opposés à l’islam et à l’immigration… les partis d’extrême droite mobilisent plusieurs représentations ambivalentes du genre. Leur examen soulève des tensions idéologiques et rhétoriques peu étudiées. Comment la rhétorique de ces partis évolue-t-elle ? Quelles thématiques ces partis abordent-ils ? Comment ces discours sont-ils structurés ? Avec quels effets et enjeux ?

Le discours du RN sous la loupe

Penchons-nous d’un peu plus près sur la rhétorique d’un parti d’extrême droite connu de tou.te.s en Belgique. Nous avons recueilli et analysé tous les communiqués, conférences de presse, discours publics, interventions au sein des institutions, rapports et projets de loi du RN en France publiés sur leur site Web entre le 1er janvier 2015 et le 31 décembre 2021. Cela représente 5 148 documents au travers desquels nous proposons d’identifier et d’interroger certains termes spécifiques.

Sur l’ensemble des documents, le mot « genre » est mobilisé seulement 15 fois. Il est systématiquement utilisé en lien avec la « théorie du genre », qui est présentée comme une « idéologie woke » et « d’extrême gauche », un « délire » ou un ensemble d’éléments « grotesques » selon Marine Le Pen. La théorie du genre est constamment critiquée pour son volet académique. Elle serait imposée à la société française. Le parti dénonce un endoctrinement des enfants et une manière d’interdire les hommes dans des lieux ou des réunions publics.

Le lemme « féminin » qui renvoie, entre autres, au terme « féminisme » est mobilisé 60 fois (dont 19 pour des noms ou qualificatifs d’organisations et 2 dans des citations). « Féminisme » est employé dans des cadres d’énonciation faisant référence à différentes thématiques : « critique d’une organisation ou d’une personne » (12) ; « liberté et émancipation » (10), « voile » (10), « violence » (6) et « écriture inclusive » (3).

Marine Le Pen sur les traces de Jeanne d’Arc

Dans les discours du RN, le terme « féminisme » est mobilisé, entre autres, pour dénoncer l’hypocrisie de la part de certains mouvements ou de personnalités présentées comme « agressives », des « féministes de salon », des « féministes bobos » (dixit Virginie Jordon et Jordan Bardelle) qui ne se concentrent pas sur les véritables enjeux politiques. Selon Wallerand de Saint-Just, la lutte en faveur des femmes ne passe pas par des quotas ou l’écriture inclusive, mais par la dénonciation de l’immigration et des violences faites aux femmes, par la dénonciation de l’islam. À l’inverse de ces mouvements féministes, l’ancien ténor du parti Gilbert Collard présente Marine Le Pen comme une « féministe institutionnalisée », rassembleuse et non violente, un point de ralliement.

Dans son discours aux Estivales de Fréjus en septembre 2016, Marine Le Pen mobilise la figure de Jeanne d’Arc pour promouvoir la force des femmes et leur libération : « Nous aimons Jeanne d’Arc parce que c’est une héroïne qui n’a pas accepté le fatalisme de sa condition. Elle a dépassé le cadre établi de son sexe, de sa modeste naissance, pour mener à bien sa mission. Nul besoin de grotesque théorie du genre pour se couper les cheveux et revêtir l’habit viril. Elle n’avait pas attendu l’égalitarisme des sexes pour monter à cheval et manier l’épée. Elle n’avait pas espéré la parité pour commander aux hommes et prendre la direction d’une armée. Elle n’avait pas attendu la libération de la femme pour donner sa vie à la libération de la France. »

Un féminisme au service d’une idéologie haineuse

Les thématiques du genre et de l’égalité des sexes sont intégrées dans les discours du parti. Elles constituent une nouvelle porte d’entrée pour réaffirmer son idéologie. À travers une seconde citation de Marine Le Pen, nous observons, de façon similaire, le recours aux libertés des femmes, non dans le cadre d’un projet politique spécifique, mais pour justifier le rejet de l’islam et de l’immigration : « Derrière le multiculturalisme et le communautarisme sur le sol de notre patrie vient la remise en cause de la liberté, de toutes les libertés, celles notamment conquises par les femmes, à quel prix ! Notre pays vit une période folle qui voit les droits des femmes s’effacer, de plus en plus rapidement, derrière les victoires du fondamentalisme ! Je dis aux Françaises, et à tous ceux qui les aiment pour ce qu’elles sont, qu’elles pourront compter sur moi ! Nous ne laisserons pas cela arriver ! » Les libertés et les droits des femmes sont ici mobilisés comme argument contre certaines croyances religieuses, contre certains individus qui refuseraient aux femmes le droit de s’habiller tel qu’elles le souhaitent.

Le féminisme promu par les partis d’extrême droite n’est pas un combat politique car il n’ambitionne pas de changer la société au nom d’un nouveau modèle plus égalitaire. En France, le RN est critique vis-à-vis des féministes jugées violentes, extrémistes et dont les luttes seraient futiles. Le parti leur oppose un autre féminisme dont le caractère est essentiellement rhétorique, utilisé pour critiquer des détracteurs, l’islam et l’immigration. Le féminisme est modelé pour servir une idéologie culturaliste, raciste et nativiste, d’où l’appellation de « fémonationalisme »9. Le RN surfe sur la vague de l’émancipation féminine, en détournant une fois de plus la défense d’un droit fondamental au profit d’idées et de valeurs xénophobes. Rien de neuf : la vague brune ne connaît pas de tabous.

  1. Mehr Latif, Kathleen Blee, Matthew DeMichele et Pete Simi, « Do white supremacist woman adopte movement archetypes of mother, whore, and fighter? », dans Studies in Conflict & Terrorism, 2020.
  2. Katrine Fangen et Inger Skjelsbæk, « Gender and the far right », dans Politics, Religion & Ideology, no 21, 2020.
  3. Valentine Moghadam et Gizem Kaftan, « Right-wing populisms north and south: Varieties and gender dynamics », dans Women’s Studies International Forum, vol. 75, 2019.
  4. Terri Givens, « The radical right gender gap », dans Comparative Political Studies, no 37, 2004.
  5. Kathleen Blee, « Where do we go from here? Positioning gender in studies of the far right », dans Politics, Religion & Ideology, no 21, 2020.
  6. Katrine Fangen et Inger Skjelsbæk, op. cit.
  7. Cynthia Miller-Idriss, « Afterword: whither gender and the far right? », dans Politics, Religion & Ideology, no 21, 2020.
  8. Ruth Wodak, « ʺAnything Goes!  The Haiderization of Europe », dans Right-Wing Populism in Europe: Politics and Discourse, Bloomsbury Publishing, 2013.
  9. Christine Agius, Annika Bergman Rosamond et Catarina Kinnvall, « Populism, ontological insecurity and gendered nationalism: Masculinity, climate denial and Covid-19 », dans Politics, Religion & Ideology, 2020, no 21.

Extrême droite et genres

Libres, ensemble · 28 mai 2023

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