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L’extrémisme à la carte

Didier Béclard · Journaliste

Mise en ligne le 13 juin 2023

Tout comme ils le feraient dans un salad-bar en garnissant leur assiette, les extrémistes choisissent des parties distinctes de différentes idéologies, les amalgament sans nécessairement chercher la cohérence pour se constituer une idéologie parfaitement adaptée à leurs préférences. Le danger de ces doctrines hybrides réside dans leur caractère moins détectable et dans le fait qu’elles s’adressent à un public plus large. En outre, la combinaison de plusieurs extrémismes a un effet multiplicateur sur leur potentiel de nuisance.

Illustrations : Philippe Joisson

Dans son dernier rapport1, la Sûreté de l’État constate que la menace de l’extrémisme de droite augmente en Belgique, de concert avec l’extrémisme antigouvernemental. Le service de renseignements civil souligne en outre le développement d’un salad-bar idéologique, « mélange d’éléments d’extrémisme de droite, d’extrémisme antigouvernemental, de misogynie et de pensée conspirationniste ».

« Il s’agit plus d’une image que d’un concept », estime Michaël Dantinne, chercheur au Centre d’étude sur le terrorisme et la radicalisation (ULiège). « L’expression a été utilisée pour la première fois par un ancien directeur du FBI pour pointer simultanément une évolution des motivations devenues composites et la difficulté de les détecter pour les services chargés de lutter contre l’extrémisme. »

Griefs et préjugés

Le phénomène se manifeste de différentes manières et consiste à adhérer à des bouts d’idéologies sans volonté d’unité, à l’image d’un patchwork. Ces idéologies deviennent dès lors moins lisibles, mais se caractérisent par le fait d’avoir des préjugés, des griefs que l’on retrouve exploités par ces différents courants de pensée. Il semble en outre qu’un nombre de plus en plus élevé de personnes qui gravitent autour de la sphère extrémiste présentent au moins un problème de santé mentale, même s’il n’est pas facile d’établir dans quelle mesure une telle pathologie influe sur tel ou tel comportement.

Les griefs personnels – un besoin d’importance insatisfait, la conscience d’une discrimination, éventuellement par procuration lorsque l’on s’identifie à un groupe discriminé, le sentiment d’injustice ou de trahison – constituent un terreau commun cognitif et émotionnel qui attend une offre idéologique. Celle-ci a, en général, une vocation descriptive (pourquoi le monde est comme ceci ou comme cela), une vocation prescriptive (ce qu’il faut faire pour y remédier) et, pour peu qu’elle soit radicale, elle utilise la catastrophe pour justifier la nécessité d’agir maintenant avec une violence légitimée. On peut comparer, en quelque sorte, la radicalisation au hardware (l’équipement informatique) et l’idéologie au software (le logiciel).

L’islamisme radical ou le nazisme étaient des courants idéologiques clairs et identifiables. On assiste aujourd’hui à une évolution vers des idéologies ouvertes, peu maîtrisées, les idées circulent et sont plus accessibles. « On peut picorer sans être adoubé et se former son propre menu d’idées radicales », souligne le professeur Dantinne. « À partir de sa lecture du monde, chacun pioche dans les différentes idéologies et peut éventuellement développer des formes de collaboration avec d’autres idéologies, ce qui peut aller jusqu’à des associations contre nature. » Par exemple, l’extrême gauche et l’extrême droite, que tout oppose, peuvent fonctionner ensemble sur le terrain de la contestation de l’État, des élites, des dirigeants, de l’establishment, notamment par le biais du populisme qui les anime.

Terreau propice aux extrémismes

Ces alliances potentiellement dangereuses se sont clairement manifestées dans le contexte de la contestation des mesures sanitaires prises lors de la crise de la Covid-19. En mai 2020 déjà, l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) avertissait que la crise du coronavirus constituait un terreau propice aux extrémismes, qui utilisent souvent les crises pour diffuser leurs idées. À la suite de la manifestation du 21 novembre 2021 à Bruxelles, à laquelle plus de quatorze organisations de diverses obédiences ont officiellement participé sous la bannière « Ensemble pour la liberté », l’Organe évoque, dans le même sens, la notion de « contre-mouvement ».

Le plus grand dénominateur commun des groupes actifs au sein de ce contre-mouvement est le rejet – à des degrés divers – des mesures restrictives de liberté comme remède à la crise de la Covid-19. Selon l’OCAM, aucune des organisations présentes ne peut être qualifiée sans équivoque d’extrémiste, tant en ce qui concerne leurs objectifs que leurs méthodes, mais quelques-unes se situent dans une zone grise. En outre, la présence de groupes extrémistes de droite a également été constatée.

Aversion pour l’autorité et la vérité

Au menu du salad-bar, on trouve des mouvements doctrinaires, à dimension sectaire ou à appétence religieuse, des courants conspirationnistes, complotistes, survivalistes, écologistes et les extrêmes droites. Ces idéologies se retrouvent dans deux éléments de jonction. Il y a tout d’abord la défiance vis-à-vis de tout ce qui représente l’autorité, la remise en cause de la légitimité des décisions de l’autorité, voire de l’autorité elle-même, gouvernement ou chef de l’État.

C’est le cas, par exemple, des Sovereign citizens aux États-Unis ou du groupe One Nation en France, qui ne sont dans leur grande majorité pas violents. D’autres formations constituent une réelle et importante menace terroriste et relèvent franchement de l’extrême droite. Ainsi, en décembre dernier, la police allemande a procédé à l’arrestation de vingt-cinq personnes appartenant à la mouvance des Citoyens du Reich (Reichsbürger), parmi lesquelles le descendant d’une longue lignée d’aristocrates, une magistrate berlinoise ex-députée d’extrême droite et d’anciens militaires d’élite, soupçonnés de préparer activement un coup d’État violent.

L’autre point de jonction relève du dissensus sur ce qui est vrai et ce qui est faux, y compris ce que la science démontre. Les experts sont d’ailleurs assimilés aux autorités, tout comme les médias mainstream. C’est le principe même du complotisme : la version officielle est fausse parce qu’elle est officielle, il faut donc avancer une vérité différente. La méfiance de ces extrémistes les pousse à se tourner vers d’autres sources d’information comme les réseaux sociaux. Les algorithmes les enferment alors dans une boucle qui est son propre renforcement.

Nécessaire vigilance proactive

« La Belgique n’est pas immunisée contre le phénomène », prévient le criminologue. « Nous avons déjà connu quelques faits qui se sont plus ou moins bien terminés. » Et de citer l’affaire Jürgen Conings, du nom de ce militaire d’extrême droite, lourdement armé, disparu des radars en mai 2021 après avoir lancé des menaces contre des personnalités politiques belges et contre le virologue Marc Van Ranst. En septembre 2022, dans la région d’Anvers, une dizaine de perquisitions ont été menées au sein des milieux d’extrême droite dans le cadre d’une enquête portant sur la détention illégale d’armes à feu. Lors de l’une de ces interventions, à Merksem, des coups de feu ont été échangés, causant la mort d’un suspect. Celui-ci, adepte des thèses survivalistes, disposait d’un arsenal impressionnant et d’importantes réserves de vivres.

Les avertissements de la Sûreté de l’État et de l’OCAM attestent que le phénomène est identifié et pris en compte. Ce que confirme le fait que la Commission européenne propose des webinaires sur le thème des idéologies hybrides au personnel de la Direction générale de la migration et des affaires intérieures. « C’est une préoccupation et ce doit l’être clairement », insiste le professeur de l’ULiège. « Agir proactivement, former les intervenants au niveau de l’autorité, mais aussi au niveau social, sensibiliser est une bonne politique, à condition toutefois de ne pas générer la paranoïa ou la peur. » Le danger de ces idéologies composites – décuplé de par leur imbrication – vient du fait qu’elles sont moins lisibles, plus difficilement détectables et que leur pouvoir d’attractivité s’exerce dans un bassin de recrutement plus large.

  1. Sûreté de l’État, « Intelligence report 2021-2022 ».

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