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De la violence
et du pouvoir sur autrui

Julien Paulus · Coordinateur du service « Éditions et Études » des Territoires de la Mémoire

Mise en ligne le 12 juin 2023

Qu’est-ce que l’extrémisme ? La réalité que ce concept recouvre reste floue tant le terme sature les champs sociopolitique et médiatique, qualifiant (ou disqualifiant) aussi bien des politiques radicaux que le militantisme féministe ou l’intégrisme religieux. Il fait partie de ce que l’historien Johann Chapoutot appelle joliment les « isthmes du contemporain », c’est-à-dire « ces récits qui survivent, à l’état parcellaire, sinon sous forme de ruines […] Ces -ismes qui permettent peu ou prou de continuer à marcher à sec »1 au milieu des vestiges des grandes idéologies du XXe siècle. Munissons-nous dès lors de nos cartes, compas et boussole, et tâchons de tracer les contours de l’isthme extrémiste…

Illustrations : Philippe Joisson

Dans son roman d’anticipation 1984, George Orwell décrit la progressive entrée en résistance de Winston Smith, membre du Parti extérieur, l’élite subalterne du Parti unique océanien. Lorsque Smith rencontre O’Brien, membre du Parti intérieur, le cœur de l’élite, il est persuadé d’avoir affaire à un membre de la Fraternité, le légendaire mouvement de résistance. Finalement arrêté, Smith se rend compte qu’O’Brien est en réalité chargé de débusquer et « rééduquer » les déviants. Lors de l’une des nombreuses séances de torture qu’il subit ensuite, Smith proclamera résister au nom d’une supériorité morale que sa posture d’opposition lui conférerait face à son oppresseur.

« O’Brien se tut. Deux autres voix parlaient. Après un instant, Winston reconnut en l’une d’elles la sienne. C’était un enregistrement de la conversation qu’il avait tenue avec O’Brien, la nuit où il s’était enrôlé dans la Fraternité. Il s’entendit promettre de mentir, voler, falsifier, tuer, d’encourager la morphinomanie, la prostitution, de propager les maladies vénériennes, de lancer du vitriol au visage des enfants. O’Brien fit un léger geste d’impatience, comme pour signifier qu’il était à peine besoin de conclure. Il tourna un bouton, et les voix se turent. »2

Ce passage terrifiant illustre l’extraordinaire plasticité de la notion d’extrémisme. La résistance de Winston Smith à un système totalitaire absolu, pour légitime qu’elle puisse paraître en première instance, se voit opposer ses propres tendances extrémistes assumées. Par le rappel de son acceptation originelle de moyens illégitimes et criminels de lutte, Smith devient l’incarnation de ces révoltes « qui cadrent parfaitement avec la logique des systèmes qu’elles prétendent combattre, et dont elles contribuent généralement à renforcer les effets »3.

Victime autant que bourreau volontaire, à la fois héros et misérable, il fait écho à toute une série de personnages contemporains qui, à un moment de leur vie, ont décidé de placer une cause, une idée ou une passion au-dessus de tout le reste. Orwell qui, lors de la guerre d’Espagne, fut le témoin direct des dérives extrémistes pouvant naître au sein d’une résistance pourtant légitime4, dévoile ici une première facette essentielle du phénomène extrémiste : il peut se développer n’importe où, parce qu’il est avant tout un mécanisme de pensée.

L’extrémisme comme pensée, comme action et comme politique

L’extrémiste fascine autant qu’il fait peur. Sa radicalité encourage la société à expulser ses manifestations hors du champ de la rationalité. Pourtant, si l’on en croit les travaux du sociologue Gérald Bronner5, la très compréhensible indignation qui nous saisit face à des actes extrémistes serait peut-être moins l’expression de la peur qu’inspireraient les actes eux-mêmes que celle selon laquelle ils pourraient malgré tout avoir un sens.

Et de fait, le profil sociologique de l’extrémiste confirme cette crainte. Loin de l’image du marginal déconnecté ou du fou incohérent, les nombreuses études sur les mouvements radicaux font apparaître un portrait-robot assez familier. Que l’on s’intéresse au profil de militants de l’IRA, des Brigades rouges, d’extrême droite ou islamistes, on voit s’esquisser la silhouette d’individus souvent issus des classes moyennes, voire aisées, au niveau scolaire relativement élevé et généralement plutôt bien insérés dans la société.

Il suffit, par exemple, de se plonger dans la biographie d’un François Duprat pour se rendre compte de l’étrange banalité apparente de ce petit professeur de lycée, issu d’une famille d’anciens résistants de gauche, et par ailleurs cheville ouvrière radicale incontournable de l’extrême droite française dans les années 1960 et 1970 et artisan principal de la création du Front national6.

Les extrémistes ne sont pas des fous. Aussi multiforme et singulière qu’elle puisse être ou paraître, la pensée extrémiste n’en est pas moins cohérente, construite et réfléchie. Elle peut autant faire l’objet d’une entrée « par paliers », comme une lente dérive semblable à celle de l’humoriste Dieudonné, que d’une sortie « maîtrisée », à l’instar d’un Alain Madelin passant facilement des opérations « coup de poing » d’Occident au libéralisme bon teint et à divers postes de ministre. Mais plus que tout, les quelques exemples qui précèdent démontrent notamment que tant la pensée que l’action extrémistes trouvent aisément à se déployer en politique.

Spécialiste des mouvements extrêmes, Christophe Bourseiller s’attelle à extraire du magma fluctuant de l’isthme extrémiste une première esquisse de définition, qu’il résume en une phrase : « L’extrémisme, c’est une idée politique, assumée jusqu’à ses plus lointaines extrémités. »7 Cette base posée, il ajoute immédiatement une dimension politique concrète, absente chez Bronner : « Partisan d’une doctrine politique poussée jusqu’à ses extrémités, qui détermine un certain nombre de comportements et de pratiques, l’extrémiste appelle à un changement radical de la société. Ce changement ne peut s’effectuer que dans la violence. »8

L’extrémisme serait donc une approche politique radicale, issue d’un mode de pensée désireux de pousser une idée à l’extrême, et ce, en usant de tous les moyens jugés nécessaires, en ce compris les plus… extrêmes. Là où le populisme relève de la rhétorique politique, capable de se greffer à toutes sortes de discours, l’extrémisme constituerait quant à lui une forme de comportement politique, susceptible de se développer à n’importe quel bord de l’échiquier politique.

Tous extrémistes ?

La définition de Bourseiller a l’avantage de proposer une grille interprétative utile à l’analyse politique. Mais en ces temps où les contestations sociales et sociétales, souvent progressistes, fleurissent un peu partout, mobilisant des moyens dont la radicalité, voire la violence, n’est pas totalement exclue, faut-il verser ces dernières dans la catégorie de l’extrémisme ? Y a-t-il une frontière qui permettrait de distinguer la forme des luttes, entre extrémisme inquiétant et détermination parfois nécessaire ? Après tout, bon nombre de conquêtes sociales ont été obtenues au terme de combats dans certains cas radicaux.

George Orwell, encore lui, nous fournit peut-être la clé de ce casse-tête, avec sa notion de common decency. Il s’agit de cette forme d’empathie spontanée, sans laquelle « une rébellion ne procède pas de cette “colère généreuse” qui animait par exemple un Dickens », et que l’on trouve, selon Orwell, chez l’homme que le pouvoir indiffère et « qui n’éprouve guère le besoin, pour exister à ses propres yeux, d’exercer une emprise violente sur ses semblables »9.

L’ultime caractéristique qui définit l’extrémiste serait peut-être bien, in fine, sa fascination pour le pouvoir et le potentiel de violence sur autrui que celui-ci pourrait lui conférer.

  1. Johann Chapoutot, Le grand récit : introduction à l’histoire de notre temps, Paris, PUF, 2021, p. 259.
  2. George Orwell, 1984, Paris, Folio, 2015, pp. 332-333.
  3. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste Tory, Paris, Flammarion, coll. « Climats », 2008, p. 154.
  4. Voir Louis Gill, George Orwell, de la Guerre civile espagnole à 1984, Paris, Lux, 2011.
  5. Gérald Bronner, La pensée extrême : comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, PUF, 2e éd., 2016, pp. 122-123.
  6. Lire Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, François Duprat : l’homme qui inventa le Front national, Paris, Denoël, 2012.
  7. Christophe Bourseiller, L’extrémisme : une grande peur contemporaine, Paris, CNRS, 2012, p. 37.
  8. Ibid., p. 38.
  9. Jean-Claude Michéa, op. cit., pp. 154 et 162.

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