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Protéiforme,
l’islamisme violent
se fragmente

Achille Verne · Journaliste

Mise en ligne le 13 juin 2023

En recul, le terrorisme islamiste n’a pas rendu pour autant les armes. À ses côtés, d’autres formes de menace apparaissent, promettant bien des nuits blanches aux services de renseignements et de l’antiterrorisme.

Illustrations : Philippe Joisson

En août 2022, l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) – service chargé par la loi du 10 juillet 2006 de l’analyse de la menace en matière de terrorisme et d’extrémisme – notait que 218 signalements en lien avec le terrorisme ou l’extrémisme avaient été dénombrés en Belgique pendant l’année. « Un peu plus de 50 % de ces menaces ont été évaluées d’un niveau faible. Un tiers ont été jugées d’un niveau moyen. Moins d’un dixième ont, à un moment donné, été jugées graves. Une menace a été évaluée très grave et imminente. Le niveau général de la menace est resté au niveau 2, moyen, pendant toute l’année », peut-on lire dans le rapport 2021 de l’OCAM.

Le maintien du niveau 2 (sur une échelle de 4), cela signifie-t-il « circulez, il n’y a (plus) rien à voir » ? Ce serait aller un peu vite en besogne. Mais il est évident que la menace liée au terrorisme islamiste est loin du niveau atteint au milieu de la décennie précédente, lorsque tout faisait de la Belgique une cible de choix, au même titre que la France, l’Allemagne ou l’Angleterre.

Un moindre risque

« La menace du terrorisme islamiste est plus faible qu’en 2015-2016, moment où l’État islamique est à son apogée », confirme Thomas Renard, le directeur de l’International Centre for Counter-Terrorism (ICCT), un think tank installé à La Haye. « À cette époque, la Belgique et le reste de l’Europe font face à une menace sans précédent. Daesh – qui comptera jusqu’à 100 000 membres – entraîne ses soldats au combat armé et à la préparation d’attentats, avant de les redéployer sur le terrain européen. Bien qu’elle ait été rencontrée auparavant avec l’Afghanistan ou la Bosnie, cette situation n’avait jamais atteint une telle ampleur. Jamais autant d’Européens n’avaient été présents sur zone. Aujourd’hui, le risque est moindre. »

Daesh, il est vrai, a bénéficié d’un pouvoir d’attraction sans précédent. 400-500 Belges peut-être ont rejoint l’organisation politico-militaire salafiste pour mener le djihad. Ils sont originaires de Bruxelles, de Vilvorde ou de la banlieue d’Anvers. Un billet d’avion low cost pour la Turquie, un bus jusqu’à la frontière turco-syrienne, des passeurs bien préparés, et les voilà qui rejoignent l’État islamique, cette organisation hyper-médiatisée qui répand ses vidéos sanglantes sur les réseaux sociaux. Rapidement, leur retour au pays inquiète. En 2013, Didier Reynders, alors ministre des Affaires étrangères, dit publiquement craindre l’importation d’une violence terroriste en Europe. Les attentats de Paris, Bruxelles, Copenhague ou encore Berlin lui donneront raison.

Depuis, l’État islamique a été vaincu par la coalition internationale en Syrie et en Irak. Formée dans un premier temps par 22 pays combattant sous l’égide des États-Unis, elle a répondu à la résolution 2170 de l’ONU qui condamne les actes terroristes de Daesh. La guerre, essentiellement aérienne, qu’a menée la coalition a fini par avoir raison du « califat ». Cette issue a inévitablement fait retomber la tension de plusieurs crans en Europe.

Dans son dernier rapport, Europol note ainsi qu’il y a eu « en 2021 15 incidents à caractère terroriste dans les États membres de l’Union européenne. Le nombre total d’attentats en 2021 est très inférieur à celui des années précédentes, en raison d’une baisse considérable du nombre d’attentats signalés comme relevant du terrorisme de gauche. Entre 2019 et 2021, 29 complots djihadistes ou d’extrême droite ont été déjoués dans l’UE ».

Des Belges toujours présents en Irak

Mais Daesh n’est pas mort pour autant. « Certains Belges sont toujours présents en Irak », rappelle Thomas Renard. « Des femmes vivent dans des camps, des hommes sont en prison. Une trentaine de Belges affiliés à al-Qaida se trouvent dans la région d’Erbil, à l’est de Mossoul. D’autres, qui se sont rangés aux côtés de l’État islamique, sont présents dans le Sud-Est irakien. Certains pourraient agir via des proches comme propagandistes en Belgique ou y planifier un retour clandestin avec des intentions particulières. »

Il faut aussi tenir compte du risque que représentent les djihadistes rentrés en Belgique. « 140 Belges sont revenus », poursuit Thomas Renard. « La moitié d’entre eux ne présentent plus de danger. Ils sont désillusionnés, vaccinés par ce qu’ils ont vécu en Syrie ou en Irak. L’autre moitié est en prison ou en est sortie. Ceux-là semblent sur la voie du désengagement. »

La menace représentée par ces returnees reste en partie liée aux soubresauts de la géopolitique. « On ne sait pas comment ils pourraient se profiler si l’État islamique ou al-Qaida devaient redevenir des acteurs de poids. On sait en revanche que certains vétérans agissent comme de nouveaux entrepreneurs du djihad. C’est une petite minorité. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir vivre en pleine clandestinité », nuance le directeur de l’ICCT.

Récemment, plusieurs vagues d’arrestations ont rappelé à la Belgique que la menace islamiste reste bien présente, quoiqu’en recul. Le 4 mai dernier, la police a arrêté 7 personnes présentées comme de « fervents partisans » de l’organisation État islamique et soupçonnées de préparer un attentat dans le pays. Les suspects sont « pour la plupart d’origine tchétchène ». Trois d’entre eux sont de nationalité belge. Auparavant, d’autres arrestations du même type avaient eu lieu en Flandre, à Bruxelles et dans la région de Liège. L’automne dernier, Yassine M. avait également tué un policier à Schaerbeek en criant, selon un témoin, « Allahou Akbar ». Ces faits démontrent que la menace représentée par le terrorisme islamiste peut trouver de nouveaux adeptes, et être portée par de petits groupes ou par des individus solitaires.

« L’image d’un djihad cool »

Le monde occidental n’est donc pas débarrassé de l’État islamique. Thomas Renard explique au contraire que « l’AIVD, la Sûreté de l’État néerlandaise, estime que la menace est en train de remonter d’un cran. Son analyse est que l’organisation État islamique est en train de gagner en puissance en Afghanistan et qu’elle peut redevenir une nuisance en Europe. C’est bien sûr une conséquence du retrait américain et européen. Mais à ce stade, aucun territoire n’a remplacé l’Irak et la Syrie comme “zone quatre-étoiles” du djihad. Le djihad du peuple peul ne parle pas aux jeunes des quartiers. L’État islamique avait réussi à faire passer l’image d’un djihad cool ».

Résumer la menace islamiste à Daesh ou à al-Qaida serait toutefois une erreur. Celle-ci est par nature protéiforme, donc difficilement cernable. Dans son rapport, l’OCAM note ainsi que « la grande majorité des signalements de menace concernent un profil de lone actor. Il s’agit dans ce cas d’un individu qui souhaite agir seul. La plupart de ceux-ci n’ont aucun lien structurel avec des groupes terroristes ou extrémistes […]. Un tiers des signalements ressortent d’une idéologie djihadiste. Un peu plus d’un dixième des signalements relèvent de l’extrémisme de droite. Plusieurs menaces sont issues de l’étranger, certains régimes visant des opposants présumés en Belgique. Pour un nombre significatif de signalements parvenus à l’OCAM, la dimension idéologique soutenant la menace n’est pas connue ou est sujette à caution ».

On sait aussi que les autorités belges se sont beaucoup inquiétées du départ de volontaires pour le front ukrainien, postulant sur le fait que cette épopée impliquerait des membres de l’extrême droite susceptibles de régler leurs comptes avec l’État à leur retour. Cette crainte semble aujourd’hui s’être estompée.

Terrorisme d’État

Le dossier Vandecasteele met par ailleurs en évidence une autre forme de menace : le terrorisme étatique, en l’occurrence celui qu’exerce ici Téhéran. Aux bombes désamorcées lors de l’attentat raté de Villepinte en 2018 – attentat concocté par le « diplomate » iranien Assadolah Assadi – ont répondu une prise d’otage et un chantage qui ne se sont pas limités à faire pression sur l’ancien travailleur humanitaire Olivier Vandecasteele et sur ses proches, mais ont obligé la démocratie à passer sous les fourches caudines d’un État voyou. La Belgique n’a eu effectivement d’autre choix que de négocier avec l’Iran un traité de transfèrement de personnes condamnées, la Cour constitutionnelle rejetant in fine le recours en annulation déposé par des opposants à Téhéran.

« Villepinte est l’arbre qui cache la forêt », insiste Thomas Renard. « Cet attentat raté n’est pas un phénomène isolé. Les Iraniens ont été très actifs en Europe à travers leur réseau d’ambassades. La nouvelle géopolitique va vers une confrontation entre puissances. On n’est plus dans la configuration post-2001 où tout le monde se serrait les coudes pour lutter contre le terrorisme. Aujourd’hui, les États ne le combattent plus que lorsqu’il touche à leurs intérêts. Dans certains cas, au contraire, ils instrumentalisent indirectement des groupes terroristes comme le fait la Russie au Sahel afin d’organiser le chaos. Ou ils interviennent directement comme l’a fait l’Iran à Villepinte. On revient à une dominante du terrorisme de la guerre froide. Un outil parmi d’autres de la lutte que se livrent les grandes puissances. »

Mission impossible

Cet inventaire plaide pour que les services de renseignements et de l’antiterrorisme restent au taquet. La mise entre toutes les mains de l’intelligence artificielle (ChatGPT) promet de développer comme jamais les propagateurs de la haine sur le Web. Et pourtant, par un effet classique de vases communicants, l’attention se porte aujourd’hui sur d’autres cibles devenues prioritaires. Des moyens sont davantage accordés à la lutte contre le trafic de stupéfiants et le grand banditisme qui rayonnent depuis le port d’Anvers, avec pour conséquence que la lutte contre le terrorisme islamiste passe au second plan.

La menace reste cependant bien réelle. « Elle évolue et se parcellise comme le fait la société », conclut Thomas Renard. « Ce ne sont pas les sectes ou d’autres mouvements d’inspiration religieuse qui inquiètent l’antiterrorisme, mais l’extrême gauche, l’extrême droite, les anarchistes, les misogynes, les environnementalistes radicaux… autant de groupes susceptibles d’abriter dans leurs rangs des individus prêts à recourir à l’action violente. Or placer sous surveillance chacune de ces mouvances paraît impossible. C’est aussi cela la menace. »

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