La tartine

Accueil - La tartine - Les crises sont-elles nécessaires? - Peut-on encore parler de crise ?

Peut-on encore
parler de crise ?

Olivier Borraz · Chercheur CNRS au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po

Mise en ligne le 15 juin 2022

Nos sociétés seraient aujourd’hui menacées par des crises rampantes, renforçant un mouvement vers un monde toujours plus instable et incertain. Mais peut-on encore parler de crise lorsque ces situations se multiplient? Et d’abord, comment détermine-t-on ce qu’est une crise?

Illustrations : Julien Kremer

Depuis peu, la communauté académique et l’univers des gestionnaires de crise discutent d’une nouvelle notion : la crise rampante, ou larvée, issue de l’expression anglaise de creeping crisis. Nos sociétés seraient ainsi menacées par des situations à bas bruit, susceptibles à tout moment de dégénérer en une rupture violente : le changement climatique, les déchets plastiques ou les antibiorésistances seraient quelques-unes des crises rampantes qui nous menacent. La pandémie de Covid-19 entrerait également dans cette catégorie, pour la période qui s’étend des premiers signaux d’alerte en Chine à la fin 2019 à la reconnaissance de la crise en mars 2020. La notion n’est pas sans rappeler celle de risque émergent, populaire il y a une dizaine d’années dans les mêmes cercles. Celle-ci renvoyait aussi à cette idée d’une multiplicité de sources de déstabilisation, déjà là, attendant le moment d’éclore. Dans les deux cas, il est souhaité des organisations qu’elles investissent dans l’identification de ces risques émergents ou crises rampantes, afin d’en prévenir l’occurrence ou d’en limiter les dégâts.

Toutefois, dès lors que l’on cherche à en établir la liste, il s’avère que ces crises rampantes sont nombreuses et, à vrai dire, potentiellement sans fin. Il suffit de réfléchir au monde qui nous entoure pour relever nombre de situations qui pourraient conduire à une rupture profonde dans le cours normal des choses. Cette notion entretient, en outre, la croyance dans le fait que ces phénomènes sont déjà là ; l’enjeu principal tient alors à leur identification à temps. Or c’est précisément cette croyance qu’il convient de mettre en cause, car elle méconnaît tout le processus qui mène à désigner une situation, un événement, un phénomène en tant que crise. Autrement dit, elle contribue à naturaliser des moments de rupture sans prendre en compte tout le travail de qualification qui en vient à le définir comme une crise.

Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, Covid-19 : une crise organisationnelle, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, 136 pages.

Covid-19 : un moment de basculement

Avant de poursuivre, penchons-nous brièvement sur le contexte dans lequel la notion de crise rampante émerge. La crise liée à la pandémie de Covid-19 a ébranlé les procédures et dispositifs sur lesquels était adossée la gestion de crise. D’abord parce que la France, comme d’autres pays, a fait le choix de ne pas s’appuyer sur ces procédures et dispositifs, au motif que cette pandémie était trop unique. Ensuite, car par sa durée même, parler de crise ne va plus de soi, tant cette notion demeure associée à l’idée d’une situation temporaire avec une fin clairement définie. Enfin, il a suffi que la pandémie soit reconnue comme une menace sérieuse au début de l’année 2020 pour que la crise des migrants qui guettait l’Europe disparaisse de l’agenda public ; pour être par la suite remplacée tout aussi brutalement au printemps 2021 par la guerre en Ukraine. Ces situations nous rappellent que l’agenda public fait toujours preuve d’autant d’étroitesse dans sa capacité à traiter simultanément plusieurs sujets majeurs. Tandis que le changement climatique, qui présente tous les signes d’une crise en cours, ne donne pas lieu au même degré de mobilisation. Bref, la notion de crise rampante émerge au moment où de nombreux experts et acteurs de la crise prennent conscience des limites des outils cognitifs avec lesquels ils travaillaient depuis des années, incapables de saisir des situations bien plus complexes, diffractées et diluées que ce qui était traditionnellement associé à l’idée de crise, entendue comme une situation de rupture brutale mais limitée dans le temps.

L’apparition de la notion de crise rampante constitue par conséquent un indicateur d’une évolution plus profonde dans nos manières de penser normalité et rupture, en nous obligeant à prendre acte de ce que les frontières entre ces deux termes sont devenues fluides et poreuses, dès lors que les situations critiques se multiplient, s’entremêlent et s’inscrivent dans la durée.

Qu’est-ce qu’une crise ?

Pour revenir à notre propos initial, le fait de s’interroger sur ce qui fait crise n’est pas nouveau. Pour des auteurs comme Michel Dobry1, Claude Gilbert2 ou Arjen Boin3 notamment, qualifier une situation de crise est un processus qui ne va jamais de soi ; il s’agit fondamentalement d’un acte de pouvoir. Janet Roitman, en particulier, dans son ouvrage Anti-Crisis pointe le fait que nommer la crise n’est pas un acte anodin, mais bien un choix qui engage un ensemble d’effets : elle détermine l’origine et la nature de la crise (crise de quoi, crise pour qui) ; elle marque une rupture, puisque déclarer la crise revient à décider que le cours normal des choses est interrompu, justifiant des mesures extraordinaires ; enfin, elle rend possible l’exercice de la critique quant aux origines mêmes de la crise4.

Ces auteurs insistent tous sur le fait qu’est crise toute situation qui menace des valeurs fondamentales auxquelles sont attachés des individus, groupes ou organisations. L’occurrence d’un événement, quel qu’il soit, conduit à s’interroger sur ses conséquences, et c’est parce que celles-ci menacent les valeurs inscrites dans des institutions que l’on parle alors de crise.

Des valeurs plurielles en crise

Mais qui décide que des valeurs sont menacées ? Sur quelles bases ? On est ici au cœur de la question. Si la littérature a bien insisté sur le fait que déclarer et nommer une crise pouvait être sujet à débat, ce constat n’était pas arrivé jusqu’aux gestionnaires de crise. Pour ces derniers, déclarer une crise (et déclencher les dispositifs qui y sont consacrés) lors d’un attentat, d’un ouragan ou d’un accident industriel allait de soi. Quand bien même ces phénomènes pouvaient conduire à des effets indirects sérieux – que l’on pense à leurs effets sanitaires à long terme –, ceux-ci ne relevaient pas, à proprement parler, de la crise.

Avec la pandémie de Covid-19, ce processus de qualification devient un problème. Car si en France, comme dans de nombreux autres pays, il va initialement de soi qu’il s’agit d’une crise sanitaire, très vite les mesures prises pour combattre la pandémie produisent des effets de rupture majeurs sur le plan économique, social et même sanitaire (hors Covid). Lorsque l’on évoque cette crise, on tend souvent à en imputer les effets au virus, alors que ce sont les mesures prises pour limiter sa circulation qui sont à l’origine des répercussions les plus déstabilisatrices. En disant cela, il ne s’agit pas de récuser ces mesures, mais de pointer du doigt le fait que déclarer et qualifier la crise ne sont pas des actes anodins : en qualifiant la crise de sanitaire, qui plus est menaçant le système hospitalier, les autorités ont été conduites à prendre des mesures pour protéger les hôpitaux ; ces mesures ont ensuite provoqué des effets profonds dans de multiples autres secteurs de la société, que l’on peut également définir comme crises. Mais les acteurs cherchant à ce que ces crises dérivées soient reconnues se sont heurtés à la difficulté de faire valoir leur cause, sous peine de suggérer que la crise principale ne serait pas que sanitaire et que ses victimes ne se résumeraient pas aux seules personnes atteintes par le virus.

Ce que révèle cette crise, et par conséquent permet de mieux comprendre les enjeux autour de la qualification de ces situations, ce sont précisément ces enjeux de valeur. Lorsque l’on qualifie une situation de crise, les principes qui sont mis en cause ainsi que les victimes (réelles ou potentielles) sont clairement identifiables – du moins pour ceux qui nomment la crise. Mais quand la situation dure, cette identification devient plus compliquée. D’autres principes apparaissent alors menacés : justice sociale, éthique, santé publique pour n’en citer que quelques-uns. Pourtant, il est difficile de les mettre en balance. Pourquoi ?

Gouverner (par) les crises

Comme cela a été dit plus haut, la déclaration de crise découle de la conviction que partagent des acteurs ou des organisations qu’un événement qui vient de se produire est susceptible de porter atteinte à des valeurs fondamentales. Or avec la pandémie de Covid-19, et plus encore le changement climatique, on voit s’affronter des individus, groupes et organisations qui défendent des valeurs distinctes et parfois diamétralement opposées. Toute la difficulté de ces situations tient à ce que ces valeurs sont, d’une certaine manière, incomparables. Cela souligne de ce fait le caractère très politique de cette qualification, et simultanément le risque qu’elle revêt pour les pouvoirs publics. Lorsque la crise est limitée dans le temps, avec un commencement et une fin clairement identifiés, les pouvoirs publics ont la capacité de définir les valeurs qui sont menacées et les solutions qui s’imposent. Quand la crise se prolonge, et plus encore quand elle est rampante, il devient plus difficile de déterminer quelles valeurs exactement sont menacées ; et davantage de justifier de porter atteinte à certaines d’entre elles, par exemple les libertés publiques, au nom de la protection d’autres valeurs, par exemple la sécurité ; faute de disposer de métriques communes pour les comparer ou d’institutions capables d’opérer cette mise en balance. Il devient également plus compliqué de déterminer ce qui précisément est en crise et de justifier cette décision sur la base de principes reconnus.

Autrement dit, et pour conclure, qualifier une situation de crise ne va plus de soi. Avec la notion de crise rampante, cette qualification devient encore plus ardue car elle ne requiert plus l’existence d’un événement déclencheur, pour ne retenir qu’une situation déjà là qui menace des valeurs auxquelles sont attachés certains individus, groupes ou organisations. Or faute d’une réflexion, qui est fondamentalement de nature politique, sur la manière dont se décide une crise, le risque est grand de voir ces situations demeurer à bas bruit jusqu’au moment où il est trop tard pour réagir autrement qu’à l’aide de mesures autoritaires. Ou bien, au contraire, de voir se multiplier les déclarations de crise pour des situations qui menacent principalement certaines valeurs jugées plus importantes que d’autres.

  1. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
  2. Claude Gilbert, Le pouvoir en situation extrême, Paris, L’Harmattan, 1985.
  3. Arjen Boin, Magnus Ekengren, Mark Rhinard, « Hiding in plain sight : conceptualizing the creeping crisis », dans Risk, Hazards & Crisis in Public Policy, 12 avril 2020, pp. 116-138
  4. Janet Roitman, Anti-Crisis, Durham, Duke University Press, 2013.

Partager cette page sur :