La tartine

Le temps des crises

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 15 juin 2022

Les crises à répétition signeraient-elles le destin de notre société ? C’est du moins ce qu’il semblerait si l’on s’en réfère à l’actualité : crise sanitaire, crise politique, crise de confiance, crise entre des États, entre les valeurs ou visions du monde. Cette succession de crises multiples est-elle toutefois un phénomène nouveau ? N’y a-t-il pas une certaine périodicité de celles-ci qui serait liée au fait qu’un système ait fait son temps ?

Illustrations : Julien Kremer

Si une crise peut signifier un état passager qu’une société se doit de traverser pour évoluer (un peu comme la crise de l’adolescence), une crise peut aussi, si elle n’est pas résolue, signifier le début de l’effondrement d’une société. Les exemples sont multiples et tiennent à différents facteurs. Jared Diamond, dans son célèbre essai, qui vise à prévenir l’effondrement possible de notre civilisation en étudiant les causes de disparition des sociétés passées, en décompte cinq : des dommages environnementaux, un changement climatique, des voisins hostiles, des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux et, enfin, les réponses apportées par une société à ces problèmes1.

Une crise en soi n’a donc rien d’extraordinaire, mais il n’en reste pas moins que, faute d’être traitée correctement, elle peut signifier le terme d’une société. La crise hésite entre la chrysalide du changement et les chrysanthèmes de la fin. Or étant donné que notre monde est globalisé, l’issue des crises engage ni plus ni moins le futur de l’humanité.

Des apparences de solution

La façon dont on va répondre à la crise nous paraît particulièrement importante. Pour en sortir, il faut mettre en œuvre des solutions, mais si celles-ci ne sont pas suffisamment pensées, on quitte une crise pour entrer dans une autre.

Certaines solutions apparentes déplacent les problèmes plus qu’elles ne les règlent. C’est en se donnant l’air de faire face à la crise climatique par une taxation du prix du carburant à la pompe que Macron a provoqué une crise de confiance massive de la population qu’une telle mesure aurait précarisée davantage. La réponse inadéquate en matière de justice sociale à la crise environnementale a déclenché la vague des Gilets jaunes.

Comment comprendre cette succession de crises ? Notre hypothèse est la suivante : du fait de l’accélération à laquelle nos sociétés sont confrontées, les décideurs politiques ne se donnent pas le temps de prendre la juste mesure d’une crise. Le progrès technique et la croissance économique font que le rythme de nos sociétés a évolué à un point tel qu’en l’espace d’une génération la condition humaine change de façon palpable. Il semblerait que nous soyons forcés de nous adapter non plus à monde naturel relativement stable, mais à un milieu social reconfiguré par une technique en perpétuelle évolution – ce qui rend d’ailleurs le monde naturel de plus en plus instable.

Un train de vie problématique

Les crises provoquées par l’accélération de nos rythmes de vie sont de trois types pour Hartmut Rosa : crise écologique, crise démocratique et crise psychologique (dont le symptôme est l’augmentation exponentielle du cas de burn out). Elles traduisent toutes un problème relationnel. Selon le sociologue et philosophe allemand, « la première crise signale un dérèglement du rapport entre l’Homme et son “environnement” non humain ; la deuxième, un trouble de la relation au monde social ; la troisième, une pathologie dans le rapport subjectif à soi »2.

Clairement, l’accélération a cessé de nous emballer. Mais la foi en la technique permet toutefois d’ignorer ces difficultés et de traverser les crises. À entendre certains, l’ingénierie verte devrait à terme régler le problème environnemental en utilisant des énergies renouvelables. L’interface numérique rapprocherait le monde politique du peuple. Quant au rapport à soi, un meilleur contrôle de sa vie par l’intermédiaire d’applications pourrait prévenir le burn out en nous dispensant d’avoir à mémoriser toute une série de choses.

Dans cette optique, la technique est la solution quoi qu’il advienne. D’ailleurs, si la situation n’est pas stable, cela n’infirme en rien le bien-fondé de la technique. Le dogme du progrès a en effet pour implicite que la stabilité n’est pas un ordre à reproduire, mais le point de fuite de nos prétendues avancées. Il faut donc faire avec les crises. À la limite, si l’on accélère suffisamment le rythme de nos sociétés, on ne percevra même plus ces crises. On n’aura plus le temps de penser, occuper que nous sommes à dépenser. Du côté du monde économique, c’est d’ailleurs le solutionnisme qui prime. Cela veut dire que la solution précède le problème. Il s’agit de satisfaire des besoins avant même qu’ils ne se formulent. L’accélération atteint ici son summum.

Mais ce solutionnisme a un envers. La société d’hyperconsommation prépare le lit de crises futures en rendant intolérable l’idée de frustration. Y compris dans les pays riches, derrière un niveau de vie croissant, les crises crissent. Les indices de bien-être ne cessent de diminuer, quand bien même le produit intérieur brut décolle. Ne faudrait-il pas ralentir la cadence ? Arrêter de croire en ce qui croît ? Voir dans les crises des remises en cause et non de fâcheux contretemps ?

La nécessité d’un traitement de fond

Faut-il agir sur les effets d’une crise ou en chercher les causes ? À force de se cantonner aux conséquences sous prétexte d’intervenir dans l’urgence, les politiques nous font danser la Saint-Guy. Faute d’être pris à la racine, les problèmes alimentent un réservoir de crises variées.

Des liens complexes articulent ainsi la crise environnementale à la pandémie de coronavirus. L’empiétement sur les milieux naturels, la disparition d’espaces tampon et la multiplication des communications ont rendu la propagation du virus plus importante. Le fait d’habiter dans une zone urbaine polluée semble par ailleurs accroître significativement son taux de mortalité. On voit dès lors que si la pollution n’est pas responsable en tant que telle de l’émergence du virus, elle a facilité sa diffusion et augmenté sa létalité. Les causes des crises actuelles sont ainsi multiples. Mais à un niveau ou à un autre, ne retrouve-t-on pas toujours une mauvaise prise en compte du milieu ? Il y aurait alors comme une constellation de crises autour de cette question du milieu.

La crise scolaire tient aussi en grande partie au fait d’une école coupée de celui-ci par des impératifs néolibéraux. L’introduction du numérique ne changera rien à cette déconnexion tant qu’on n’enseignera pas ce que signifie un milieu technique.

La crise identitaire est également dépendante de la perte de lien avec le milieu. Sommé de trouver en lui une identité sans référence à un milieu extérieur, l’individu en crise ne sait plus à quel saint se vouer et, faute de se réaliser, il se radicalise en diabolisant un ennemi supposé.

La déconnexion du milieu naturel et humain est ainsi le fondement récurrent des crises qui nous affectent. La crise écologique est dès lors bien plus profonde qu’une crise des milieux naturels. Il s’agit d’une crise de tous ces espaces relationnels où l’individu croise son autre qu’il soit humain ou non-humain. Il serait donc naïf de croire qu’une solution durable au problème climatique nous garantirait contre toute crise. On pourra toujours détacher ses idées du réel et, au nom de celles-ci, s’en prendre fanatiquement aux autres. En quoi l’influence des idéologues Iline et Douguine sur Poutine serait déforcée du fait d’une solution écologique durable à la crise climatique ? En revanche, une reconnexion à l’environnement envisagé en un sens plus large pourrait être une issue. Toute idéologie n’est-elle pas le fruit d’un manque de connexion au réel, à la souffrance des uns et des autres ?

Les politiques qui doivent répondre d’une crise ne répondront pas à cette crise s’ils ne font ce patient travail de reconnexion en cherchant à comprendre l’origine et la conséquence des problèmes. Peut-on dès lors se contenter d’une réaction urgentiste à la déconnexion provoquée par l’accélération de nos sociétés ? Les politiques ne se donnent plus le temps d’une réflexion de fond, il se donne plutôt celui de ne jamais s’arrêter en se prêtant au jeu de l’info en continu et des lobbies économiques. Mais si les décisions hâtives sont à déplorer, peut-on décemment prôner le fait de prendre le temps en période de crise ou de guerre ?

Le concept de résonance

La réflexion de Hartmut Rosa, qui a théorisé l’idée d’accélération dans nos sociétés, me semble ici pertinente. Plutôt qu’argumenter en faveur de la décroissance ou de la décélération, il prône la résonance, le fait d’avoir un rapport harmonieux et attentif à son environnement. Si Poutine était moins coupé du monde, aurait-il envisagé la guerre qu’il a menée ? Si la société était plus en résonance avec le milieu naturel, les gens auraient-ils développé aussi massivement les comorbidités responsables des cas graves de Covid-19 ? Mais si l’absence de résonance peut éclairer les causes d’une crise, la résonance est-elle pour autant une solution à la crise ? Peut-on faire le choix de la résonance ? Il faut alors se méfier d’une écologie de surface (voire de grande surface) faite de petits gestes qui cachent mal une dissonance plus profonde avec le monde. Si étymologiquement, la crise renvoie à la nécessité de discerner et de poser un choix, la résonance se doit de faire preuve de clairvoyance. Il s’agit de faire résonner, non pas quelques gestes isolés, mais de faire en sorte que la société en sa globalité soit en harmonie avec l’environnement. Pour ce faire, il faut discerner des solutions de repli et avoir le courage de mettre sur la table des options qui imposent de repenser l’ensemble de la société. Voici quelques exemples concrets de questions qu’il serait bon de se poser pour prévenir des crises futures : n’est-il pas hypocrite d’interdire l’accès aux villes pour les modèles anciens de voiture alors que le kérosène des avions ne fait l’objet d’aucune taxe ? Doit-on continuer à consulter des bureaux de conseil qui minent l’adhésion du peuple au politique ou inclure la société civile dans nos modes de gouvernance ? Ne peut-on revoir la convention de Genève pour y intégrer le cas des réfugiés climatiques et devancer un chaos prévisible dans le secteur de l’asile ? Les crises nécessitent avant tout des réponses, si possible, anticipées.

  1. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006.
  2. Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2021, p. 8.

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