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Dans le tourbillon pandémique

Sabine Schrader · Journaliste

Mise en ligne le 15 juin 2022

Dans l’histoire de l’humanité, les grandes épidémies ont toujours été synonymes de crises. Avec la Covid-19, c’est tout un imaginaire de peur, de quarantaines, de rumeurs, de balbutiements de la médecine que l’on croyait définitivement appartenir au passé qui s’est invité dans nos existences pour en bouleverser leur cours. Éperdument confiant en l’idéologie du progrès, l’être humain s’est-il cru invincible ? La dernière pandémie lui a prouvé le contraire.

Illustration : Julien Kremer

Dans le prologue de son ouvrage consacré à l’histoire des pandémies1, l’historien Henri Deleersnijder constate que malgré les siècles qui les séparent, elles ont pourtant bien des points communs. Dans un premier temps vient le déni de la réalité caractérisé par l’hypocrisie ou les atermoiements des autorités, qui craignant d’affoler la population, relativisent la gravité du mal. Ensuite viennent la recherche d’un bouc émissaire, puis les croyances et rumeurs diverses – religieuses au Moyen Âge, politiques au XIXe siècle, complotistes au XXIe siècle – ainsi que le dilemme opposant les tenants de mesures drastiques de quarantaines aux partisans de la liberté économique. Pourtant, face à chaque nouvelle crise, l’être humain semble frappé d’amnésie.

Quand les épidémies décident du cours de l’Histoire

Rien que par le nombre de victimes qui y succombent, les épidémies ont eu le pouvoir d’affaiblir des populations entières. Entre 430 et 26 avant Jésus-Christ, lors de la peste d’Athènes, un tiers de la population de la cité attique disparut, favorisant la montée en puissance de sa rivale, Sparte. À partir de la fin 165, une autre épidémie (probablement de variole) marquera le règne de Marc Aurèle. Celle-ci se répandit dans tout l’Empire romain, profitant d’un réseau de communication dense et étendu. Enfin, entre 249 et 262, une nouvelle vague épidémique parcourut cet Empire, qui précipita son affaiblissement. La terreur dans laquelle ses populations sombrèrent favorisa l’émergence des religions eschatologiques, dont le christianisme. Cette impression de fin du monde fut amplifiée par l’apparition d’un « petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive ». Byzance, amoindrie, ne résistera guère plus longtemps que Rome, succombant en définitive face à la conquête arabe. Un événement qui marque définitivement la fin de l’Antiquité.

La peste noire, qui sévit dans nos contrées au XVIe siècle, et provoqua un effondrement démographique, fut tenue pour responsable du déclin de l’usage du latin et du grec. En effet, les clercs et les gens lettrés, qui parlaient les langues anciennes, étaient aussi ceux qui pratiquaient la médecine et qui furent donc les plus exposés. Lors de la conquête de l’Amérique, les Européens apportèrent des maladies avec lesquelles les Amérindiens n’avaient jamais été en contact. En l’espace de quelques années, entre 85 et 95 % de ces populations vont disparaître, pour cause de variole, typhus, rougeole ou grippe. Et avec eux, c’est une civilisation presque entière qui est rayée.

L’éternelle question du commerce et de l’intérêt économique

Dès l’Antiquité, les premières grandes épidémies se développent à la faveur d’une urbanisation importante, mais également à cause d’expansion économique et territoriale, qui favorise les échanges entre populations. C’est très clair lors de l’épidémie de peste du XIVe siècle : la progression de la maladie suit le trajet des marchands et de leurs échanges commerciaux, au gré des fleuves et des mers. Devant l’ampleur et la vitesse de propagation de la maladie apparaissent les premières mesures de quarantaine, avec leur corollaire, la privation des libertés, dénoncée au nom de la poursuite des échanges commerciaux. Un débat qui fait écho de nos jours : « Nous ne tenons pas compte des exemples du passé et nous sommes dans un processus déniant que ces questions se sont déjà posées, mais que nous en avons oublié l’enseignement », constate le psychanalyste Roland Gori2. « N’oublions pas que lorsque aujourd’hui, nous parlons de la tyrannie des mesures sanitaires qui viennent entraver la vie sociale et économique, on avait le même discours en 1798 à New York lorsqu’on évoquait la quarantaine qui venait entraver le commerce… Même chose en 1720 à Marseille lorsqu’on a fait entrer dans le port un bateau infecté par la peste au nom de l’intérêt commercial et marchand ! […] Et de façon similaire en 1832 et en 1849, à New York, on a refusé la modification du système de réapprovisionnement de l’eau pour pouvoir permettre des économies d’impôts aux New-Yorkais, quitte à ce que plusieurs centaines de milliers en meurent. Aujourd’hui, on voit bien comment dans nos pays européens l’externalisation dans la fabrication des masques, des réactifs, des respirateurs… a coûté beaucoup plus qu’elle n’a rapporté. Pour faire le lien avec la question de l’Histoire, on voit bien comment le court terme nous coûte cher alors qu’il serait censé être plus rentable. »

Progrès médicaux et recul des superstitions

Entre 1348 et 1720, l’Europe connaîtra plusieurs longs épisodes de peste qui amèneront des recherches en matière de médecine et d’hygiène. On l’a dit, les premières quarantaines apparaîtront en Italie, dont les ports sur l’Adriatique étaient le point d’arrivée de nombre de bateaux en provenance d’Orient. À la fin du XVIe siècle, le médecin Nicolas Abraham de La Framboisière, conseiller du roi de France, recommande un pavage des rues, un abattage des animaux errants, un enterrement des carcasses, mais aussi l’enfermement des malades chez eux ou dans des hôpitaux. Au xviie siècle, à Londres, les « règlements et ordonnances pour l’assainissement des rues et des quartiers, pour les maisons infectées de la peste, et le maintien de la salubrité publique » font leur apparition. Les rues étroites datant du Moyen Âge cèdent la place à des avenues plus larges et aux espaces verts.

Grâce aux recherches du Dr John Snow, l’eau sera désormais identifiée comme responsable de la transmission du bacille du choléra. À Paris, alors que les grands travaux d’urbanisation sont confiés à Haussmann, tout un réseau d’égouts empêchant les eaux stagnantes est mis en place. À Bruxelles, la politique d’assainissement de la ville passe par le voûtement de la Senne. À la faveur de ces avancées en matière d’hygiène et de médecine, comme le décrit Henri Deleersnijder, « on a sensiblement eu moins recours à la grille de lecture religieuse des fléaux frappant les populations européennes ». C’est le début d’une foi en la science qui façonne toujours notre monde actuel.

La science, nouvelle religion ?

Pourtant, la science et le progrès ont montré leurs limites. « Il faut accepter que le paradigme qui nous permet de penser le monde est aujourd’hui obsolète », insiste Roland Gori. « Le progrès devient un mirage à partir du moment où il y a une idéologie au nom de laquelle […], finalement, on maltraite la nature au point que nous constituons une altération de notre biotope produisant les maladies infectieuses dont nous nous plaignons. […] On voit bien comment la globalisation marchande a favorisé l’émergence des maladies microbiennes et donc, les maladies infectieuses, nous n’en serons pas débarrassés après le coronavirus… » C’est ce que Marie-Monique Robin appelle les « espaces d’émergence », provoqués par la déforestation, l’accroissement des espaces agricoles et la mise à mal des écosystèmes. La faune qui y vit en est chassée et se rapproche dangereusement des hommes, facilitant les échanges de maladies. Or on sait désormais que leur origine remonte précisément à la sédentarisation de l’Homme et de ses premières activités d’élevage qui l’ont mis en contact avec l’animal. Dans un contexte d’élevage intensif et industriel, où la faune est de plus en plus délogée de son biotope naturel, est-ce bien raisonnable de croire en la vertu de la médecine qui protégera l’Homme des futures pandémies ? Roland Gori met en garde : « Il faut défendre le progrès véritable contre l’idéologie du progrès, qui a fait prévaloir les techniques, l’économie, les différentes transformations scientifiques possibles, sur la sagesse, sur le bonheur, sur la liberté. La science s’est mue en religion dans la seconde moitié du XIXe siècle, une religion qui a ses rituels, sa théologie, ses croyances. À partir de là, on tombe, à travers le développement des sciences, des techniques et des réalisations industrielles, sur cette idée qu’on va obtenir le bonheur par le progrès des industries, qui découle du progrès scientifique. » Reste à espérer que le traumatisme qu’a représenté la pandémie aura été suffisant pour remettre en question ce paradigme. Rien n’est moins sûr. Même si les bouleversements qui ont suivi sont bien réels.

  1. Henri Deleersnijder, Les grandes épidémies dans l’Histoire. Quand peste, grippe espagnole, coronavirus… façonnent nos sociétés, Bruxelles, Mardaga, 2021.
  2. Il est l’auteur de La fabrique de nos servitudes (2022) ainsi que Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances (2020), parus aux Éditions Les liens qui libèrent.

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