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Penser la résilience territoriale

Allison Lefevre · Journaliste

Mise en ligne le 15 juin 2022

Dérèglements climatiques, confinements, bombardements… Qu’elles soient écologiques, sanitaires ou géopolitiques, les crises affectent les citoyens. Tout comme leurs habitats, leurs pratiques et leurs usages du territoire. Dans quelle mesure permettent-elles de penser et de construire les villes de demain ?

Illustration : Julien Kremer

Synonymes de dangers, de difficultés, de ruptures, les crises ont souvent mauvaise presse. Mais comme toute pièce a deux facettes, elles peuvent aussi se révéler porteuses de changements positifs. C’est sous ce prisme, celui de la résilience, que Benoît Moritz, architecte-urbaniste (bureau MSA), professeur d’architecture (ULB), membre de la classe des arts de l’Académie royale de Belgique et coordinateur académique du Metrolab Brussels, observe les enjeux urbanistiques auxquels nous confrontent les crises actuelles et tente d’y apporter des solutions. « Il y a toujours eu des crises contraignant architectes et urbanistes à repenser le territoire », commente-t-il. « Après la Seconde Guerre mondiale, des villes dévastées par les bombardements, comme Berlin, Cologne et Hambourg, ont servi de laboratoires de la reconstruction. Plus près de nous, à Tournai, un débat a opposé ceux qui désiraient rebâtir la ville à l’identique à ceux qui souhaitaient profiter de cette table rase pour appliquer de nouveaux principes urbanistiques. Finalement, les autorités locales ont choisi de reconstruire la cité selon les tracés médiévaux, mais en élargissant les voiries pour laisser plus de place à la circulation automobile. Aujourd’hui, dans les vallées de la Hoëgne, de la Vesdre et de l’Ourthe se posent les mêmes questions : comment concilier la mémoire, ce qui fait sens pour les habitants et les adaptations que nécessite la transition ? »

Cinq principes de relance urbaine

Certaines crises sont suffisamment documentées pour être anticipées. « La crise climatique était annoncée depuis des années, mais comme les effets se sont fait sentir de façon incrémentale, beaucoup ne voulaient pas les voir et n’en ont pris conscience que le moment venu », constate Benoît Moritz. « La crise sanitaire, il a fallu la considérer immédiatement et y répondre. » En urbanisme comme dans d’autres secteurs, la pandémie a mis un effet loupe sur ce qui (dys)fonctionne dans nos quartiers, villes et territoires. En compagnie du philosophe de la culture et sociologue Éric Corijn, professeur à la VUB et fondateur de Cosmopolis, Benoît Moritz a rédigé en avril 2020 une carte blanche dans laquelle il milite pour un plan bruxellois de relance urbaine, articulé autour de cinq grands principes : accroître le nombre de logements et leur qualité, intensifier l’urbanisme de la proximité, redistribuer l’espace public entre les usagers, favoriser le vivre ensemble et doper la circularité.  « Ces principes ont, pour la plupart, été pensés au xixe siècle pour lutter contre les maladies », remarque l’architecte-urbaniste. « Ces priorités sont toujours d’actualité, même si leurs applications ont bien sûr évolué. Prenons la problématique du mal-logement, qui a encore été accentuée par le confinement. Au xixe, l’objectif était de proposer à tous – à la bourgeoisie comme au prolétariat – des habitations salubres de bonne facture. Aujourd’hui, il n’est toujours pas rencontré et c’est inacceptable. Disposer d’un logement décent est pourtant la base. Chacun devrait pouvoir vivre dans un espace suffisamment spacieux pour permettre de l’intimité, tout en autorisant des formes de cohabitation. Un logement dans lequel ses habitants se sentiraient protégés du chaud et du froid et autour duquel ils pourraient socialiser. »

La ville du quart d’heure

Autre priorité défendue par Benoît Moritz : l’urbanisme de proximité. C’est-à-dire des quartiers dans lesquels les citoyens vont trouver dans un rayon de quinze minutes à pied ou à vélo de leur domicile (quinze minutes en voiture pour les zones rurales) tous les équipements, commerces, services et loisirs utiles à leur développement et bénéfiques pour leur santé. « Quand nous étions confinés, nous avons pu expérimenter “la ville du quart d’heure”. Ce fut l’occasion de voir ce qu’il y avait et ce qu’il manquait dans notre environnement proche. Où l’on habite, comment on habite, comment on se déplace, comment on répond à nos besoins essentiels… Tout cela est intimement lié. » Autant d’éléments qui influent sur notre qualité de vie et ont un impact global sur la planète.

Et l’expert de poursuivre : « Au XIXe, les urbanistes installaient des parcs au cœur des villes et préconisaient d’ouvrir et de dégager l’espace autour des grands boulevards pour permettre une circulation de l’air et des réservoirs d’air pur. Des recommandations qui font toujours sens ! » Moins de pollution urbaine implique plus d’espaces verts et moins de circulation automobile. D’où l’intérêt de redistribuer l’espace public entre ses différents usagers. « En fermant une rue à la circulation, en déminéralisant et en végétalisant, un autre rapport à l’espace public et à l’espace bâti prend place », ajoute Benoît Moritz. Rues scolaires, piétonnes, terrasses, jardins potagers partagés : les initiatives peuvent être multiples et variées.

Valoriser les enclaves inclusives

Faire de nos villes des territoires durables, inclusifs, résilients, c’est aussi favoriser le vivre ensemble et miser sur la circularité. Avec le sociologue Mathieu Berger (UCLouvain), Benoît Moritz a mis en avant le potentiel de ce qu’ils appellent les « enclaves inclusives » : « Ces lieux d’occupation temporaire ou pérenne, de type See U1, qui constituent souvent des espaces en retrait, un peu fermés, mais libres d’accès et piétonniers, dans lesquels les usagers peuvent expérimenter des pratiques attractives et innovantes. Ces endroits ont pour atout de favoriser la sociabilisation urbaine, en attirant des publics hyper-diversifiés. » Des lieux hospitaliers, fertiles, utiles à la fabrique de liens, qu’il peut être intéressant de multiplier dans les métropoles… À l’instar des resilient centers, concept développé par le sociologue américain Eric Klinenberg dans Heat Wave : A Social Autopsy of Disaster in Chicago.  « Après avoir constaté que les quartiers qui avaient enregistré le plus de décès à la suite d’une vague de chaleur étaient les plus défavorisés et les moins équipés, Klinenberg a proposé d’organiser la ville autour de centres de résilience qui s’abriteraient dans les écoles et les bibliothèques publiques », explique Benoît Moritz. « Une idée qui pourrait aussi faire son chemin en Belgique. Du moins, en ce qui concerne les écoles primaires qui forment un réseau dispersé sur le territoire et peuvent servir à une kyrielle d’autres activités que scolaires. Dans le cadre d’un urbanisme circulaire, on va chercher à intensifier l’utilisation des espaces bâtis en les transformant en lieux polyvalents. Les nouvelles constructions scolaires tiennent d’ailleurs compte de la flexibilité des usages. D’autant qu’à Bruxelles, le programme financier des contrats école a pour vocation de les ouvrir sur les quartiers. Elles constituent déjà des lieux publics signifiants pour les habitants, équipés d’infrastructures utiles. Le tout est de savoir comment les rendre disponibles en soirée, les week-ends, durant les congés, pour qu’elles puissent tour à tour se muer en centres sportifs, salles de fête, espaces associatifs, permanences sanitaires… et surtout comment opérationnaliser cet accueil. »

Tirer des leçons des crises pour penser le monde de demain est une chose. Encore faut-il pouvoir le (co)construire… à temps. « Réfléchir à l’avenir à travers ces différents prismes, c’est se donner la chance de pouvoir s’adapter », assure l’architecte-urbaniste. « Je ne crois pas à une grande révolution, mais à de petits changements, progressifs, motivés par l’évolution des mentalités et des contraintes. »

Aller plus loin

« Regards sur une crise avec Benoît Moritz », vidéo de l’Académie royale de Belgique, 20 octobre 2021.

Mathieu Berger, « Enclaves inclusives : concevoir l’hospitalité urbaine en archipel (avec Benoît Moritz) », dans  Aniss M. Mezoued, Sofie Vermeulen et Jean-Philippe De Visscher (dir.), Au-delà du Pentagone. Le centre-ville métropolitain de Bruxelles, Bruxelles, BSI Series, p. 120-128., 2020 2020.

  1. La plus grande occupation temporaire de Belgique dans l’ancienne caserne de gendarmerie Fritz Toussaint à Ixelles.

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