La tartine
« C’est une crise ?
– Non, c’est un effondrement ! »
Paul Jorion · Essayiste
Mise en ligne le 15 juin 2022
J’ai tenu à parodier en titre le fameux échange entre Louis XVI et son grand maître de la garde-robe au soir de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789 : « C’est une émeute ? – Non, Sire, répondit La Rochefoucauld, c’est une grande révolution. » Le terme « crise » évoque en effet un épisode paroxystique, suivi d’un retour à l’avant-crise, une sortie de l’état pathologique et un retour vers l’état normal. Or les événements que nous vivons actuellement ont cessé de correspondre à cette définition du mot « crise ».
Illustrations : Julien Kremer
Si l’on peut espérer sortir un jour de la crise qu’est la guerre d’invasion perpétrée par la Russie en Ukraine, ou le moment où l’on pourra parler de « fin » de la pandémie de la Covid-19, le réchauffement climatique, quant à lui, qui constitue le contexte global des crises présentes, n’est pas une crise dont on pourrait espérer voir la fin. Elle représente un dérèglement dont on ne peut attendre au mieux que de parvenir à le stabiliser à une échéance lointaine grâce à une modification drastique de nos comportements, toute interruption prochaine des processus délétères ne pouvant l’empêcher cependant de se poursuivre encore sur sa lancée pendant des dizaines d’années. Mais l’on sait que sur ce plan-là, les initiatives prises n’étant ni à la mesure du problème posé, ni ne respectant la chronologie qu’une stabilisation exigerait, sa solution s’éloigne davantage chaque jour qui passe.
Toujours des excuses
Pire, toute nouvelle crise offre de nouveaux prétextes à retarder la mise en œuvre des mesures radicales qui s’imposent et à continuer à faire comme avant. Quand la guerre d’annexion russe en Ukraine exerce une pression sur le prix du pétrole et donc automatiquement sur le prix du carburant à la pompe, les gouvernements sautent-ils sur l’occasion pour en tirer parti dans le cadre de la transition énergétique indispensable ? Non, car la gestion difficile, et souvent calamiteuse, par les gouvernements de la jacquerie des Gilets jaunes induite par une augmentation du prix à la pompe due à l’adjonction d’une taxe carbone affecte en premier les plus pauvres d’entre nous : ceux qui sont allés s’installer dans des régions rurales mal desservies par les transports en commun parce que le logement y est meilleur marché.
« Nous sommes les 99 % »
Pourtant, nul n’ignore que les pauvres ne sont pour rien dans le réchauffement climatique, lequel est de manière disproportionnée la conséquence du mode de vie insouciant des plus riches parmi nous. Rappelons à ce propos quelques chiffres rassemblés par l’ONG Oxfam en 2021 : « Les émissions par personne de la moitié la plus pauvre de la population mondiale devraient rester bien en deçà du seuil de 1,5 °C fixé pour 2030. Les 1 % et les 10 % les plus riches devraient émettre des émissions respectivement trente fois et neuf fois supérieures à ce seuil. Pour atteindre l’objectif de 1,5 °C, les 1 % les plus riches devraient réduire leurs émissions actuelles de carbone d’environ 97 %. »
Or rien n’est prévu bien entendu pour inquiéter le 1 % le plus riche. Les rares impôts sur les revenus démesurés sont le plus souvent abrogés peu de temps après avoir été mis en place. Quant à ceux sur les grosses fortunes proprement dits, c’est-à-dire sur le capital déjà constitué, ils ne sont pas même envisagés, le concept en étant anathème, alors qu’eux seuls pourraient véritablement changer la donne.
Changer : une incapacité foncière
C’est Joseph A. Tainter le premier qui a fait remarquer dans sa réflexion sur l’effondrement des civilisations1 que les élites économiques, parce qu’elles sont à la fois les détentrices du véritable pouvoir de modifier le cadre mais bien mieux protégées que la masse des pauvres contre les aléas économiques dans un contexte en voie de dégradation, ne prennent conscience de l’effondrement qu’une fois celui-ci devenu irrémédiable.
Phénomène typique de l’impossibilité de modifier les comportements, le fait qu’alors que le nombre de voyageurs plongeait en raison du ralentissement du trafic aérien causé par la pandémie de Covid-19 d’abord et par l’invasion de l’Ukraine ensuite, les compagnies aériennes maintenaient des vols pratiquement vides pour ne pas perdre leur droit aux liaisons affectées par cette diminution.
Une incapacité foncière à modifier les comportements, visible partout de manière criante, au moment où le rapport le plus récent du GIEC nous alerte que 2025 constitue la limite ultime pour prendre les mesures qui s’imposent. 2025, soit à moins de trois ans d’ici. Serons-nous davantage mobilisés pour prendre ces mesures dans trois ans alors que c’est d’un œil indifférent que nous observons la gabegie de production de gaz à effet de serre, et n’envisageons un sérieux changement de cap qu’à l’horizon 2050, soit un quart de siècle plus tard ? La réponse est non, bien entendu.
Ce qui explique pourquoi dans un contexte de dégradation généralisée, les « crises » d’autrefois, que l’on avait pris l’habitude de voir apparaître et de ne devoir gérer qu’une après l’autre, se combinent, se cumulent, forment des complexes de plus en plus dangereux aux effets auto-renforçants, contribuant à un processus global d’effondrement.
Suivons, à titre d’illustration, l’un de ces fils, qui nous conduit de la perte de biodiversité à un effondrement possible du système financier tout entier. Il est devenu clair, quand il a fallu comprendre l’origine de la pandémie de Covid-19, que la perte de biodiversité fait que des maladies susceptibles de se transmettre entre vertébrés débouchent aujourd’hui de plus en plus souvent sur des zoonoses : des maladies animales se transmettant aux hommes, les chauves-souris constituant en particulier, en raison de leur bonne résistance aux virus, un réservoir privilégié de maladies pouvant être communiquées aux humains.
Dans un autre ordre d’idées, la globalisation économique fait que la production manufacturière se concentre dans des zones de rentabilité maximale qui sont aussi celles bien sûr où les populations sont présentes en fortes densités. C’est dans ce contexte qu’est intervenue une innovation née dans les bureaux d’études de la firme automobile Toyota : la pratique du flux tendu dans la gestion des chaînes d’approvisionnement, la réduction maximale des stocks associée à la vitesse maximale de réapprovisionnement, et ce, pour diminuer les frais de stockage. La confiance a été accordée à un processus permettant qu’un produit qui manque sur les rayons dans une région du monde s’y retrouvera rapidement en raison de la connaissance immédiate du niveau des stocks sur l’ensemble du réseau que le numérique autorise désormais, et à la facilité de l’approvisionnement par voie maritime ou aérienne dans des processus de plus en plus automatisés et robotisés.
Effet papillon
Or, on l’a vu dans le cas de la Covid-19 : il a suffi qu’une zone de forte production industrielle comme la province chinoise du Hubei et sa capitale Wuhan soit soumise à un confinement pour que certaines marchandises à la production très centralisée se raréfient rapidement sur le plan mondial, faisant grimper leur prix, renchérissant le panier de la ménagère et constituant par conséquent un facteur d’inflation. La rareté peut se muer en authentique indisponibilité rompant la chaîne d’approvisionnement et débouchant sur une paralysie des chaînes de montage et le blocage complet de la production. Des machines auxquelles ne manque parfois qu’une seule pièce encombrent alors les aires de stockage.
À la pandémie est maintenant venue s’ajouter la guerre, dont les causes mêlent raisons d’ordre idéologique et facteurs économiques. Les disruptions des chaînes d’approvisionnement ont des effets considérables quand il s’agit, comme dans le cas de l’Ukraine, du pays que l’on appelait le « grenier à blé de l’Europe », mais qui l’est désormais d’une zone plus vaste puisque le territoire alimente en blé pour plus de 30 % (jusqu’à 50 %) de leur consommation la Tunisie, la Libye et la Mauritanie. La destruction des récoltes de l’Ukraine constitue le prélude d’émeutes de la faim dans les pays les plus dépendants de sa production céréalière, quand l’augmentation du prix du blé, denrée de première nécessité, y aura atteint un niveau intolérable pour la population locale.
Populations en otage
Les obligations sont les emprunts que les États contractent auprès des particuliers et du « marché des capitaux », c’est-à-dire auprès des institutions financières.
La hausse du prix des marchandises et des produits victimes de difficultés d’approvisionnement, voire de ruptures de stock, alimente l’inflation dans les pays où elle se manifeste. Dans une politique antisociale scandaleuse mais considérée aujourd’hui comme allant de soi, les banques interviennent alors en compensant l’érosion du capital due à l’inflation en noyant son taux dans une croissance des taux d’intérêt plus élevée. Or une hausse brutale des taux entraîne automatiquement un krach obligataire : une dépression violente du prix des obligations en circulation, selon un mécanisme qui mérite d’être rappelé.
Or pour refléter le climat de hausse des taux dans ses nouvelles émissions obligataires, l’État doit consentir un coupon plus élevé (le taux rémunérant une obligation d’une certaine maturité) : une rente d’un montant plus haut accordée aux prêteurs de l’État. Ces obligations récemment émises bénéficiant d’un meilleur rendement que celles déjà en circulation (n’ayant pas atteint leur maturité), le prix de ces dernières baissera d’un montant compensant exactement (c’est le mécanisme de l’arbitrage) le fait qu’elles ne donnent lieu qu’à un versement de coupon inférieur à celui qui constitue la nouvelle norme.
Les États pris à leur propre jeu
Cette hausse du coupon accroît le coût de la charge de la dette pour l’État emprunteur. Or si dans les dernières années, les États ont pu faire croître le volume de leur dette nationale à coût réduit en raison de la faiblesse des taux, souvent d’ailleurs négatifs, ils seront désarmés devant une charge de la dette de nouveau onéreuse. La réponse devra alors être une augmentation des taxes et des impôts au prorata. Implication perverse mais bien pratique de l’existence de la zone euro, les dettes nationales des États membres sont absorbées par la Banque centrale européenne. Cela permet à chacune de ces nations de s’endetter toujours davantage pour assurer les frais de fonctionnement d’un État providence soutenu artificiellement, au lieu d’exiger des plus riches une participation plus équitable de leur part à la gestion de la nation (tandis que, nous l’avons vu, ils représentent une portion obscène de l’empreinte carbone).
Les disruptions des chaînes d’approvisionnement causent des hausses de prix, facteurs d’inflation. Les banques centrales augmentent les taux pour maintenir le rendement du capital dans un contexte d’inflation, précipitant un krach obligataire, tandis que les États émetteurs de dette doivent en hausser le coupon, renchérissant la charge de la dette, forçant à réduire d’autant les prestations de l’État providence, provoquant de cette façon la colère de la population, qui ne tarde pas à se rebeller.
L’enchaînement des faits que je viens de décrire est hautement plausible, le déroulement en est parfaitement prévisible. Et la question qui se pose de ce fait est : « Qui, dans les instances dirigeantes de nos pays, veille activement à l’heure qu’il est à s’assurer qu’il n’en sera pas ainsi ? »
- Joseph A. Tainter, L’effondrement des sociétés complexes (1988), Paris, Le retour aux sources, 2020, 432 p.
Sommaire
Partager cette page sur :