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Une institution
et des valeurs

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL Charleroi

Mis en ligne le 17 octobre 2025

Souvent perçue comme un sanctuaire du savoir, du débat et de l’émancipation, l’université publique se retrouve aujourd’hui prise en étau entre des exigences économiques, des pressions politiques et des tensions sociales. À l’heure des attaques contre la liberté académique, des restrictions budgétaires et des tentatives d’instrumentalisation se pose plus que jamais la question : « Quelle université veut-on ? » L’université doit-elle suivre les diktats politiques, économiques ou culturels qu’elle reçoit ? Doit-elle a contrario être la garantie des vicissitudes de ce monde afin de créer un espace de réflexion « hors sol » ? Qu’est-ce que l’université est censée être au fond ? Comment se définissait-elle à ses débuts, comment a-t-elle évolué et vers quoi peut-on l’orienter ?

Illustrations : Julien Kremer

Quand l’université voit le jour au Moyen Âge, elle prend la forme d’une sorte de corporation. L’enjeu est une relative indépendance des savants face aux pouvoirs en place, ce qui n’empêche pas une certaine emprise de l’Église. Cela ressort bien dans la scolastique. Au sein de celle-ci, on ne pouvait faire de la philosophie, développer son esprit critique sur le monde, que si l’on avait étudié au préalable la théologie. Cette dernière était alors perçue comme le sommet des connaissances humaines.

Depuis l’époque médiévale, les universités se sont de multiples fois réformées. Les bases de l’enseignement académique moderne ont été posées par Wilhelm von Humboldt, lors de la création de l’Université de Berlin en 1810. Pour lui, aucune science ne pouvait être considérée comme achevée. Un approfondissement continu était nécessaire. Celui-ci s’articulait autour de deux pôles, l’enseignement et la recherche, qui se soutenaient l’un l’autre. Par ailleurs, l’enseignant-chercheur devait jouir d’une sorte de liberté dans la recherche. Cette liberté de recherche n’est toutefois qu’une des dimensions de la liberté académique. On peut lui adjoindre les aspects suivants : la liberté d’échange et de diffusion universitaire, la liberté d’expression académique et culturelle, l’autonomie institutionnelle des universités, et l’intégrité des campus.

La crise actuelle de l’université

Les différents aspects de la liberté académique sont aujourd’hui mis à mal. D’après le journal Le Monde, en 2024, seul un citoyen sur trois vivait dans une zone de liberté académique, alors qu’en 2006, le ratio était encore d’un sur deux1. Faute de financements suffisants, les cerveaux tantôt quittent les universités d’État (ils rejoignent alors le pôle R&D d’une firme bien cotée), tantôt, tout en restant dans des universités publiques, courent après des apports privés (des bourses, des subventions) qui leur font perdre leur indépendance.

Si pour Bacon, « le savoir, c’est le pouvoir », on assiste aujourd’hui à un retournement : ce n’est plus le pouvoir qui dépend du savoir, mais l’inverse. Pour peu qu’on ait de l’argent, on peut fonder une « université » ou plutôt un établissement qu’on nomme ainsi pour des raisons commerciales, alors qu’en vérité il ne dispose pas d’une accréditation académique. Ces entités (la Trump University en son temps, la Singularity University, etc.) tendent en tout cas à redéfinir les standards du savoir. Elles ne forment plus des individus aptes à se former et à transformer le monde au besoin. Elles visent à nous conformer à une ligne de conduite, à une sorte de dogme. Cette volonté lobbyiste du privé s’exprime à travers des programmes courts pensés au sein d’institutions ad hoc et par le biais des subventions de recherche, qui piègent en quelque sorte les universitaires.

Et quand bien même on échapperait à cette emprise spécifiée, le plan stratégique des universités est toujours plus ou moins en lien avec un horizon de retombées mesurables. Cela affecte nécessairement ce que l’on y fait. Qu’en est-il des recherches dont l’impact ne s’évalue que sur le long terme ? Qu’en est-il des expérimentations qui n’offrent pas forcément de garanties de résultats ? Qu’en est-il de l’esprit critique qui ne vise pas à produire mais à interroger ce qui est produit ?

En oblitérant la dimension critique de l’université, on l’expose ni plus ni moins aux multiples formes d’intransigeances que revêt toute culture quand lui manque le pouvoir de se questionner et de questionner le monde. De nombreux universitaires ont ainsi récemment été censurés pour des propos jugés discriminants sans qu’il soit tenu compte des circonstances d’énonciation. La culture woke dans ses excès a par conséquent rejoint la cancel culture. Tantôt, oser questionner certains phénomènes sociaux pouvait conduire directement à des accusations de complotisme sans qu’aucun droit de réponse soit ménagé. Tantôt, on devait critiquer les courants réactionnaires ou extrémistes sans pouvoir aborder leurs discours sous peine d’être assimilé à leurs auteurs. Le pouvoir de débattre était ainsi bridé, la peur du conflit primant sur la volonté d’un dialogue constructif.

Cette peur qui mine les universités les rend vulnérables. C’est ce qu’a bien compris l’administration Trump, qui, profitant de la crise en cours d’une université sous pression, s’est immiscée dans les programmes universitaires en cherchant à en bannir tout ce qui avait trait aux études de genre. Certes, les excès du wokisme peuvent poser question, mais on ne lutte pas contre un excès en proposant un autre type d’excès. À moins qu’il ne s’agisse d’exploiter la fragilité des universités pour les inféoder au politique et, dès que ce sera possible, en faire les instruments d’un gouvernement qui se veut de plus en plus autocratique.

Comment s’adapter ?

Face à ces dépendances multiples qu’on ne peut que dénoncer, faut-il pour les universités se garantir de la compromission en ne trempant pas dans les affaires du monde, en s’enfermant dans une tour d’ivoire ? On se garderait d’inscrire de nouveaux cours ou de réformer les programmes. On ferait de l’université le sanctuaire d’une recherche désintéressée. Les universitaires habiteraient alors un monde à part, une sorte de monde des idées. Physiquement, certains campus construits à l’écart des grandes villes encouragent cette sorte de coupure. Mais cela n’est pas souhaitable, car quand le divorce avec l’extérieur est consommé, les conséquences sont catastrophiques. Tantôt les universitaires produisent des savoirs dépourvus d’utilité, tantôt ils produisent du pouvoir en prétendant ne pas avoir à penser la façon dont il sera utilisé2. Dans tous les cas, l’université apparaît inadaptée aux défis du monde. Comment rendre alors l’université apte à répondre à ces enjeux ?

Cette question de l’adaptation peut s’entendre de deux manières : adapter le programme pour qu’il colle au monde que l’on nous impose ou adapter le programme afin qu’il nous permette de composer le monde que nous souhaitons. Si l’on choisit la première option de l’alternative, on obtient une université qui se met sous la dépendance de politiques, de firmes privées et de cabinets de consultance qui, sous prétexte d’efficacité, lui dictent ses orientations. Les questions de rentabilité à court terme priment sur le projet à long terme d’un monde à réparer. Ainsi, si la Haute École de la province de Namur a été contrainte de supprimer en 2024, faute d’inscriptions suffisantes, la spécialisation en agriculture biologique, c’est pour des motifs économiques et non parce qu’une telle discipline serait dépourvue de sens… Dans le deuxième cas, on se refuse, à l’instar de Laurent Lievens, qui a démissionné en 2022 avec fracas de la Louvain School of Management, à soumettre ses cours à ce qui a cours, car cela mène finalement dans une impasse. On essaie alors de redéfinir les programmes et les institutions. Pensons ici aux travaux émanant du Campus de la transition en France.

Reste à voir comment redéfinir un programme qui, par allégeance aux dogmes du néolibéralisme, est désormais anachronique, car il ne répond plus aux enjeux sociétaux et environnementaux. Notre hypothèse est que, dans sa refonte, l’université doit éviter deux travers : s’isoler de tout pouvoir pour sombrer dans l’impuissance, et être inféodée à un seul pouvoir dont elle deviendrait l’instrument.

Apprendre à relier

Pour sortir des monopoles de pouvoir, l’interdisciplinarité est une clé. Aujourd’hui, malgré les effets d’annonce, celle-ci est ou bien ponctuelle (relative à des problèmes précis) ou bien circonscrite aux disciplines voisines ; elle n’est en aucun cas structurelle. L’interdisciplinarité est encore trop souvent perçue comme une forme d’indiscipline. À l’université, on n’a pas un aperçu des différents savoirs, on perd l’universel dans l’univers sans sel de la spécialisation. Comme le note Edgar Morin, nous avons trop bien appris à séparer, il nous faut maintenant apprendre à relier3. Cet impératif doit se penser à l’échelle des cursus universitaires.

La liberté académique en particulier a besoin d’être revue. Il s’agit moins de se libérer de la dépendance au « bruit » du monde que d’apprendre à délibérer en rendant audible la multiplicité des perspectives. L’université ne doit plus être le réceptacle d’élites spécialisées dont les abstractions servent l’efficacité d’un capitalisme tentaculaire, mais le lieu d’un échange interdisciplinaire visant à construire un monde souhaitable et partagé. Penser l’interdépendance est aujourd’hui plus urgent que jamais. D’aucuns avancent que cela ralentirait la science. Cette slow science aurait toutefois pour avantage de permettre aux chercheurs de se réapproprier les enjeux de leurs pratiques. Ralentir conférerait alors le pouvoir d’exercer un contrôle démocratique sur sa trajectoire4.

  1. Laure Belot, « La liberté académique menacée dans le monde : “Les universitaires ont intérêt à s’exprimer ouvertement avant qu’il ne soit trop tard” », mis en ligne sur lemonde.fr, 1er avril 2024.
  2. Werner Heisenberg, « De la responsabilité du chercheur », dans La partie et le tout, Paris, Flammarion, 1990.
  3. Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », dans Revue internationale de systémique, vol. 9, no 2, 1995.
  4. Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris, La Découverte, 2013.

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