La tartine

Campus sous tension

Andrea Rea · Professeur de sociologie à l’ULB

Mise en ligne le 17 octobre 2025

Depuis les années 1960, les campus universitaires sont des espaces permanents de contestation sociale et politique. Les étudiant.e.s y forgent et y approfondissent leur politisation. Les luttes étudiantes au XXIe siècle se sont élargies à de nouveaux enjeux (sexisme, racisme, homophobie, harcèlement, climat, défis internationaux, etc.) dont certains objets tiennent plus de la question de l’identité que de la question du statut.

Illustrations : Julien Kremer

L’élargissement des luttes résulte, en partie, de la démocratisation des études supérieures, de la diversification des origines sociales, nationales ou ethniques des étudiant·e·s et d’une plus grande sensibilité aux injustices et aux discriminations. Si les modalités de l’action collective s’inscrivent dans une vaste continuité des mobilisations antérieures (assemblées, manifestations, cahier de revendications, occupations, etc.), elles s’expriment plus souvent que par le passé sous la forme de passions politiques. Celles-ci recourent à une grammaire émotionnelle de l’action collective qui comporte la colère, l’indignation, la compassion, l’enthousiasme, la fierté, etc. Le conflit peut s’enflammer.

Cependant, ces ressorts émotionnels de l’action contestatrice et de la radicalité des attitudes sont loin d’être une spécificité des jeunes étudiant·es. L’émotion et la radicalité des positionnements alimentant la polarisation des opinions politiques dominent la plupart des débats politiques actuels. Cette polarisation est renforcée par l’accélération de notre monde contemporain, observable sur certains médias et réseaux sociaux où la simple énonciation d’une opinion s’institue en fait objectivé. La complexité du monde est réduite à une analyse binaire (pour ou contre) qui ne fait que nourrir les discours sentencieux. Les campus universitaires n’échappent pas à cette dynamique.

Embrasement des campus

Le conflit israélo-palestinien, sujet clivant par excellence, a pris une tournure des plus polarisantes, horizontalement (pro-israélien versus pro-palestinien) et verticalement (société versus gouvernements) à la suite de l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 et de la répression disproportionnée du gouvernement israélien à Gaza. Les campus universitaires belges ont été le théâtre d’intenses manifestations pro-palestiniennes et dénonciatrices de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de crimes de génocide à Gaza. Ceci a également suscité l’inquiétude de divers acteurs bouleversés par certains incidents antisémites.

En mai 2024, des étudiant·es ont occupé des bâtiments universitaires (UGent, ULB, VUB, ULiège, KU Leuven, UAntwerpen) tout en réclamant un cessez-le-feu permanent à Gaza, une transparence des partenariats universitaires avec Israël et le boycott des coopérations avec des institutions israéliennes. Ces manifestations ont mis en évidence la radicalité des revendications des étudiant·e·s pro-palestinien·ne·s et l’émergence de discours antisionistes, et parfois antisémites, contribuant à accentuer la conflictualité, notamment entre les étudiant·e·s mobilisé·e·s et les autorités académiques.

Cependant, la conflictualité n’a pas seulement opposé ces deux acteurs. L’embrasement a concerné toute l’université et ses catégories de personnel, les enseignant·es et les chercheur·euses figurant au premier rang. L’attention portée uniquement aux actions étudiantes occulte la mise en danger de l’indépendance des universités et de leurs missions. Ainsi, des acteurs extérieurs aux communautés universitaires ont contribué à l’exacerbation de la conflictualité des positionnements, certaines organisations sommant les autorités académiques de réprimer les actions et l’antisémitisme, d’autres participant à attiser la radicalité des actions et revendications étudiantes. Les excès et les dérapages résultant de la polarisation ont aussi alimenté cette dernière, rendant toujours plus complexe le travail de celles et ceux, singulièrement les autorités académiques, qui défendent l’université comme un espace de dialogue où puisse s’exprimer une diversité de points de vue et de positionnements.

L’ULB dans la tourmente

En prenant comme cas d’espèce l’Université libre de Bruxelles, institution universitaire disposant d’une culture historique de la contestation publique, la polarisation des positions s’est exprimée au sein de l’université et dans l’espace public, impliquant tous les membres de la communauté universitaire. Certes, la radicalité est essentiellement associée à la mobilisation étudiante pro-palestienne qui a occupé le bâtiment B à partir du 7 mai 2024 ; occupation tolérée par les autorités académiques au nom de la liberté d’expression et de celle de manifester. Celle-ci prend fin par l’expulsion des occupant·es le 27 juin 2024. Pendant cette occupation, plusieurs incidents ont opposé des étudiant·es pro-palestinien·nes à des étudiant·es juif·ves. Le co-président de l’Union des étudiants juifs de Belgique a été agressé, et des propos antisémites ont été proférés. L’appel à interdire la venue d’Élie Barnavi (ancien ambassadeur d’Israël en France, professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel-Aviv) à l’ULB et à l’empêcher de s’y exprimer formulé par les étudiant·es s’apparente à une grave entrave à la liberté d’expression, de même que les appels à prohiber la parole des étudiant·es mobilisé·es. La rectrice de l’ULB, Annemie Schaus, a affirmé plus d’une fois ne céder « ni aux intimidations, ni aux pressions, ni aux menaces ». Elle a été souvent mise sous pression, entre autres par des étudiant·es pro-palestinien·nes et certaines organisations juives. Cette occupation s’est distinguée par l’incapacité de certain·e·s étudiant·es à élaborer un dialogue constructif avec les autorités académiques ou à chercher un compromis, souhaitant essentiellement que ces dernières adoptent leurs revendications.

Échos et éclats médiatiques

Toutefois, la conflictualité ne s’est pas limitée à l’opposition entre étudiant·es et autorités académiques. Elle a fortement agité toute la communauté universitaire. Les dissensus portent sur l’antisémitisme, la liberté d’expression et la revendication de suspendre les accords de coopération avec des universités israéliennes. La polarisation s’est accentuée par l’intervention d’enseignant·e·s-chercheur·euse·s qui ont alimenté le débat par voie de presse dans Le Vif, La Libre Belgique et Le Soir. Des professeur·es de l’ULB ont dénoncé le syndrome du déni d’antisémitisme présent à l’ULB. Ils avaient déjà accusé de passivité les autorités académiques face à l’antisionisme radical, qu’ils assimilent à de l’antisémitisme, alors que d’autres refusent de confondre antisionisme et antisémitisme.

Des enseignant·es ont manifesté leur soutien à l’occupation étudiante tout en réfutant le déni d’antisémitisme à l’ULB. La suspension de certains accords de coopération avec des universités israéliennes décidée par l’ULB est critiquée par des enseignant·es qui y voient une entorse au principe du libre examen et à la liberté académique des enseignant·es, alors que d’autres ont félicité cette décision tout en regrettant qu’elle s’accompagne d’une injuste suspension de projets d’accord avec des universités palestiniennes. Des attaques ad hominem contre la rectrice de l’ULB ont aussi été formulées par des enseignant·es, qualifiant de « syndrome de Munich » la volonté d’Annemie Schaus de renouer un contact avec les étudiant·es ayant occupé le bâtiment B, qui s’est vue rapidement soutenue par des acteurs académiques et de la société civile. Alors que le monde universitaire est habitué à la controverse et à l’organisation de débats contradictoires, ce débat-ci a surtout eu lieu par voie de presse, démontrant la difficulté à s’entendre et à discuter, en particulier sur ce sujet, même entre enseignant·e·s-chercheur·euse·s.

Les conditions pour assurer la liberté d’expression et la liberté académique

Au cœur de cette polarisation figurent trois sujets : la neutralité attendue d’une université, la liberté d’expression et la liberté académique. De nombreux acteurs, universitaires et externes, ont appelé les universités à adopter une position de « neutralité institutionnelle » sur les enjeux politiques et internationaux, notamment sur le conflit israélo-palestinien. Au nom de cette neutralité institutionnelle, certain·e·s universitaires réclament une limitation de la liberté d’expression sur les campus, en particulier celle des manifestant·es pro-palestinien·nes. Inversement, des manifestant·e·s pro-palestinien·nes enjoignent les autorités académiques à adopter institutionnellement leur position politique en dénonçant la vacuité du concept de neutralité institutionnelle.

La philosophe Cécile Laborde nous propose un cadre principiel utile pour articuler neutralité institutionnelle, liberté d’expression et liberté académique. Selon elle, la neutralité institutionnelle ne sert pas à limiter l’expression politique au sein des universités ; elle limite l’expression des universités tout en favorisant la libre expression dans les universités. Ce qu’elle nomme la réserve institutionnelle consiste pour les universités à ne pas prendre position sur des questions politiques étrangères à leurs missions et aux conditions de réalisation de celles-ci. Elle constitue en cela la garantie de la liberté d’expression de tous les membres de la communauté universitaire sur les campus. La liberté d’expression peut cependant être limitée lorsqu’elle enfreint la loi (par exemple, antisémitisme et racisme). La réserve institutionnelle est aussi une garantie pour la liberté académique, qui permet aux universitaires de rechercher la vérité selon leurs propres normes et procédures.

Cela ne signifie pas que les universités ne peuvent pas débattre, même vigoureusement, de questions à l’agenda politique national et international. Toutefois, elles doivent, d’une part, éviter d’élaborer une position institutionnelle réduisant au silence les voix minoritaires, et, d’autre part, assurer un espace interne de débat et de dialogue où puissent s’énoncer des analyses contradictoires. Elles ont, ainsi, la capacité d’affirmer leur solidarité à des causes nationales ou internationales pour peu qu’elles garantissent en leur sein l’expression d’opinions opposées.

Guerres et liberté

Ce cadre principiel inspirant se confronte évidemment à de nombreux défis face à des conjonctures sociales et politiques concrètes. S’agissant de Gaza, l’affirmation de la solidarité s’est manifestée en raison de la très grave situation humanitaire. Ainsi, le 14 mai 2024, le Conseil des rectrices et des recteurs francophones et le Vlaamse Interuniversitaire Raad ont appelé dans une lettre adressée au ministre des Affaires étrangères Maxime Prévot à suspendre l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël du fait des sévères violations des droits humains commises par le gouvernement israélien, violations contraires aux valeurs fondamentales de l’Union européenne.

Si la situation à Gaza a mis les campus universitaires en ébullition, des menaces plus importantes concernent la mise en cause de l’indépendance des universités. Ainsi, la « guerre culturelle » contre le « wokisme » entreprise par des acteurs idéologiques externes et des universitaires qui leur sont proches, qui s’instituent en police de la pensée, consiste en une attaque contre la liberté académique à partir de l’usage de la liberté d’expression.

Ces attaques interrogent la réserve institutionnelle des universités. S’il faut garantir la possibilité à quiconque de défendre ses convictions, même sur les campus, ces dernières ne constituent pas des impératifs définissant les objets d’étude universitaire légitimes ou illégitimes. La liberté académique se base sur la rigueur scientifique permettant de distinguer les opinions des analyses tout en inscrivant celles-ci dans des lieux de controverses scientifiques, et non des polémiques, animées par une communauté de chercheur·euses. La liberté académique est de plus en plus menacée, de même que l’autonomie des universités en Europe et aux États-Unis. C’est en particulier le cas lorsque des programmes de recherche (études de genre, discrimination, climat, santé, etc.) sont mis en danger par la suppression de budgets de recherche, par la destruction de données collectées, et plus largement par la délégitimation de la compétence des universitaires à discriminer sur la base de leur expertise les certitudes scientifiquement contrôlées des opinions, formulées au nom de la liberté d’expression.

  1. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010, 480 p.
  2. « La rectrice de l’ULB dénonce les pressions pour interdire la venue d’un ancien ambassadeur d’Israël », mis en ligne sur lesoir.be, 10 mai 2024.
  3. Cécile Laborde, « Sur le positionnement politique des universités », mis en ligne sur aoc.media, 23 octobre 2024.
  4. « Menaces sur la recherche », dans fnrs.news, no 124, juin 2025.
  5. Comme Nadia Geerts et Corentin de Salle.

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