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Europe : le meilleur des mondes académiques ?

Catherine Haxhe · Journaliste

Mis en ligne le 17 octobre 2025

Après avoir enseigné à Harvard et à Yale, aux États-Unis, Manon Garcia, philosophe et féministe française, donne aujourd’hui cours à l’Université libre de Berlin. Taxée de wokisme et voyant se compliquer les recherches sur ses sujets, elle a décidé de revenir en Europe. Ce cas nous pousse à nous interroger : quelles sont les tensions à l’œuvre de l’autre côté de l’Atlantique ? Et comment se porte notre espace universitaire européen ? Est-il un havre de paix académique ?

Illustrations : Julien Kremer

« Je reviens d’une conférence rassemblant les personnes travaillant dans les services de relations internationales des universités nord-américaines et mondiales. Je peux en tout cas vous dire que le contexte actuel fait évoluer nos relations. Les discussions ont notamment tourné autour de la situation des universités aux États-Unis. Toutes se sentent sous pression, et pas uniquement Harvard. » Ainsi débute la réponse reçue par e-mail de Marie Clotuche, chargée de projets aux Relations internationales de l’Université de Liège, à la suite de ma demande de rencontre. Rendez-vous est donc pris dans son bureau place du 20-Août, dès le lendemain, pour approfondir cette fameuse question de l’eldorado que représenteraient nos universités belges et européennes. J’avoue avoir toujours un peu souri à l’idée qu’un professeur de Harvard entame son cours en salle Gothot sur un « valeureux Liégeois » et devant une Jupiler bien fraîche.

Le travail de Marie Clotuche consiste à promouvoir les relations internationales au sein de l’ULiège, à accompagner les membres de l’institution pour leurs projets sur le plan mondial ainsi qu’à préparer les missions internationales entrantes et sortantes de certains d’entre eux. Elle est également impliquée dans des instances de concertation inter-universitaires belges. « Il est évident que l’Europe garantit une certaine liberté d’expression, des conditions de recherche qui sont qualitatives et donc attrayantes », assure Marie Clotuche d’entrée de jeu. « Mais je pense tout de même que c’est une conjoncture très particulière. Les universités belges n’ont pas du tout à rougir de la qualité de ce qu’elles offrent comme études ou formations. Mais à mon sens, la question de l’opportunité d’accueil de chercheurs étasuniens est indissociable de quelques points importants. À commencer par celui de la durée de la situation aux États-Unis (à savoir pendant combien de temps l’administration Trump va s’en prendre au secteur, NDLR) et le besoin de financements pérennes, pour ne pas ajouter de l’incertitude au contexte déjà stressant pour ces chercheurs. » Autrement dit, il faut proposer plusieurs années d’enseignement ici, mais en s’assurant que si la situation revient à la normale rapidement aux États-Unis, les intéressés ne préféreront pas rentrer au pays. « Plus cruciale est la question des salaires, poursuit Marie Clotuche. Les barèmes américains et belges ne sont pas les mêmes, et je ne sais pas si ce que la Belgique peut offrir serait réellement en mesure de compenser. Et puis n’oublions pas que nos universités ont des enveloppes fermées. »

Charges et profits

Il est certain que les institutions de la FWB ne disposent pas de larges financements pour des bourses d’accueil en grande quantité. Face aux universités étasuniennes et au prorata des minervals payés par les étudiants, mettre en place un programme de bourse pour accueillir ces derniers venant d’autres pays ne peut s’envisager aisément. Par étudiant et par année, une université belge perçoit 835 à 4 500 €, alors qu’aux États-Unis, cela va jusqu’à 25 000 € pour certaines institutions. Les moyens possiblement réservés à des actions de soutien doivent inévitablement être à la mesure des fonds disponibles. Et si le coût de la vie est moins élevé chez nous, il n’est pas non plus nul. Les conditions d’accès au territoire du gouvernement Arizona posent également des limites et des contraintes qui sont de plus en plus grandes pour la recherche de longue durée (plus de six mois).

« De plus, ajoute Marie Clotuche, les mesures annoncées par notre gouvernement visant les pensions vont sans doute affecter aussi le coût des études et le montant du minerval des étudiants. On touche là à la philosophie même de l’enseignement universitaire belge qui se veut accessible à tous. Et puis je ne suis guère optimiste… Jusqu’à présent, le pouvoir politique ne faisait pas d’injonctions idéologiques, ne mettait pas en danger des chercheurs pour leurs opinions politiques ni pour le type de recherche qu’ils menaient. Ces derniers mois, il y a une méfiance qui s’installe, une vision négative de l’Université émanant du politique, comme un lieu de contre-pouvoir. Tout cela ne va certainement pas attirer des professeurs ou chercheurs américains fuyant justement ce danger. »

Libertés académiques et autonomie des universités

Dans le même bâtiment, quelques couloirs plus loin, je pousse la porte du bureau d’Édouard Delruelle, professeur de philosophie. Il a récemment été chargé de mission par le conseil d’administration et la rectrice de l’ULiège sur « la liberté académique en temps de conflits » : « Il faut reconnaître que dans un pays comme la Belgique, ou comme la France, les Pays-Bas et l’Allemagne, l’institution universitaire est a priori plutôt bien lotie. Je pense aux conditions de travail, au statut de fonctionnaire, d’inamovibilité, d’autonomie. Il y a d’un côté le critère de la liberté académique, c’est-à-dire la liberté qu’un enseignant-chercheur a sur ses sujets de recherche et de cours sans devoir suivre un programme dicté ni être contrôlé par un inspecteur – il peut faire cours sur ce qu’il veut. Il y a de l’autre le critère d’autonomie des universités qui sont gérées par les profs eux-mêmes – évidemment dans des cadres budgétaires et réglementaires –, aussi bien pour les universités d’État comme l’ULiège que pour les universités de services publics fonctionnels telles que l’UCLouvain, l’ULB ou l’UNamur. On confond souvent la liberté académique avec la liberté d’expression. On voit la liberté académique comme une extension ou une application de la liberté d’expression au milieu particulier qui est celui de l’université. Or ce n’est pas vrai, parce que la grande différence, c’est que la liberté d’expression me permet cette liberté individuelle de dire n’importe quoi sur n’importe quel sujet, y compris des choses idiotes. Tandis que la liberté académique a un but qui dépasse ceux qui en jouissent. Le but est “la recherche de la vérité sans contrainte”, comme le disait le philosophe Paul Ricœur, pour le progrès de la science et du savoir. C’est une liberté qui donne des obligations de production de connaissances. »

Ce qu’il en coûte

Cela a un prix, poursuit Édouard Delruelle. « Si nous représentons la Belgique et l’Europe, elles apparaissent comme un eldorado pour des pays tels que la Russie, la Chine, la Biélorussie, la Syrie ou l’Irak. Il faut relativiser avec les États-Unis. Certes, il existe beaucoup de programmes pour accueillir des chercheurs étrangers, et quand il y a une nouvelle chaire qui s’ouvre, c’est toujours pour tous ceux de la planète entière. La problématique actuelle des académiques américains bouleverse complètement ce paysage. On a affaire d’abord à des dizaines de milliers de chercheurs qui sont menacés. Mais surtout qui viennent du pays qui est le centre, le cœur nucléaire de la recherche dans le monde. Les États-Unis dépensent encore aujourd’hui 3,4 % de leur PIB dans la recherche, alors qu’on est à moins de 2 % en Europe. Les professeurs d’université aux États-Unis sont deux à trois fois mieux payés que nous. Pourquoi viendraient-ils ici ? Ceux qui affirment que nous allons pouvoir les accueillir, et que cela va rebooster notre recherche, rêvent éveillés. »

Comme Spinoza face aux dérives de son époque, il nous revient aujourd’hui d’analyser lucidement les menaces qui pèsent sur la liberté académique – et d’y répondre sans naïveté. Tandis que certains et certaines, à l’instar de Manon Garcia, fuient les pressions politiques américaines, d’autres commencent à s’interroger sur les signaux d’alerte en Europe. Le meilleur des mondes académiques n’est pas une destination acquise, mais un équilibre toujours à défendre.

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