La tartine
La délicate réhabilitation des femmes dans l’Histoire
Sabine Schrader · Journaliste
Mise en ligne le 14 février 2022
À la faveur des études de genre, il est de plus en plus question de rendre aux femmes la place qu’elles ont occupée dans l’Histoire. Entre déconstruction des clichés hérités de la bourgeoisie du XIXe siècle, réhabilitation des grandes oubliées et dénonciation d’un véritable « effacement » des femmes, les ouvrages en la matière abondent. Mais attention à ne pas « réécrire » l’Histoire.
L’absence des femmes dans le récit historique a commencé à susciter des interrogations dans les années 1970. C’est d’ailleurs dans le prolongement de ces mouvements d’émancipation des femmes qu’a émergé une histoire des femmes, à laquelle ont œuvré des professeures, des historiennes, des universitaires. Mais ces récits sont restés longtemps cantonnés à la sphère académique. Aujourd’hui, les lignes bougent et les ouvrages à destination d’un public plus large se multiplient. Dernier en date : celui de Titiou Lecocq1, qui a recueilli un grand succès alors que la journaliste évoque carrément un « effacement » des femmes. Est-ce à dire que leur invisibilité est le fruit d’une démarche volontaire de la part des hommes ? C’est ce que la journaliste britannique Van Badham qualifie plutôt de mentrification, soit un « maintien des structures de pouvoir » par les hommes.
Si Van Badham applique ce phénomène au domaine de l’informatique, qui fut au départ une affaire de femmes, elle l’étend à d’autres secteurs pour dénoncer leur invisibilisation au profit des hommes. Dont l’Histoire ? Il faut dire que les exemples foisonnent : de la Préhistoire, où les manuels scolaires représentaient la femme de Néandertal dans la grotte attendant le retour du chasseur, aux ménestrelles, poétesses ou bâtisseuses de cathédrales du Moyen Âge passées sous silence, sans compter l’amnésie généralisée quant aux grandes révolutionnaires, ou les périodes de guerres considérées comme relevant exclusivement de la sphère masculine. Titiou Lecocq dénonce, exemple après exemple, les clichés patriarcaux qui en ont découlé : en effet, rien ne prouve que le feu a été découvert par un homme ou que les peintures rupestres n’ont pas été l’œuvre de femmes. Plus près de nous, au Moyen Âge, les femmes étaient bien plus libres que ce qu’on nous a présenté, alors que la Renaissance est l’époque du « grand renfermement » de celles-ci.
La tentation de réécrire l’Histoire
S’il est clair que les manuels scolaires n’abordent guère la question de la femme dans l’Histoire, sans doute est-il nécessaire de resituer le contexte dans lequel les historiens l’ont raconté. Éliane Gubin2, historienne et professeure émérite à l’ULB, explique : « L’Histoire est le reflet de la société dans le contexte où on l’écrit. Au xixe et au xxe siècle, jusqu’à l’entre-deux-guerres, l’Histoire est surtout une histoire politique et diplomatique. Longtemps, ce sont les personnalités qui ont été suivies par les historiens. Or à cette époque, la femme a surtout une place comme mère ou comme épouse mais peu de visibilité dans la société. Il faudra attendre l’émergence de l’histoire sociale dans les années 1960 pour s’intéresser à ces femmes “anonymes”. D’ailleurs, il y avait plein de catégories masculines dont on ne parlait pas non plus. »
C’est cet esprit qui transparaît également dans le contenu des cours d’histoire : il s’agissait de dispenser un récit national… La vocation première de l’enseignement était de faire des élèves de bons citoyens, prêts à se battre pour la patrie. Aujourd’hui, le nationalisme a perdu ses adeptes, mais il en reste des traces, notamment dans le programme des cours d’histoire, qui se sont longtemps fait le récit des grands personnages, des grandes batailles, des grandes victoires.
Mais comme l’expose Yannick Ripa : « Lorsqu’on est historien ou historienne, on rencontre de la réalité historique. Il faut pouvoir expliquer le poids de la masculinité dans ce processus, mais pour autant il ne s’agit pas de transformer la réalité. Le pouvoir était masculin. »3 Est-ce à dire que certaines historiennes sont parfois tentées de « réécrire » le récit historique ? La réalité est complexe, car plusieurs d’entre elles s’entremêlent. Comme le rappelle Éliane Gubin, l’Histoire des femmes est un marqueur de la place qu’elles occupaient dans la société à un moment donné. Mais attention au miroir déformant de celle dans laquelle on est… Sans oublier la rigueur du travail historique : « Quand on traite les sources, notamment en histoire sociale, on se sert d’une grille d’analyse marxiste, basée sur l’oppression des classes sociales. C’est la même qui a été utilisée au début pour l’histoire des femmes, et qui a permis de dire que les femmes étaient victimes du patriarcat », explique l’historienne.
Illustration : © Cäät
La théorie féministe de l’effacement paradoxal
Enfin, Titiou Lecocq relève dans son ouvrage un autre type d’effacement : l’effacement paradoxal. Il s’agit, selon l’autrice, d’un récit historique qui, s’il a retenu certaines femmes célèbres, comme Cléopâtre, Olympe de Gouges, la reine Victoria, ou dans le domaine des arts, George Sand, en oublie toute une série d’autres, qui ne sont pas au menu des cours d’histoire. C’est-à-dire que quelques femmes exceptionnelles occulteraient les autres.
Mais là aussi, le récit est un peu fallacieux : parler de Charlemagne plutôt que de sa contemporaine, l’impératrice Irène, à la tête de l’Empire byzantin, n’est pas forcément un choix guidé par le genre, mais par des préférences géographiques (l’Histoire de France). De même en ce qui concerne les reines médiévales : à une époque où beaucoup de monarques se sont succédé, ce sont les principaux qui étaient étudiés dans les manuels scolaires. Des femmes comme Isabelle la Catholique ou Marie-Thérèse d’Autriche n’ont pas pour autant disparu du récit historique. Mais il est vrai que celui-ci se fait également le témoin d’une époque où les quelques femmes de pouvoir étaient avant tout des « mères de », « filles de » ou « épouses de ».
Malgré les libertés prises parfois avec une certaine rigueur historique, l’approche genrée de l’Histoire permet néanmoins une avancée de taille : celle d’enfin faire entrer les femmes dans les cours d’histoire, qui désormais, ne se cantonnent plus aux « grands hommes »… Le récent transfert de Joséphine Baker au Panthéon est à ce titre tout un symbole.
La question des condamnations pour sorcellerie
La façon dont les « sorcières » ont été traitées est un sujet particulièrement prisé actuellement. Dans la chanson « Une sorcière comme les autres », Anne Sylvestre n’hésite pas à évoquer la mort d’un million de femmes sur le bûcher entre 1258 et 1782. Qu’en est-il exactement ? Selon le médiéviste Maxime Gelly-Perbellini, spécialiste de la sorcellerie au Moyen Âge, « il y a eu cinq à dix procès par an entre 1300 et 1420, avec la sorcellerie comme chef d’accusation. Puis on est passé à quarante procès jusqu’en 1500. » La tendance ne cessera plus d’augmenter, à la faveur de l’Inquisition et de sa chasse aux hérétiques : « Quelque 30 000 procès aboutiront à un taux très élevé de condamnations à mort entre le xvie et le xviie siècle, notamment dans le Saint Empire, en France et en Suisse. […] Toute l’Europe s’est lancée dans une chasse aux sorcières dès le xiie siècle. 70 à 80 % des accusations concernaient des femmes pour qui, dans 60 % des cas, le verdict a été le bûcher. » La plupart de ces « sorcières » étaient des femmes seules, guérisseuses ou sages-femmes, que l’on soupçonnait de posséder des pouvoirs et des savoirs ancestraux, appelés parfois « pouvoirs magiques », auxquels les premiers scientifiques de l’époque n’avaient pas accès. Les sorcières – mais aussi les sorciers – servirent également de boucs émissaires lors de grandes catastrophes, comme les épisodes de peste, de famine, de sécheresse ou d’inondations… Peut-on qualifier ces condamnations de « féminicides » ? La question fait polémique.
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