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Les réseaux sociaux,
nouveaux terrains de lutte féministe

Justine Bolssens et Diane Gardiol · Déléguées « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 14 février 2022

Les femmes actives dans différentes militances se sont emparées des réseaux sociaux pour diffuser plus largement leurs actions, ce qui a induit un basculement et a redéfini ces mouvements. En montrant leurs actions et en communiquant à leur sujet, Facebook, Twitter & co. permettent de partager une expérience commune et de faire sens pour les autres. Quelle synthèse peut-on dresser de tous ces mouvements en ligne nés depuis #MeToo ?

Illustration : Cäät

Si le mouvement MeToo fait encore des émules aujourd’hui, cela n’était pas forcément le cas au départ. Le hashtag #MeToo a été lancé en 2007 par Tarana Burke, une militante afro-américaine qui souhaitait dénoncer les violences subies par les femmes issues des minorités, mais le mouvement n’obtint alors pas l’effet escompté. Il faudra attendre une dizaine d’années pour que la Toile s’en empare massivement, à l’occasion de l’affaire Harvey Weinstein, du nom de ce producteur hollywoodien à l’omnipotente influence dans la sphère du septième art qui a agressé des dizaines de femmes. L’actrice Alyssa Milano publie alors un tweet demandant aux femmes victimes de violences sexuelles de les dénoncer sur les réseaux sociaux avec ce #MeToo, qui devient alors viral et prend une ampleur sans précédent. S’ensuivront des centaines de millions de tweets et ce hashtag dépassera très vite les frontières des États-Unis, devenant même un réel mouvement mondial avec #BalanceTonPorc en France et en Belgique, #YoTambien en Espagne ou encore #MiraComoNosPonemos en Argentine.

Une parole enfin écoutée

Le #MeToo est celui qui a eu le plus de résonance dans le monde et les mentalités. Pourtant, ce n’était pas la première fois que les femmes dénonçaient ce qu’elles vivent au quotidien. On parle de « libération de la parole » quand on devrait plutôt parler d’« écoute de la parole », car les violences subies par les femmes ont toujours été dénoncées et exprimées, mais elles ont majoritairement été tues ou minimisées. L’ampleur de ce mouvement a été telle qu’il est enfin devenu impossible de les ignorer. Ce mouvement fut précédé (et suivi) par de nombreux autres hashtags et plateformes de récoltes de témoignages1. Ainsi, dans le secteur des droits des femmes, la plateforme « Vie de meuf » a été créée en 2010 par l’association française Osez le féminisme ! afin de recueillir des témoignages sur le sexisme au travail, et le blog « Paye ta shnek » a été créé en 2012 par la militante féministe Anaïs Bourdet, qui a récolté pendant sept ans la parole des femmes victimes de harcèlement de rue. Dans le même esprit, #PayeTonUtérus dénonce les rapports compliqués entre les femmes et le corps médical lorsqu’il est question de sexualité, #PayeTaPolice s’attaque au sexisme au sein de la police. En 2019, l’affaire de la Ligue du LOL a mis au jour des faits de harcèlement de féministes dans le milieu journalistique. Plus récemment, #BalanceTonFolklore a commencé à dénoncer le sexisme sur les campus universitaires et #BalanceTonBar, les faits d’agressions sexuelles dans le monde de la nuit. Et la liste est encore longue.

Ces dernières années, ces mouvements traversent toutes les sphères de la société d’une manière fulgurante. Un phénomène qui entraîne un constat : les violences faites aux femmes touchent toutes les femmes et sont présentes partout, de l’école au travail, de la rue à la maison, de l’Internet aux rendez-vous médicaux…

Visibilisation
d’un phénomène ancien

En prenant la parole sur les réseaux, des millions de femmes ont décidé de briser l’omerta et de rompre publiquement le silence qui entoure ces violences, mais elles les ont surtout rendues visibles. Une façon également de mettre fin à cette double peine que constituent l’isolement, étant donné le tabou qui entoure les violences, et le fait de ne pas être écoutée par la police, la justice, etc. Outre la visibilisation, l’autre atout de ces mouvements est qu’ils sont pluriels, mais poursuivent des objectifs communs. En effet, par la dénonciation de toutes ces formes de violences, les femmes qui lancent ces mouvements ou tiennent ces pages et comptes sur les réseaux sociaux souhaitent soutenir les victimes, mettre un terme à l’impunité des auteurs et obtenir in fine une réelle égalité femmes-hommes, des droits garantis et effectifs dans tous les domaines et aussi des libertés émancipatrices pour toutes les femmes, peu importe leur choix de vie, leur sexualité, etc.

Si le féminisme organisé date de la fin du xixe siècle, ses manifestations publiques au gré de différentes « vagues » ont permis un enrichissement progressif des combats et buts à atteindre. La première vague s’étant concentrée sur les droits civiques, la deuxième sur la lutte contre le patriarcat, et la troisième, à partir des années 1990, sur les revendications des femmes dans leur pluralité. Après un creux dans la lutte féministe, la quatrième vague du début des années 2010 apporte un nouveau souffle grâce à une façon inédite de lutter par l’intermédiaire des réseaux sociaux et de la toile du Web.

Ces nouveaux outils changent la donne puisqu’en un clic et gratuitement on peut être connecté.e.s à quelqu’un qui vit à l’autre bout de la Terre. C’est au travers de cette appropriation d’outils numériques, contrôlés principalement par les hommes (à la fois parce qu’ils sont majoritaires dans le secteur des technologies de l’information et à la tête des GAFAM2 et également parce que la prise de parole publique est toujours plus facile pour un homme, même sur les réseaux sociaux) et dont l’objectif annoncé n’était pas de devenir des outils militants, qu’on assiste à une diffusion massive de la parole des femmes. Les réseaux sociaux étant très diversifiés, ils permettent de sensibiliser, prévenir, avertir, dénoncer, sous des formes très variées : articles, vidéos, appels aux manifestations (virtuelles ou non), etc. Ils permettent aussi un échange d’expériences et la mise en évidence de vécus communs.

Illustration : © Cäät

Le Web révélateur

L’utilisation de ces réseaux et la naissance de ce mouvement ont donc un effet « révélateur »3 qui a permis un soulèvement collectif et international pour éveiller les consciences. Ce changement de paradigme qui a débuté avec les réseaux sociaux s’est ensuite étendu à d’autres sphères comme celle des médias, qui abordent eux aussi de plus en plus les violences faites aux femmes. Cela contribue à les visibiliser, à lever le tabou et, finalement, à mieux les comprendre et les combattre. Avant MeToo, les violences envers les femmes étaient souvent « justifiées » ou « banalisées » et le discours médiatique ne les évoquait pas ou parlait, par exemple, de passion amoureuse.

Ces mouvements sont également vecteurs de mobilisation et d’empowerment. Au départ cantonnés au monde médiatique, les réseaux sociaux sont devenus de réels supports de mobilisation, avec un impact visible jusque dans les rues puisque l’on observe que lors des manifestations récentes les femmes sont de plus en plus nombreuses.

On assiste à une nouvelle forme ou du moins à un renforcement de la sororité. Plus les femmes témoignent, plus ça en encourage d’autres à le faire. Plus elles sont nombreuses, plus cela leur permet de s’organiser entre elles en se soutenant, en diffusant des informations et des bonnes pratiques. La parole des victimes a pris une place centrale : elles se libèrent et on les écoute. Ces femmes se rencontrent dans leur volonté de changement « quotidien, immédiat et pratique »4, ce qui est recherché, ce sont des avancées réelles plus que théoriques, telles que de pouvoir marcher dans la rue en sécurité, ne plus entendre de propos sexistes sur le lieu de travail, que les plaintes soient correctement reçues par la police, etc.

Autre point crucial : ces mouvements ont permis que l’on aboutisse à un glissement des situations de violences de la sphère privée à la sphère publique. Ces témoignages qui avant étaient mal accueillis parce qu’on les cantonnait à l’intimité, à la vie familiale, sont devenus aujourd’hui un sujet de société. La prise de conscience et les nombreuses mobilisations empêchent de fermer les yeux et d’ignorer ces violences. Ces multiples mobilisations poussent également les politiques dans leurs retranchements en les interpellant directement et en exigeant des réactions. Leur silence n’est plus toléré et les menaces actuelles de recul de droits dans certains pays viennent nourrir et revivifier ces mouvements, renforçant encore la mobilisation.

Quel bilan réel ?

Peut-on parler d’un succès pour autant ? Oui et non… Oui, car, aujourd’hui, grâce à tous ces mouvements, on ne peut plus ignorer que les violences existent et que ce sont les femmes et les filles, mais aussi les personnes LGBTQI+, qui les subissent en grande majorité. On ne peut plus ignorer non plus que les hommes sont majoritairement les agresseurs. Tout cela a amorcé une véritable prise de conscience et il n’est plus possible de revenir en arrière. On ne laisse plus rien passer, notamment grâce au travail des médias, qui sont davantage sensibilisés à cette question. Grâce à la force et à la viralité de ce mouvement, les politiques ont été obligés de se saisir plus sérieusement de la question : le sujet est devenu une priorité dans leur discours et dans leurs actions. On compte actuellement cinq centres de prise en charge des violences sexuelles, qui sont des centres d’accueil multidisciplinaires pour les victimes de violences, et d’ici à 2024 il y en aura normalement dix. Ces centres sont indispensables pour améliorer la qualité de l’accueil des victimes.

Et puis non, #MeToo n’est pas un total succès. Premièrement, les violences existent toujours bel et bien. Deuxièmement, les changements de mentalité s’opèrent sur le long terme, et la société reste globalement peu formée à ce qu’est une violence et comment lutter contre. Dans l’imaginaire collectif, une femme victime de violence est forcément une femme qui a des blessures physiques, ce qui signifie qu’en cas de violences psychologiques ou économiques, celles-ci sont plus difficiles à prouver, tandis qu’elles font tout autant partie du continuum des violences. Changer les mentalités prend du temps et de l’énergie et aujourd’hui il y a encore un manque persistant de formations, et les mesures prises ne sont pas à la hauteur de l’urgence de cette réalité. La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, également connue sous le nom de Convention d’Istanbul, est la plus ambitieuse jamais adoptée pour lutter contre les violences. Elle a été ratifiée par la Belgique il y a six ans déjà, et toutes les mesures sont encore loin d’être appliquées actuellement, malgré quelques progrès. Sans oublier que l’éducation à la vie relationnelle affective et sexuelle (ÉVRAS) reste très peu dispensée aux élèves alors que c’est une des grandes pistes qui pourrait être déployée pour prévenir les violences, l’ÉVRAS permettant d’inculquer différentes notions, comme le consentement ou la gestion des relations sentimentales, essentielles pour faire évoluer les mentalités des jeunes au sujet de la société d’aujourd’hui et de ses valeurs. Enfin, les budgets restent minimes comparés à certaines autres dépenses de l’État, alors que les violences coûtent très cher à la société : environ sept milliards d’euros par an en Belgique selon l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes.

Concernant le changement des mentalités masculines, #MeToo a globalement été bien reçu par la majorité des hommes, ce qui ne veut pas dire que les comportements changent, mais qu’au moins la perception des violences a changé. Des hommes témoignent, comme le philosophe Raphaël Liogier dans le podcast Les Couilles sur la table : « Je me sentais responsable, en tant qu’homme, de ce regard qu’on pourrait appeler le regard de la sexualité “weinsteinienne”. » Des initiatives sont spécifiquement adressées aux hommes, comme la campagne #HeforShe lancée par ONU Femmes, qui vise à faire participer les hommes et les garçons dans la lutte pour l’égalité femmes-hommes.

Illustration : © Cäät

Quid des effets collatéraux ?

La militance sur les réseaux sociaux est aussi très critiquée, car de nombreuses personnes y voient notamment un recul dans la liberté d’expression, et cela pour plusieurs raisons. Le phénomène de cancel culture, par exemple, est un processus spécifique et relativement nouveau qui émane de l’ère post-MeToo. Il consiste en la dénonciation d’un comportement jugé inacceptable (propos sexistes, soupçons d’agression sexuelle, etc.) et l’interpellation des autres utilisateurs et utilisatrices pour que cette personne soit en quelque sorte bannie de la sphère publique. Cette méthode est critiquée, car elle se base parfois sur le témoignage d’une seule personne, ce qui contrevient à la présomption d’innocence. Mais ce principe est lui-même fragile, quand on sait que la justice est largement défaillante en ce qui concerne la défense des femmes victimes de violences. De plus, peu de victimes portent plainte (environ 10 % selon certaines estimations), ce qui signifie que l’accès à la justice est entravé dès le début du processus. Dans ce cas, la dénonciation publique est un recours possible, et il n’est pour la plupart du temps pas fait à la légère puisque les femmes qui dénoncent des violences sont souvent la cible de harcèlement, de recours en diffamation, d’autant plus quand il s’agit d’hommes célèbres. Elles sont généralement accusées de mentir, ce qui ternit leur image, alors que le taux de fausses accusations de viol est faible, oscillant entre 2 et 10 %5.

Notons encore que la montée en puissance du féminisme ne plaît pas à tout le monde, comme en témoignent de nombreuses résistances telles que la tribune sur la liberté d’importuner signée par un collectif de cent femmes, dont certaines personnalités comme Catherine Deneuve6. Cette tribune a été largement à la fois acclamée et critiquée et atteste du schisme existant entre les anciennes et nouvelles générations.

On constate donc que le féminisme ne convainc pas l’ensemble de la société, peut-être aussi parce qu’il n’existe pas un seul discours et une seule manière de lutter pour l’égalité femmes-hommes, ce qui enrichit le mouvement, mais peut aussi l’affaiblir à certains moments.

Malveillance misogyne en ligne

Malheureusement, malgré la présence des mouvements féministes sur les réseaux sociaux, ces derniers sont loin d’être des espaces bienveillants pour les femmes. Selon un rapport de l’ONU, 73 % des femmes ont déjà été confrontées à de la violence en ligne ou en ont été victimes directement, avec des insultes sexistes qui peuvent aller jusqu’aux menaces de mort. De nombreuses femmes sont contraintes de quitter les réseaux sociaux afin de tenter d’échapper à ce cyber-harcèlement, ce qui ne fonctionne d’ailleurs pas toujours puisque certains harceleurs vont même jusqu’à pourchasser leurs victimes dans la « vie réelle ».

Même si les comptes féministes essaient de contrôler davantage les commentaires postés sous leurs publications afin de protéger leurs communautés, les règles des réseaux sociaux ne jouent pas toujours en leur faveur. Instagram s’illustrant particulièrement dans cette gestion paradoxale : une photo avec des tétons de femme apparents sera supprimée très rapidement alors que des insultes et menaces à caractère sexiste et – ou – raciste peuvent ne jamais être supprimées.

De plus, les mouvements masculinistes, encouragés par la montée de l’extrême droite, qui, cela n’étonnera personne, est plus que défavorable aux droits des femmes, s’organisent de différentes façons pour inonder les comptes féministes ou médias progressistes. Dernièrement, des masculinistes français ont commenté en masse des émojis en forme de médailles sous une publication qui parlait du patriarcat et qui demandait aux femmes leur avis. Ainsi, les commentaires « médailles » invisibilisaient tout le reste et, comme ils ne constituaient pas techniquement des insultes, il était encore plus difficile de les signaler. Ces derniers emploient aussi d’autres formes d’attaques plus subtiles, comme le shadow ban : si plusieurs personnes signalent un compte, celui-ci est moins mis en avant par Instagram et ainsi invisibilisé, sans que les signalements soient pourtant jugés légitimes. Certaines instagrameuses féministes ont d’ailleurs assigné le groupe Meta en justice afin de révéler le manque de transparence et les méthodes injustes de modération des réseaux qui contribuent à la censure et au harcèlement de ces groupes7.

Quelques avancées positives sont cependant à noter, comme l’organisation d’un Wikithon (contraction entre Wikipédia et marathon), fondé sur l’organisation de séances qui permettent d’inscrire davantage de profils de femmes sur Wikipédia – celles-ci ne représentant que 18 % des biographies anglophones. Si le Web peut être l’allié du féminisme, la persévérance et la vigilance des femmes, leur sororité maintenue dans l’action collective demeurent leurs armes les plus fidèles.

  1. Sylvie Lausberg, Toutes des salopes. Injures sexuelles : ce qu’elles disent de nous, Bruxelles, Éditions du Silo, 2017.
  2. Acronyme des géants du Web, Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft.
  3. Catherine Achin et al., « Éditorial », dans Mouvements, vol. 99, n3, 2019, pp. 7-10.
  4. Viviane Albenga et Johanna Dagorn, « Après #MeToo : réappropriation de la sororité et résistances pratiques d’étudiantes françaises », dans Mouvements, vol. 99, no 3, 2019, pp. 75-84.
  5. National Sexual Violence Resource Center, « False Reporting », mars 2012.
  6. « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », tribune publiée dans Le Monde, 9 janvier 2018.
  7. Kahina Sekkai, « Que met Instagram en place pour protéger de la violence en ligne ? », 16 mai 2021.

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