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Quand le féminin pluriel se conjugue au singulier

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 14 février 2022

En Belgique, neuf CEO1 sur dix sont des hommes. Cela nous montre que, si plus de femmes accèdent à de
« hautes fonctions » que par le passé, elles restent nettement minoritaires aux postes clés. Il ne faut toutefois pas surévaluer les statistiques qui s’en tiennent à des constats, mais qui, à elles seules, ne permettent pas de comprendre la raison d’une inégalité et l’endroit où le curseur doit être placé.

En fait, il est très difficile de mesurer l’émancipation, car elle se conjugue au singulier. S’il est vital que les femmes ne soient pas discriminées du fait de leur sexe, c’est parce qu’il importe que chaque personne puisse exprimer sa  singularité aux yeux du monde. Or cette singularité échappe aux statistiques. Celles-ci cherchent à dégager des rapports de proportionnalité en fonction de  particularités. Les personnalités les plus influentes proposées ces derniers  temps par le magazine Time montrent pourtant bien que l’on peut être influent en sortant des créneaux habituels. Ainsi, si Greta Thunberg n’apparaît pas  dans les statistiques des hautes fonctions au sein des milieux patronaux ou politiques, elle n’en termine pas moins en 2019 à la première place du  classement des personnalités de l’année proposé par le Time. Il importe dès lors que l’émancipation des femmes ne se laisse pas seulement penser à partir des critères statiques d’une société héritée du patriarcat.

La singularité
comme critère de normativité

Trop souvent, on entend dire : ce qui importe, c’est que les femmes, si elles le désirent, puissent accéder aux mêmes fonctions que les hommes en disposant d’un salaire égal et en étant exemptes de discriminations liées à leur sexe. À mon sens, dans ce genre de réflexion, le problème n’est pas bien posé : il ne permet pas de faire ressortir qu’une reconversion comme celle d’Ellen MacArthur – qui, en 2005, a établi un nouveau record du tour du monde en voile en solitaire jusque-là détenu par un homme et qui se consacre désormais à l’éducation en faveur de l’écologie2 – est une réussite pour toutes les femmes.  En fait, il ne s’agit plus pour elle de faire mieux qu’un homme si tant est qu’elle l’ait vraiment cherché. Ce que dessine dorénavant son geste, c’est que chaque individu, quel qu’il soit, puisse à travers sa singularité apporter quelque chose à son entourage ou à l’humanité entière.

S’émanciper ne veut pas dire intégrer des statistiques normatives qui auraient la prétention de définir ce qui est honorable, s’émanciper veut dire avoir la possibilité de décider du style de vie et des fonctions qui nous permettent de contribuer à l’établissement d’une société juste. En ce sens, dire « non » à une société injuste – comme l’ont fait Rosa Parks, Carola Rackete, Vandana Shiva – est un signe d’émancipation bien plus fort que de s’enfermer dans un destin de classe. Certes, l’apanage de dire « non » et de faire bouger les lignes n’est pas féminin. De Thoreau à Gandhi, on trouvera de nombreux exemples masculins. Mais de plus en plus d’exemples féminins sont médiatisés. Autrefois, ces  singularités féminines n’auraient pu l’être du fait de leur sexe.

Les combats connexes

Toutefois, ce qui est en jeu quand on agit publiquement, ce n’est pas seulement la libération d’un genre minorisé, mais la sortie de tout enfermement dans une quelconque particularité. Ainsi, les propos discriminants qu’ont tenus Pascal Bruckner et Laurent Alexandre à l’endroit de Greta Thunberg en raison de son âge ou de son autisme sont tout autant à combattre que les préjugés sexistes, quels qu’ils soient. Prises dans la réduction de l’autre à une particularité, ces personnalités manquent le sens de la démarche critiquée : dire non à une école qui ne prépare aucun futur et faire de l’écologie la porte d’entrée d’un avenir soutenable.

Ce qui est une source d’inspiration pour tous dans les exemples cités de  femmes en action, qu’elles se disent féministes ou non, ne tient pas à leur particularité d’être femme, mais à la singularité qu’elles incarnent, c’est-à-dire à une complexion de particularités multiples qui est articulée autour d’une cause universelle. Ainsi, si Loza Abera Geinore est devenue une des femmes les plus en vue du classement 2020 de la BBC, c’est parce qu’elle a contribué à imposer une complexion inédite : être femme, être africaine et être une star du ballon rond. Son exemple permet de rendre la société plus inclusive en diversifiant les figures auxquelles s’identifier. Il en va de même en ce qui concerne la parole. Les femmes ne prennent pas seulement la parole, elles permettent de la distribuer différemment. Ainsi, avec son style bien à elle de mener la discussion, Oprah Winfrey a certainement fait bouger les lignes de la société américaine à l’égard des LGBTQI+ ou encore des Afro-Américain.e.s.

En conclusion, si trop longtemps les femmes furent confinées dans les limites  de la particularité d’un genre prédéfini, les actions exemplaires des femmes citées dans cet article nous montrent que l’humanité ne tient pas dans une particularité, mais dans une visée singulière de l’universel. La singularité n’est pas l’apanage des hommes. Les femmes, sitôt qu’on ne les discrimine pas de façon infamante, contribuent à tisser une vision plus complexe de l’humanité. Loin d’émerger du monde de la mode, les nouveaux modèles féminins sont pluriels. Longtemps réduites à des formes généreuses alimentant l’imaginaire des marins en mers lointaines, les femmes sont désormais des figures de proue en bien d’autres sens.

  1. Chief executive officer, soit directeur général dans la langue de Molière, NDLR.
  2. Ellen MacArthur, Les pieds sur terre, Paris, Glénat, 2011.

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