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Les Antigones du climat

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 14 février 2022

Elles sont aux avant-postes de la lutte contre le dérèglement climatique. Souvent très jeunes, ces activistes témoignent d’un engagement ferme et massif des femmes pour les questions environnementales. Leur credo : occuper le terrain pour contrebalancer leur déficit d’accès au pouvoir.

Illustration : Cäät

Comme le souligne le photographe Yann Arthus-Bertrand dans la préface du livre Quel monde pour demain ?, « à travers mes cinquante ans d’engagement, je me suis rendu compte que les héros de l’écologie étaient souvent des femmes », soulignant par la même occasion le « pouvoir des femmes qui s’engagent ». Greta Thunberg en tête, Luisa Neubauer en Allemagne, Camille Étienne en France, Adélaïde Charlier et Anuna De Wever en Belgique, les femmes actives dans la lutte contre le réchauffement climatique sont nombreuses – ce qui n’aura échappé à personne – à occuper l’agora médiatique. « Je ne sais pas si je peux en faire une généralité, mais ce que j’ai remarqué au sein des mouvements (par exemple Fridays for Future au niveau international), c’est que ce sont vraiment des meufs qui sont à l’avant de la scène et je ne crois pas que cela ait été sujet à débat et que tout le monde se soit battu pour y aller. Je pense que la plupart du temps, cela s’est fait naturellement, comme pour moi ou pour Anuna en Belgique. La question du genre est très importante dans notre lutte. Chaque fois que l’on choisit qui va aller parler dans les médias ou représenter le mouvement, on veut toujours s’assurer qu’il y a au minimum une fille et un gars, parce que c’est super-important pour nous qu’il y ait cette représentation-là », corrobore Adélaïde Charlier.

Pourquoi tant de meufs dans la lutte pour sauver le climat et la planète ? À cette question, Adélaïde Charlier répond que ce qu’elle constate, c’est que, même si les filles sont majoritaires, il y a aussi des garçons dans les mouvements pour le climat, mais qu’ils acceptent que les femmes prennent le rôle de leader ou de porte-parole. « Et je me dis que c’est peut-être là qu’il y a une avancée ! Le fait que des femmes soient mises en avant a une incidence sur le monde entier, puisque l’on remarque que leur place dans le secteur politique ou privé, là où sont vraiment prises les décisions, est très limitée. Quand on regarde le nombre de femmes chefs d’État dans le monde, c’est infime et cela reste un challenge pour elles, encore aujourd’hui, d’avoir assez de pouvoir pour exprimer leur opinion. Donc j’ai l’impression que les femmes doivent trouver d’autres moyens pour s’exprimer et, par exemple, utiliser la rue ou l’organisation d’un mouvement de citoyens afin de faire passer un message qui est autre que ce que le système nous propose. C’est aussi pour ça, me semble-t-il, que les femmes passent entre autres par le mouvement pour le climat pour partager leurs craintes ou leurs opinions. »

Une (ré)action
de survie ?

Si les femmes sont si actives dans la lutte contre le réchauffement climatique, c’est peut-être aussi parce que, lorsque les temps deviennent difficiles, lorsque les crises réapparaissent et que la société se délite, les droits des femmes sont les premiers à être remis en cause. On le voit avec la pandémie de Covid : en deux ans, les droits sexuels et reproductifs sont encore davantage attaqués à travers le monde, la pauvreté, qui s’est accrue de manière exponentielle, touche davantage les femmes et les enfants et même en Occident, où les femmes jouissent souvent d’un meilleur statut qu’ailleurs sur la planète, ce sont quand même elles qui assurent massivement les tâches domestiques et celles dites de care (soin des autres, de leur famille) ; de manière concomitante, les métiers difficiles et encore plus exposés aux conséquences de la pandémie, le personnel infirmier dans une large proportion, les caissières, les enseignantes, se conjuguent massivement au féminin. Dans ce contexte, la militance s’apparente un peu à un réflexe de survie. « Pourquoi les femmes ? Parce qu’elles représentent la majorité de la population vivant dans des conditions de pauvreté : 70 % selon l’ONU. Dans les régions rurales des pays du Sud, elles s’occupent de l’approvisionnement en eau et en combustible pour la cuisson et le chauffage, ce qui les force à marcher toujours plus loin en cas d’épuisement des ressources. Les femmes y prennent également en charge les activités agricoles et sont donc directement en proie aux sécheresses et aux inondations. Or, leurs connaissances et leur expérience de terrain sont très peu prises en compte, car elles participent très peu aux processus de décision », estime également la princesse Esmeralda, pour qui la prise en compte de la dimension de genre est elle aussi capitale dans la lutte contre le réchauffement climatique1. Ce n’est d’ailleurs pas la féministe malgache Marie Christina Kolo qui la contredira, elle qui affirme sans ambages que les femmes sont les premières victimes du réchauffement climatique et aussi les premières actrices de cette lutte. « Il faut savoir que seulement 3 ou 4 % des financements climat s’adressent à la thématique du genre, alors que 60 % n’en parlent pas du tout. C’est ce qu’il faut changer aujourd’hui quand on s’adresse aux pays en développement, en première ligne, et aux femmes qui sont les premières victimes, car elles sont aussi actrices de changement et porteuses de solutions », avait-elle argué lors de son intervention dans le cadre de la COP26.

Illustration : © Cäät

De la confluence des luttes

Un certain nombre d’activistes se retrouvent d’ailleurs dans la notion d’écoféminisme. Quoique ayant une définition relativement diversifiée, à l’origine de certains courants controversés, ce concept qui a émergé dans les années 1960 établit un lien entre la nécessité de lutter pour la défense des droits des femmes et celle des droits environnementaux. Adélaïde Charlier s’y dit sensible, tout en précisant ce qu’elle entend par cette notion qu’elle a récemment découverte. « C’est quelque chose qui est nouveau pour moi et en même temps évident quand j’en parle avec des écoféministes qui m’expliquent le lien entre l’oppression de notre système envers la Terre, l’environnement, la biodiversité, les animaux et le fait que l’humain, et plus précisément l’homme, se pense supérieur à tout ce qui l’entoure. L’arbre serait donc un objet, les animaux aussi et ils seraient ainsi à notre disposition pour que l’on puisse être bien sur cette planète. Les écoféministes y voient un rapport avec l’oppression de l’homme envers la femme. Cette oppression constante consiste à considérer cette dernière non comme un sujet, mais comme un objet et à l’utiliser dans ce système en se demandant comment le rendre le plus rentable possible. » Philosophe et autrice d’Être écoféministe. Théories et pratiques, ainsi que d’un roman graphique ReSisters, axé sur l’épuisement des ressources, l’accroissement des inégalités, les restrictions des libertés, Jeanne Burgart Goutal précise qu’il ne s’agit pas selon elle de ramener la femme à l’idée essentialiste qu’elle serait naturellement « formatée » pour être plus proche de la nature, ce dont se méfient certaines féministes, mais plutôt d’établir un lien entre l’enrichissement mutuel du patriarcat et du capitalisme au détriment des femmes et de l’environnement. « Le point commun, c’est d’articuler au plus serré exigences environnementales et justice sociale, notamment entre hommes et femmes, mais pas uniquement. L’une des thèses que les écoféministes défendent, c’est que le capitalisme est foncièrement patriarcal et néocolonial, qu’il ne pourrait pas fonctionner sans surexploitation du travail gratuit des femmes au sein du foyer, sans une forme de surexploitation des ressources naturelles et de la main-d’œuvre des anciennes colonies. »2 La philosophe met aussi en garde contre les biais que pourrait générer l’écoféminisme. « Un autre exemple, domestique cette fois, c’est la charge mentale supplémentaire pour les femmes, induite par l’écologie au quotidien : cuisiner maison, faire ses courses en vrac et fabriquer ses produits ménagers. Les écoféministes disent que la solution pour une transition écologique ne peut pas être dans une prise en charge par les femmes de tout le temps et de tous les efforts que celle-ci demande. »3

Une question
d’urgence vitale

Si les jeunes femmes activistes occupent aujourd’hui massivement le devant de la scène médiatique dans la lutte contre le réchauffement climatique, cela ne signifie pas pour autant que leurs aînées n’ont rien fait avant elles. En revanche, cette crise devient certainement plus aiguë aujourd’hui et le travail de l’ombre des plus anciennes activistes a peut-être été oublié ou moins médiatisé. Sandrine Dixson-Declève, première femme coprésidente du Club de Rome, à l’origine notamment du rapport Meadows, qui dénonçait déjà en 1972 les limites de la croissante économique et son impact sur la planète, est active dans la lutte pour la préservation de l’environnement depuis une trentaine d’années. Elle reconnaît un changement de paradigme face à l’urgence actuelle. « La complexité des enjeux nous a longtemps poussées à chercher des compromis, là où la jeune génération souffle un vent beaucoup plus radical. En ce sens, l’intransigeance de certains militants, comme Greta Thunberg, est un enseignement immense pour nous qui luttons depuis des décennies. Pour moi, les voix de Greta, d’Adélaïde, d’Anuna et de toutes ces jeunes femmes qui se soulèvent résonnent comme un ultime rappel. La situation est devenue si critique que nous ne pouvons plus nous résigner à des solutions de compromis », affirme celle qui est aussi haute conseillère auprès de la Commission européenne pour la protection de l’environnement et professeure associée au Cambridge Institute for Sustainability Leadership. Pour Greta Thunberg comme pour Adélaïde Charlier, qui ont toutes deux lu les derniers rapports alarmistes du GIEC, une chose est sûre, il est urgent d’agir. L’enjeu est simple : assurer la survie de l’humanité.

Face aux crises, les femmes seraient-elles mieux outillées pour assurer le combat ? Concernant la pandémie, Sandrine Dixson-Declève estime que « d’une façon générale, les États qui ont le mieux géré la première phase de la crise sont ceux qui ont le mieux intégré les objectifs de développement durable, dont celui qui vise la parité des genres et la diversité dans la participation aux processus décisionnels. Cela les a rendus plus robustes. Les défis que posent les changements climatiques sur la santé, l’environnement, l’économie, etc. nécessitent ce type de leadership basé sur la résilience, l’équité, l’écoute, l’entraide et la coopération, à l’opposé des rapports de force et des guerres d’ego ». Des valeurs souvent qualifiées de féminines, mais ne seraient-elles pas avant tout humanistes ?

Illustration : © Cäät

  1. Esmeralda de Belgique, Sandrine Dixson-Declève, avec Adélaïde Charlier, Anuna De Wever, Quel monde pour demain ?, Waterloo, Luc Pire, 2021, p. 57.
  2. « Environnement : l’écoféminisme au cœur du roman graphique ReSisters », interview de Jeanne Burgart Goutal, 28 octobre 2021.
  3. Juliette Quef, « Jeanne Burgart Goutal : “L’écoféminisme est une arme de déconstruction massive” », 21 octobre 2021.

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