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Théorie du donut :
l'économie est-elle genrée ?

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 14 février 2022

En proposant de réorienter l’économie vers un modèle plus juste et durable avec la théorie du Donut ou en menant des expériences microéconomiques proches du terrain et des populations pour déterminer des moyens de lutter contre la pauvreté, la chercheuse britannique Kate Raworth et l’économiste franco-américaine Esther Duflo conçoivent-elles l’économie sous un prisme résolument féminin ?

Illustration : Cäät

En 2012, l’économiste britannique Kate Raworth développait le modèle économique du Donut : « Historiquement, celui-ci s’inscrit dans plusieurs courants de pensée économiques », explique Géraldine Thiry, professeure d’économie à l’ICHEC Brussels Management School. « L’économie écologique, l’économie institutionnaliste, mais aussi l’économie féministe et l’économie sociale. Ces courants existent depuis plusieurs décennies. Fondée sur ceux-ci, la théorie du Donut développe une réflexion sur la manière d’atteindre le bien-être dans une société, tout en respectant deux impératifs : l’impératif écologique de ne pas transgresser les frontières planétaires, représenté par le cercle extérieur du donut (qui constitue le plafond écologique, NDLA), et le second impératif, éthique et social, selon lequel personne, dans une société juste pour l’humanité, ne peut se retrouver sous différents seuils sociaux. Ces seuils, représentés par le cercle intérieur du donut (constituant le plancher social, NDLA), sont fixés sur les objectifs sociaux du développement durable. Les deux cercles dessinent un horizon normatif indiquant qu’on ne veut laisser personne sur le bord du chemin tout en respectant les limites planétaires. Et cela nous invite à réorganiser profondément notre économie. La question qui se pose s’inscrit dans une critique du capitalisme, c’est-à-dire d’un système économique qui est consubstantiel à l’objectif de croissance. Avec la théorie du Donut, la première chose à faire, si on veut transformer nos économies, c’est changer le but. On va arrêter de viser la croissance, de plus en plus inégalitaire, mais aussi néfaste à l’environnement, et chercher un espace juste et sûr pour l’humanité. »

De l’homo economicus à l’être social

Dans cet espace, la société est organisée pour assurer notre survie, notre subsistance, en s’appuyant sur de nouvelles manières de produire et de consommer, et sur de nouveaux indicateurs de richesse développés depuis trente ans. Il s’agit de « se doter de nouvelles boussoles pour nous montrer d’autres directions. La théorie du Donut constitue un outil basé sur sept principes. Le premier est de changer de but. En visant un espace juste et sûr pour l’humanité, on remet en question la vision selon laquelle nous sommes tous des homo economicus ne cherchant que la maximisation du profit au prix du moindre effort. Kate Raworth dit que cette image colonise nos imaginaires et a pour effet de faire de nous ces êtres rationnels, alors même que nous sommes beaucoup plus complexes que cela. Nous sommes principalement des êtres sociaux, adaptatifs, ayant besoin de relations sociales qui nous rendent plus forts. Or, dans notre société de plus en plus individualiste, les liens sociaux se sont érodés ».

Agir en amont pour limiter
la production des inégalités

Un autre principe de la théorie développée par Kate Raworth est donc de rendre la façon dont nous organisons l’économie beaucoup plus égalitaire. Plutôt que d’envisager une redistribution des ressources en aval par des politiques fiscales plus ou moins ambitieuses, la chercheuse britannique propose d’agir en amont, dans la manière même de produire et de consommer. Comment gère-t-on une entreprise pour que les inégalités salariales soient moins importantes ? Comment gère-t-on la question de la propriété de l’entreprise, sa gouvernance, les réseaux dans lesquels elle s’inscrit… ? Quel type de financement utilise-t-on ? À travers ces questionnements, Kate Raworth en appelle à une économie plus régénérative et distributive, où la production et la consommation ont des effets moins délétères en matière d’inégalités sociales et environnementales. « La grande richesse de la théorie du Donut est de nous interdire de nous focaliser sur la dimension sociale ou sur la dimension environnementale sans penser à l’autre, souligne Géraldine Thiry. Vient ensuite la question de l’application concrète de cette boussole. Pour se l’approprier, il faut penser les impacts sociaux et environnementaux à la fois au niveau local et au niveau global. Certaines améliorations sociales ou environnementales locales se passent au prix d’un impact social ou environnemental négatif ailleurs. »

Des indicateurs pour un récit commun et des choix stratégiques

Géraldine Thiry constate que dans beaucoup de pays, y compris en Belgique et plus particulièrement en Wallonie, il y a une pratique d’institutionnalisation des indicateurs de richesse alternatifs au PIB (produit intérieur brut) qui sont utilisés comme des outils de communication, mais ont souvent des difficultés à s’imposer dans la prise de décision et dans les choix stratégiques. Citons l’accès à l’eau, le revenu, l’égalité des sexes, l’appauvrissement de la biodiversité par exemple. « La plupart de ces indicateurs ne sont pas articulés autour d’un récit commun. Ils sont très disparates, ont chacun un intérêt en soi, mais rien n’oblige leurs utilisateurs à les regarder de concert. Les organisations vont donc sélectionner dans leurs enseignements ce qui les intéresse et offrir le meilleur visage d’elles-mêmes en laissant dans l’ombre ceux qui sont un peu moins favorables. L’intérêt de la théorie du Donut est de mettre en regard l’ensemble de ces indicateurs disparates pour dresser un portrait et créer un récit commun et mobilisateur qui définit ce que signifie “un espace juste et sûr pour l’humanité”. »

Déployer le potentiel de transformation sociale du concept du Donut

La théorie du Donut offre quatre « lunettes » – local-social, global-social, local-écologique, global-écologique – qui deviennent des outils de réflexivité pour toute personne ou organisation qui voudrait s’en emparer. Fondé en 2019 pour promouvoir le modèle, le Doughnut Economics Action Lab (DEAL), société britannique d’intérêt communautaire, soutient les premières utilisations par des villes telles qu’Amsterdam (aux Pays-Bas), en avril 2020, puis Philadelphie et Portland (aux États-Unis), Copenhague (au Danemark), Nanaimo (au Canada), mais aussi la Région de Bruxelles-Capitale.

Illustration : Cäät

Les administrations, les acteurs de changements et les habitants impliqués dans le processus visant à adapter la théorie à la réalité concrète de leur territoire font usage des quatre lunettes pour établir un portrait. Les divers indicateurs pris en compte mettent en exergue des dimensions trop souvent omises dans les analyses d’un système économique. « Le premier rôle du portrait est de rendre compte de choses généralement passées sous silence quand on utilise des indicateurs socio-économiques traditionnels. Le deuxième rôle est de déterminer quelle cible on veut atteindre. C’est l’enjeu de démocratie participative de définition des cibles. C’est aussi un outil de mobilisation qui montre qu’on est encore loin de la cible et qu’on a encore des progrès à faire. Enfin, le troisième rôle est de rendre cet outil d’intelligence collective facilement mobilisable par un grand nombre de personnes et créer un véritable changement social. »

La légitimité du portrait :
l’exemple de BrusselsDonut

« À Bruxelles, on a voulu reproduire cet exercice du portrait qui, a priori, est plutôt un travail “en chambre” de vérification de ce qui existe statistiquement », poursuit Géraldine Thiry, coordinatrice scientifique du projet avec Philippe Roman et Laure Malchair, directrice de l’ASBL Confluences, porteuse du projet. BrusselsDonut a débuté en septembre 2020 et sa première phase s’est clôturée fin mai 2021. « Évidemment, montrer certaines choses et en taire d’autres est déjà un choix politique. C’est pourquoi il nous a semblé essentiel de rendre l’exercice le plus légitime possible. Ainsi, nous avons décidé de construire la lunette social-local de manière participative. On a convié des personnes à se prononcer sur ce qu’elles jugent important et à proposer des indicateurs. » Sur le plan de l’égalité des sexes, le portrait dressé à travers cette lunette montre qu’en région bruxelloise, l’écart de revenu entre hommes et femmes est de 5 130 euros par an, que le taux d’emploi des femmes est  inférieur de 11 % par rapport à celui des hommes et que 23,7 % des Bruxelloises ont déjà subi une forme de violence conjugale physique. « Sur les autres lunettes, on a plutôt questionné des experts susceptibles de bien nous expliquer les enjeux. Mais on a voulu aller plus loin en rajoutant des couches au modèle. Pour que le Donut soit vraiment un outil de transformation, il fallait qu’il soit approprié de manière plus profonde. On a donc appliqué ces quatre lunettes à quatre niveaux : du point de vue macro, celui du “portrait”, on a analysé ce qui fonctionnait bien et ce qui n’allait pas. Du point de vue méso, on a proposé aux administrations et aux cabinets politiques d’utiliser l’outil Donut pour analyser l’impact de leurs stratégies à l’aune des quatre lunettes. À titre illustratif, on a analysé les critères d’octroi de subsides d’un appel à projets lancé dans le cadre de BeCircular. Les membres des administrations ont pu se prononcer sur ces critères. Du point de vue micro, on a collaboré avec des associations et une entreprise qui se sont emparées de ces lunettes pour analyser leurs pratiques. Ce fut un exercice très participatif, avec beaucoup de rencontres, des ateliers… Les retours étaient fort intéressants. À travers l’utilisation de ces quatre lunettes, les organisations se sont rendu compte de certaines contradictions, de certaines tensions par rapport auxquelles il faudrait peut-être trouver des solutions. Il y avait des choses mises en lumière qui permettaient à ces organisations et ces entreprises de modifier certaines de leurs pratiques. Le dernier niveau, qu’on a appelé “nano”, est de nature pédagogique. On a appliqué l’outil des quatre lunettes à un objet pour que les ménages, les personnes, individuellement, puissent aussi se questionner sur leur consommation. À titre exemplatif, on a pris les smartphones en leur montrant qu’ils avaient à la fois de grandes qualités, comme le maintien du lien social avec la famille, mais aussi qu’ils sont produits dans des conditions sociales et environnementales catastrophiques, avec une logique d’obsolescence programmée… À partir de ce moment-là, on peut réfléchir à ce qui pose un problème et à la manière de le résoudre. »

L’économie sous le prisme « féminin »

En réponse à la question « les femmes abordent-elles différemment les enjeux économiques ? », Géraldine Thiry souligne que la pensée économique dominante est très conquérante. « La plupart des économistes considèrent que leur méthode permet d’étudier toutes les dimensions de la société. On va, par exemple, étudier l’amitié ou le mariage comme des interactions portées par des intérêts privés rationnels. Il y a une forme d’impérialisme des idées. Comme le dit Philippe Roman, également économiste écologiste, il y a une forme  d’humilité de la théorie du Donut, qui emprunte à l’économie  institutionnaliste, à l’économie féministe, à la sociologie… Elle est beaucoup moins imbue de sa discipline et ne va pas du tout partir du fait qu’elle a tout compris. Elle va plutôt s’ouvrir à ce que d’autres disciplines ont à lui apprendre, parce que le monde est complexe et qu’on a besoin des anthropologues, des sociologues, des économistes institutionnalistes pour avoir d’autres clés de compréhension. Et donc, plutôt que de conquérir les autres disciplines et d’imposer sa vision du monde, elle est dans la consilience, elle va essayer de concilier ces différentes visions, s’en nourrir, pour essayer de rendre compte de cette complexité. Je crois que cette démarche est un trait plutôt féminin. »

De son côté, en 2019, Esther Duflo, cofondatrice du Laboratoire d’action contre la pauvreté Abdul Latif Jameel (J-PAL), institution spécialisée dans la méthode de l’évaluation aléatoire des programmes de lutte contre la pauvreté, obtient le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel  – plus connu sous le nom de prix Nobel d’économie – pour les travaux effectués avec son époux, Abhijit Banerjee, et Michael Kremer. Elle n’est alors que la deuxième femme à remporter ce prix vieux de cinquante ans ! Elle est aussi la plus jeune lauréate.

Optant pour une posture épistémologique très différente de celle du Donut, l’économiste franco-américaine met en avant l’approche expérimentale de l’économie du développement et propose de mener des expérimentations microéconomiques plus proches du terrain et des populations, pour déterminer ce qui fonctionne ou non pour lutter contre la pauvreté. Certains économistes se montrent critiques au sujet de l’économie comportementale et des biais qu’elle introduit par le choix de questions où dominent les présupposés néoclassiques. Pour Jean-Michel Servet, auteur de L’économie comportementale en question1, « on retrouve (dans les études de cette approche) un homo economicus revu et corrigé mais toujours en place. […] Pour résumer, les limites des travaux des économistes comportementalistes me paraissent se situer à trois niveaux. D’abord, elles tiennent à la technique de randomisation ou au choix des “cobayes” étudiés devant l’ordinateur. Ensuite, il en va de l’attitude “hégémonique” des économistes par rapport aux autres sciences de la société. Enfin, il y a une limite idéologique ; c’est celle de penser à partir de l’individu et d’ignorer les dépendances au global, d’ignorer les effets systémiques positifs pour les uns et négatifs pour d’autres »2.

Ces critiques méthodologiques n’empêchent pas que les démarches d’Esther Duflo donnent lieu à des changements de comportements qui, à court terme, peuvent être très bénéfiques pour les populations des terrains où se déroulent les études. Comme le souligne Véronique Le Billon, « les politiques publiques mises en musique à la suite de ses essais ont déjà concerné 400 millions de personnes : du déparasitage d’enfants (mesure jugée efficace pour améliorer les résultats scolaires) à la distribution de moustiquaires (pour lesquelles les chercheurs ont déterminé le juste prix, en l’occurrence la gratuité), en passant par la définition des meilleurs outils pédagogiques en Inde ou l’amélioration de l’information des bénéficiaires d’aides sociales en Californie »3. Les études du J-PAL sont d’ailleurs résumées de façon à ce que les décideurs locaux puissent s’emparer de leurs résultats et prendre les décisions les plus appropriées pour lutter contre la pauvreté.

  1. Jean-Michel Servet, L’économie comportementale en question, Paris, Charles-Léopold Mayer, 2018.
  2. « “L’économie comportementale, une impasse pour les politiques de développement”: entretien avec Jean-Michel Servet », 14 octobre 2019.
  3. Véronique Le Billon, « Au MIT, dans le labo d’Esther Duflo », 28 février 2020.

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