La tartine
Casser les codes :
un impératif pour plus d’égalité ?
Ludivine Ponciau · Journaliste
Mise en ligne le 14 février 2022
La crise sanitaire a mis en lumière la surreprésentation des femmes dans les métiers du care et leur mise à l’écart d’autres rôles jugés masculins. Des stéréotypes de genre profondément ancrés contre lesquels s’érigent des figures contemporaines.
Pas toujours conscientes, les assignations ordinaires de genre cloisonnent nos schémas de pensée et orientent nos comportements. Cette intériorisation de la norme est renforcée par un système éducatif inégalitaire. Une étude menée en 2012 par les Ceméa (les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active) a par exemple pointé que les garçons étaient deux fois plus présents dans les manuels scolaires et souvent représentés en action, forts et courageux. Les filles sont davantage à l’intérieur et représentées comme sensibles et fragiles. Des stéréotypes renforcés par certaines croyances : les garçons seraient plus doués en maths et en sciences tandis que les filles seraient plus studieuses et plus soigneuses. Pourtant, les tests Pisa montrent qu’à l’école primaire, les filles ont de meilleurs résultats que les garçons en mathématiques, mais qu’à résultats équivalents huit garçons et seulement cinq filles sur dix s’estiment capables de suivre des études scientifiques.
Des compétences « naturelles » ?
« Un stéréotype de genre », explique Ester Lucia Rizzi, professeure de démographie et coordinatrice du Groupe de recherche en études de genre de l’UCLouvain, « est une opinion partagée au niveau sociétal concernant l’homme moyen et la femme moyenne. La famille, l’école, mais aussi la société dans son ensemble nous transmettent des normes de genre. Dans la famille, on peut par exemple socialiser les filles à prendre soin des autres, ce qui en soi est très bien, mais pas les garçons. Les stéréotypes de genre aujourd’hui sont aussi le fruit de la place que la femme occupait dans la société par le passé. Si on a l’habitude de voir des hommes dans certaines professions, cela nous surprend de voir une femme et nous risquons de la considérer comme moins compétente. »
Selon ces représentations, les femmes seraient donc faites pour les métiers du care, car cette aptitude à s’occuper de l’autre, à prendre soin, serait inscrite dans leur ADN. Les hommes, en revanche, se sentiraient plus à l’aise dans des environnements techniques. Si l’on se penche sur les données de l’Office national de la sécurité sociale, on constate en effet que, sur quarante-trois professions du secteur des soins de santé, sept affichent un taux de présence féminine atteignant ou dépassant les 90 %. Sans grande surprise, la répartition est presque aussi tranchée mais de façon inversée dans l’informatique où, pour six professions répertoriées, la proportion d’hommes atteint ou dépasse les 70 %.
« Tout cela est en train de changer très rapidement », confirme Ester Lucia Rizzi, « et plusieurs enquêtes européennes nous montrent que, au fil du temps, les attitudes de genre deviennent plus égalitaires. Par exemple, concernant l’affirmation “lorsque l’emploi est en crise, les hommes devraient être prioritaires sur les femmes pour obtenir un emploi”, mesurée par l’European Values Survey, les tendances en France et en Belgique montrent qu’environ 35 % des individus étaient d’accord avec cette affirmation au début des années 1990, pour arriver à 17 % en France dans l’année 2000. Un autre exemple concerne l’affirmation “les hommes sont de meilleurs politiciens que les femmes”. En 2018, en France, seulement 12 % de la population était d’accord. Malgré l’affaiblissement de certains stéréotypes, les études au niveau européen ne montrent pas une progression des femmes dans des secteurs traditionnellement masculins. C’est le cas par exemple des secteurs dits STEM (science, technology, engineering and mathematics). »
Une fatalité ? Bien que les inégalités entre hommes et femmes subsistent, des leviers d’action ont été mis en place pour réduire l’écart. Il y a trois ans, Digital Wallonia a lancé le programme Wallonia Wonder Women afin de sensibiliser les femmes à l’attractivité des métiers du numérique. L’Agence du numérique (AdN) a également lancé le projet Gender 2021 destiné à examiner la réalité de terrain dans les entreprises numériques et à identifier les pratiques de management susceptibles de retenir les femmes dans les carrières liées à la tech.
Le documentaire Casser les codes de la journaliste de la RTBF Safia Kessas retrace le parcours de ces femmes qui font carrière dans le secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). C’est le cas d’Hélène Ruelle, développeuse front-end (ensemble des éléments visibles et accessibles directement sur un site Web), qui a découvert l’univers du développement Web en participant à une session chez Bruxelles Formation, et de Barbara Viciencio, data scientist qui s’est formée à la biotechnologie et aux techniques de codage auprès du Forem. Aujourd’hui, cette dernière encourage les femmes à se lancer dans ce secteur : « J’avais peur, je ne me sentais pas légitime. Mais on l’est tout autant que les mecs ! J’aime ce métier parce qu’il m’a donné de la qualité de vie. Tout le monde est capable le faire. »
« First ladies »
Dans d’autres secteurs aussi, des femmes font office de pionnières et démontrent que la compétence n’a pas de sexe. Elles offrent ainsi d’autres modèles de carrière et leurs parcours sont source d’inspiration pour les plus jeunes. Aux États-Unis, Keechant Sewell s’apprête à devenir la première femme à la tête de la police de New York. En Allemagne, l’écologiste Annalena Baerbock est la première femme à devenir cheffe de la diplomatie. En Afrique du Sud, Mpho Phalatse est la première femme noire nommée au poste de maire de Johannesburg. En France, Amélie Mauresmo sera la première femme à diriger Roland-Garros. Et en Belgique, Sophie Wilmès a été la première femme à accéder au poste de Première ministre.
Des modèles féminins sont également en train d’émerger dans des disciplines sportives considérées comme masculines. En 2019, Sara Rezki fondait FightXLife, une association de soutien aux patients atteints du cancer ou de toute autre maladie qui mise sur la pratique de la boxe. « Certains boxeurs ne sont pas très friands de notre initiative, pour eux le sport est associé au combat, pas à la dimension santé. D’ailleurs, quand on se retrouve à boxer face à des hommes, on voit bien qu’ils veulent nous pousser au maximum pour voir jusqu’où on va tenir. » Loin de se décourager, Sara Rezki n’a cessé de revendiquer la place des femmes dans ce sport « de mecs » : « Ça m’a stimulée. Ça m’a donné de la force, l’envie de me dépasser. »
Illustration : © Cäät
Talents gâchés
Dans le même registre, les judokates Charline Van Snick ou Lola Mansour, à l’origine du mouvement #balancetonsport, militent pour que cesse le sexisme ordinaire dans le milieu dans lequel elles évoluent. « Beaucoup de choses sont tellement intégrées : on ne prend conscience que le sport est un système axé sur le modèle masculin que lorsqu’on prend du recul », témoigne Lola Mansour. « Ce à quoi on assiste, c’est du sexisme ordinaire, des remarques banalisées sur le physique des filles, leur musculature, aux privilèges réservés à l’équipe masculine. On est obligées de se battre, de rentrer dans le moule, de traverser les obstacles. En fin de compte, certains talents ont été gâchés. »
Pour que ces exemples de femmes qui « cassent les codes » ne restent pas uniques, propose Ester Lucia Rizzi, il faut investir dans les politiques d’orientation à l’école et dans les politiques de recrutement des femmes dans les formations professionnelles et universitaires où les hommes sont majoritaires. « La lutte contre les stéréotypes passe aussi par les politiques familiales qui favorisent la participation de la femme au travail rémunéré. Il faut augmenter la disponibilité des places dans des crèches de qualité. Quant aux congés parentaux, ils ne doivent pas être trop courts et doivent être rémunérés proportionnellement au salaire, bien que plafonnés. En effet, si les politiques familiales ne répondent pas de manière satisfaisante aux besoins des parents, les femmes pourraient avoir la tendance à choisir des secteurs professionnels par facilité plus que par vocation. » « Pour favoriser l’implication professionnelle de la femme », pointe encore la chercheuse, « il est aussi nécessaire de lutter contre la discrimination au travail, qui peut prendre des formes subtiles, notamment celle d’un discours dévalorisant. De son côté, la femme doit veiller à ne pas s’auto-exclure : parfois elle n’ose pas s’affirmer et viser des objectifs professionnels. »
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