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Une séparation à l’épreuve des religions

Michette Satinet • Administratrice du CAL/Luxembourg

avec la cellule « Étude & Stratégie » du CAL/COM

Mise en ligne le 2 septembre 2022

Entre le principe de non-ingérence des Églises dans les affaires de l’État et la garantie par ce dernier de la sphère d’autonomie de chaque individu quant à ses convictions, l’équilibre est précaire. La revendication de droits particuliers par des mouvements religieux conservateurs tend à déstabiliser la balance. Dès lors, la laïcité est plus que jamais nécessaire pour garantir à toutes et à tous qu’aucune conviction ne dictera jamais sa loi à l’ensemble. Rappel historique d’une séparation (presque) à l’amiable.

Illustration : Max Tilgenkamp

La construction de l’État belge s’est faite à coup de compromis touchant diverses questions épineuses se concrétisant par des avantages équitablement répartis. L’une d’entre elles, la question philosophico-politique, exprime la confrontation entre deux clans : l’Église et sa mouvance, d’une part, et la mouvance libérale-socialiste et laïque, d’autre part. La question des rapports entre l’Église et l’État se pose dès la naissance de l’État belge et la Constitution de 1831 est le résultat, déjà, d’un compromis !

Une Constitution d'inspiration laïque

Si la loi fondamentale ne fait pas référence à la laïcité de l’État (l’expression n’existait pas encore) ni à la séparation de l’État et de l’Église de manière formelle, quatre de ses articles indiquent une forme de séparation. L’article 14 (aujourd’hui 19) garantit la liberté des cultes et la liberté de conscience. L’article 15 (aujourd’hui 20) consacre à la fois la liberté de conscience et la neutralité de l’État. L’article 16 (aujourd’hui 21) établit l’indépendance de l’Église et la neutralité de l’État. Par l’article 117 (aujourd’hui 181), la Constitution prévoit que l’État prend en charge les traitements et les pensions des ministres du culte. Parallèlement à ces quatre articles spécifiques, la Constitution instaure également la liberté de l’enseignement et les libertés d’association et de presse, lesquelles peuvent également s’envisager sous l’angle des rapports entre l’État et l’Église. Ce régime est révolutionnaire pour l’époque et se montre remarquablement stable ; le régime de financement des cultes tel qu’instauré en 1831 restera inchangé malgré six réformes constitutionnelles et la reconnaissance de nouveaux cultes. Aujourd’hui, six cultes sont ainsi reconnus et donc financés : les catholiques, les protestants, les israélites, les anglicans, les musulmans et les orthodoxes. En 1993, la Constitution a été modifiée afin d’ouvrir le financement aux « organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle ».

L'affaiblissement de la séparation

Si le régime de séparation établi par la Constitution n’a pas connu de modifications fondamentales depuis son origine, il est rapidement mis à mal dans les faits en ce qui concerne la question de l’enseignement. En 1959, l’adoption du Pacte scolaire – « marché de dupes » selon la Ligue de l’enseignement – met un terme à ces affrontements, mais concrétise cent trente années de concessions accumulées. Ce compromis historique, s’il a pu apaiser les tensions, a néanmoins satisfait en grande partie les exigences de l’enseignement catholique, défavorisant l’enseignement public en mettant les réseaux officiels et privés pratiquement sur le même pied en ce qui concerne le financement. De surcroît, l’enseignement officiel est toujours obligé d’assurer une offre decours de religion ou de morale non confessionnelle.

Cependant, depuis un arrêt de la Cour constitutionnelle de 2015, il a été reconnu aux élèves de l’enseignement officiel de pouvoir bénéficier d’un cours réellement neutre, à côté de cette offre de cours de religion ou de morale confessionnelle. Ainsi est né le cours de philosophie et citoyenneté. Dans un premier temps, à raison d’une heure obligatoire pour tous les élèves, complétée par une heure au choix (soit de philosophie et citoyenneté soit de religion/morale). Mais le lobby catholique, le Secrétariat général de l’enseignement catholique (SeGEC) en tête, a encore fait en sorte de soustraire l’enseignement libre, subsidié par la Communauté, à ce devoir de dispenser le cours de philosophie et de citoyenneté. Depuis décembre 2021, le Parlement a voté l’extension de ce cours à deux heures obligatoires pour tous les élèves de l’officiel, tout en maintenant une offre – déclinable – de cours de religion/morale pour les élèves ou les parents qui le souhaitent.

Dernier épisode de la politique catholique agressive dans le domaine scolaire, la répartition du fonds européen (269 millions) pour la rénovation des bâtiments scolaires. Le plan basé sur les clefs historiques de financement qu’a présenté le ministre Daerden a été contesté devant la Cour constitutionnelle par l’enseignement libre. Celle-ci, comme souvent ces dernières années, lui a donné raison et le ministre a dû revoir sa copie au détriment de l’enseignement public. C’est d’ailleurs une méthode assumée par le SeGEC que de judiciariser de plus en plus systématiquement la revendication de ses seuls intérêts.

L'amorce de la laïcisation

L’apaisement de la question scolaire en 1959 permet une nouvelle mobilisation laïque. Le Centre d’Action Laïque, créé en 1969, forme en 1972 avec son équivalent flamand le Conseil central des communautés philosophiques non confessionnelles de Belgique (CCL). En 1981, ce dernier est reconnu en tant que coordinateur de la laïcité belge chargé de la représenter auprès des pouvoirs publics ; à partir de 2002, il est financé sur base de l’article 181 de la Constitution, c’est-à-dire de manière similaire à ce qui est établi pour les six cultes reconnus.

Les actions menées par le CAL vont aboutir à la signature d’une série de lois laïques (publicité pour les contraceptifs, dépénalisation des rapports homosexuels, de l’adultère…), mais surtout, après d’âpres et longs débats, à la dépénalisation partielle de l’IVG en 1990 malgré la pression des partis chrétiens et l’opposition du Roi Baudouin, n’hésitant pas à déclencher une crise de régime. À partir de ce moment, surtout sous les gouvernements « arc-en-ciel » (coalition libérale-socialiste) de Guy Verhofstadt (1999-2007), un faisceau de lois éthiques sont votées, plaçant la Belgique en tête des pays progressistes : mariage et adoption pour les couples de même sexe, légalisation de l’euthanasie même pour les mineurs, procréation médicalement assistée… Ce ne fut pas simple, surtout en ce qui concerne la loi sur l’euthanasie : vingt ans de négociations avant son vote en 2002, vingt ans d’opposition de l’Église, opposition relayée par les partis chrétiens, vingt ans d’opposition au respect des opinions de chacun.

Et aujourd'hui ?

Si notre société est dans une large mesure sécularisée, force est de constater un retour en force du religieux, en particulier de ses tendances les plus conservatrices, revendiquant ouvertement des droits particuliers au nom d’une identité prétendument à protéger. Plus nombreuses sont les convictions philosophiques ou religieuses, plus la laïcité est nécessaire pour garantir à toutes et tous qu’aucune conviction ne pourra dicter sa loi à l’ensemble.

En effet, bien que le principe de séparation entre les Églises et l’État soit établi dans notre Constitution, les empiètements religieux semblent se multiplier et les clivages s’approfondissent : les revendications communautaristes d’une part de l’électorat sont soutenues par certains élus – qui par-là espèrent sans doute bénéficier du vote de ces communautés –, et les controverses quant au port des signes convictionnels tel le voile islamique, l’abattage rituel, les repas « halal », ainsi que l’accès « genré » aux piscines, les débats difficiles sur certains sujets dans les écoles… se multiplient. Face à cette « montée en puissance du religieux » au sein de la société et à la difficulté d’aborder sereinement les questions de cohabitation et de cohésion sociale qui en découlent, le mouvement laïque doit être à la fois impliqué et vigilant.

Cette mise en débat pose deux questions fondamentales : comment envisager la liberté d’expression et la non-discrimination par rapport aux opinions philosophiques et aux croyances religieuses ? Quand dépasse-t-on les limites dans la critique des appartenances et des identités philosophiques et religieuses par rapport aux autres appartenances et identités ?

Le régime de séparation des Églises et de l’État tel que mis en place par la Constitution et resté pratiquement inchangé dans ses principes mérite d’être interrogé, à l’heure où le droit à la liberté religieuse semble prendre le pas sur l’obligation d’impartialité de l’État. La mise en balance des droits fondamentaux – droit à la liberté religieuse, à la liberté d’expression, principe d’égalité et de non-discrimination, etc. –, le rôle de l’État dans l’accomplissement de ses missions de service public, les conditions d’un vivre ensemble harmonieux… sont autant de réflexions à mener pour répondre à la question posée à l’occasion de la Convention : comment (re) faire société ?

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