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L’extrémisme politique comme blocage
de la réflexivité

Gabor Tverdota • Délégué à la communication sociopolitique à Bruxelles Laïque

Mise en ligne le 2 septembre 2022

Le constat est là : les extrémismes politiques gagnent du terrain d’année en année, en Belgique, en Europe et ailleurs, nous enjoignant à repenser ce phénomène à nouveaux frais. Pour ce faire, cet article pose l’hypothèse selon laquelle l’extrémisme politique n’est pas un système idéologique, mais un appareil de prise de pouvoir possédant une forme d’action propre qui passe par la transformation de la conscience de la réalité des acteurs sociaux qui adhèrent au propos extrémiste. Cette transformation implique notamment le blocage de la capacité réflexive de ces acteurs, résultant en un rapport immédiat et non critique aux données et informations (les « idéologies ») auxquelles ils sont confrontés.

Illustrations : Max Tilgenkamp

L’extrémisme est une notion difficile à définir. Comme tout terme politique, elle est à double tranchant : elle peut être utilisée d’une manière légitime pour dénoncer le dogmatisme, l’unilatéralité, l’intolérance, l’agressivité irréfléchie ou la violence propre à certaines positions ou mouvements politiques. Mais elle est également souvent employée comme une arme idéologique par des pouvoirs autoritaires ou dictatoriaux pour justifier la suppression de toute dissidence. De plus, même lorsque l’on en fait un usage légitime, cela ne veut nullement dire que l’attitude ou la position de celles ou ceux qui en usent sont par là même automatiquement exemptes d’orthodoxie ou de fermeture d’esprit. Aussi faut-il garder en tête que divers groupes sociaux ou positions politiques peuvent avoir une idée et des définitions différentes de ce qui passe pour de l’extrémisme politique. Enfin, il convient également de prendre en compte que les extrémismes eux-mêmes évoluent avec le contexte social et historique qui les fait naître, et les théories d’hier ne fournissent pas nécessairement une orientation adéquate pour comprendre et combattre les extrémismes d’aujourd’hui.

C’est pourquoi il semble souhaitable de remettre cette notion sur le métier en essayant d’en formuler une définition qui permette à des groupes sociaux divers, mais unis par la volonté de maintenir un espace de partage et de controverse ouvert et pluriel, de se comprendre sur base d’un langage commun à développer dans et par le débat démocratique sur ce phénomène. La visée de cet article est de faire une contribution modeste à ce débat en formulant quelques propositions programmatiques à développer dans des recherches futures.

Ces propositions sont en partie inspirées par l’ouvrage de Christian Boucq et Marc Maesschalck intitulé Déminons l’extrême droite (écrit dans le contexte des succès électoraux de l’extrême droite flamande au début des années 2000), qui offre, sur fond de la synthèse d’une expérience de formation en milieu associatif, des propositions théoriques nouvelles pour appréhender le phénomène contemporain de l’extrémisme de droite à partir d’une remise en chantier de la notion d’idéologie1. Si le cadre initial de ces propositions est une réflexion sur l’extrême droite, ses résultats peuvent s’appliquer également à d’autres formes d’extrémisme politique. En effet, l’idée centrale que cet article soumet à considération est précisément que les extrémismes se définissent moins par leur contenu idéologique concret que par leur manière d’opérer des transformations dans la mentalité même de celles et ceux qui les adoptent. Cette thèse sera ici développée en deux temps : d’abord au travers d’une réflexion sur la nécessité d’actualiser nos représentations sur la plus dangereuse forme d’extrémisme contemporain, l’extrême droite ; ensuite, en explicitant l’idée que l’importance du contenu idéologique des extrémismes est secondaire par rapport à leur performativité consistant à paralyser la capacité réflexive des acteurs sociaux.

Vers une représentation actualisée de l’extrémisme de droite

L’extrémisme de droite est un phénomène historico-politique vieux d’un siècle ; un nombre considérable de représentations collectives fortes s’y attachent et maintes théories ont été avancées pour essayer de la comprendre. Si elle peut être définie d’une manière générique en tant que « la dissolution de l’ordre politique dans un processus d’autodestruction de la société civile », il s’agit néanmoins d’un phénomène protéiforme qui a grandement évolué au cours de sa centaine d’années d’histoire. Dans cette mesure, il est absolument crucial d’un point de vue stratégique de s’assurer que les représentations et théories que nous en avons aujourd’hui correspondent en effet à ses formes les plus contemporaines. Faute de telles représentations et théories actualisées de l’extrême droite, la mobilisation risque d’être aussi insuffisante ou inefficace qu’elle ne l’a été dans « l’Allemagne de Weimar ou l’Italie de Victor-Emmanuel III ou l’Espagne de Guernica ». L’évocation de ces dernières conjonctures historiques devrait dès lors inciter à aborder l’extrême droite d’aujourd’hui comme un « enjeu inédit qu’il faut absolument déconnecter des hypothèses de récurrence des replis identitaires et du désenchantement des politiques de masse ».

En suivant le raisonnement de Boucq et Maesschalck, ce travail d’actualisation de nos représentations de l’extrême droite devrait comporter deux phases : une première phase de déconstruction des représentations collectives qui s’avèrent non congruentes avec la situation actuelle et une seconde phase de reconstruction de nouvelles représentations adéquates.

Dans la phase de déconstruction, la première tâche consiste à mettre temporairement hors circuit tant les images archétypales de la mémoire collective dominée par l’horreur de la Seconde Guerre mondiale que celles relatant l’héroïsme de la résistance antifasciste. Pourquoi ces représentations liées à la « figure monstrueuse de l’extrême droite » doivent-elles être reléguées au second plan ? La raison en est précisément l’actualité de l’« apparente civilité [de l’extrême droite] qui semble la rendre tolérable à petite dose, voire acceptable sous condition, si pas fréquentable ». Pour le dire autrement : si la conscience des citoyens est saturée par les images de la monstruosité fasciste de jadis, peu seront enclins à reconnaître dans l’extrême droite d’aujourd’hui – aux allures relativement civilisées et se dissimulant souvent sous des masques démocratiques – le précurseur du retour de cette même monstruosité. C’est pourquoi le regard vigilant doit se poser avant tout sur « la première figure de l’extrême droite, celle encore indécise, en demi-teinte, qui suscite les hésitations tant stratégiques que morales ». C’est, en d’autres termes, la phase ascensionnelle de l’extrême droite qu’il convient de privilégier, puisqu’une fois installée au pouvoir, « la question de savoir comment on parviendra alors à la contrôler pour sauvegarder la démocratie risque malheureusement d’être trop tardive ».

Un deuxième obstacle majeur face à la construction d’une conception actualisée de l’extrême droite réside dans la persistance de représentations collectives nées dans le contexte de la guerre froide, fondées sur des propriétés qui ont été projetées rétrospectivement sur ce phénomène. Force est ainsi de faire le constat paradoxal d’après lequel les constructions idéologiques de l’anticommunisme – ces dernières puisant d’ailleurs en partie dans l’arsenal de la propagande antibolchévique des nazis – et de la critique du « totalitarisme » ont largement surdéterminé les représentations existantes de l’extrémisme de droite2.

Ainsi est-il de coutume d’attribuer à l’extrémisme de droite « le culte de l’État fort, la centralisation absolue, le contrôle de la société civile par un parti omnipotent, une idéologie de référence appliquée systématiquement à l’économie et à la culture, une religion de l’autorité, etc. », qui non seulement n’en constituent pas les caractéristiques essentielles, mais surtout ne sont d’aucun secours lorsqu’il s’agit de se mobiliser contre l’extrême droite « dans sa phase d’ascension au pouvoir »3.

Une fois cette double réduction effectuée, l’hypothèse de travail – le résidu de la réduction, en quelque sorte – servant à entamer la phase de reconstruction d’une représentation sociale de l’extrême droite se présente de la manière suivante : « L’extrême droite n’est ni plus ni moins qu’un appareil de prise de pouvoir. » « Ni plus », car elle n’est pas motivée à donner au monde un sens inédit et à la société une structure ainsi que des possibilités nouvelles, mais à évincer sans plus et pour de bon les élites dirigeantes pour prendre leur place. « Ni moins », car cette saisie des rênes de l’État s’accompagne de l’avènement « d’un rapport de pouvoir qui n’est plus orienté vers le partage et la coopération dans un espace controversé » et surtout ôte toute possibilité aux populations d’influer politiquement sur leur sort par la médiation des institutions démocratiques. L’hypothèse selon laquelle l’extrême droite doit être appréhendée comme un appareil de prise de pouvoir met la focale sur la question directrice de savoir de quelle manière cet appareil accède au pouvoir et de quelle façon il l’occupe. L’on cherchera en d’autres termes à définir un ensemble de conditions du succès de l’extrémisme de droite.

La réalité comme contexte ouvert vs la réalité comme évidence momentanée du sensible

Affirmer que l’extrême droite est essentiellement un appareil de prise de pouvoir équivaut à l’interpréter non pas à partir de ses programmes électoraux ou, mieux, à partir de son ou ses idéologie(s) (sa « vision du monde »), mais à partir de ses modalités d’action. En d’autres termes, selon cette hypothèse, l’extrême droite n’est nullement un système idéologique mais une forme d’action. Ce choix méthodologique n’implique pourtant pas de négliger le rôle des idéologies dans le processus de fascisation de l’espace public par des formations extrémistes. Il consiste davantage à tirer les conséquences de cette remarque décisive selon laquelle l’extrême droite « ne suit pas un programme idéologique bien établi, mais instrumentalise plutôt les productions idéologiques qui l’accompagnent. […] Les idées restent donc secondaires ; le véritable problème est la capacité à les faire valoir et adopter, par une représentation sociale, à un moment déterminé de l’histoire politique ». Cette remarque fait aussi comprendre pourquoi cette proposition théorique peut s’appliquer au-delà du seul cas de l’extrême droite à toutes les formes possibles d’extrémisme politique. En effet, à poser le problème dans ce cadre, l’enjeu peut se généraliser à la question de savoir comment, par le biais de quelles procédures, les extrémismes politiques de tous bords (quelles que soient les idéologies concrètes qu’elles promeuvent) parviennent à faire adopter leurs productions idéologiques.

Pour répondre à cette question, j’avance l’hypothèse que ce processus passe par ce que j’appelle la « forclusion de la réflexivité » du champ de conscience des acteurs qui adhèrent aux propos extrémistes. La réflexivité, ainsi que je l’entends ici, implique une série de capacités telles que briser une routine pour envisager un problème en tant qu’enjeu nouveau ; se projeter de manière « empathique » dans la position d’autrui pour considérer un phénomène à partir d’une perspective autre que la sienne propre ; évaluer la situation d’un point de vue prospectif, c’est-à-dire de l’angle d’un ensemble de facteurs pas entièrement prévisibles (et non donnés dans la simultanéité) ; arbitrer de manière autonome dans une situation où une pluralité de règles de conduite possibles se présente à l’acteur ; aller à l’encontre de la propension à se soumettre à une autorité pour justifier un acte4.

Chacune de ces capacités, toutes nécessaires à un certain degré afin de se conduire d’une façon adaptée à la vie dans une société moderne complexe, présuppose la faculté de se mettre à distance vis-à-vis d’une situation donnée, dans le but d’y avoir prise par la médiation de facteurs qui n’y sont justement pas immédiatement disponibles, et ainsi de différer les décisions que l’on doit y prendre.

Le genre d’attitude et de comportement rationnel, réfléchi, prévoyant et (auto)critique que cela suppose dessine à vrai dire une certaine conception (largement implicite) de la réalité, communément partagée par toute personne adaptée au mode de vie moderne (et qui me semble aussi bien à la base de cet exercice historiquement et culturellement plus spécifique qu’est le libre examen).

Ce que j’appelle la forclusion de la réflexivité n’est rien d’autre que la régression à partir de ce concept de réalité à un stade d’élaboration primitif des comportements et des affects propre à un concept qui appréhende le réel comme évidence momentanée du sensible, c’est-à-dire qui « présuppose que ce qui est réel se présente comme tel de soi-même et que, dans l’instant de sa présence, il est avec son pouvoir de persuasion sans démenti possible », ou encore qui « renferme l’idée que le réel s’offre comme tel de lui-même et dans sa présence actuelle, sans nécessiter d’interrogation ultérieure constante et indéfiniment prolongée », pour reprendre les propos du philosophe Hans Blumenberg.

Selon l’hypothèse avancée ici, ce n’est pas l’option d’une certaine idéologie (« extrémiste ») à la place d’une autre (« libérale » ou « conservatrice » ou « socialiste », etc.) qui explique le basculement d’individus ou de pans entiers de la population dans le camp des extrémismes politiques. Le processus d’abdication face aux produits idéologiques extrémistes, et notamment le fait frappant que des personnes pourtant par ailleurs rationnelles ne perçoivent plus le caractère souvent incohérent, contradictoire et irrationnel de ces productions, s’explique mieux par la régression d’une conscience de la réalité rationnelle, réflexive et (auto)critique à une conscience se caractérisant par l’acceptation inconditionnée du donné dans l’instant même de sa réception.

  1. Christian Boucq et Marc Maesschalck, Déminons l’extrême droite, Charleroi, Couleur Livres, 2005, 136 pages. Les citations suivantes sont extraites du même ouvrage.
  2. Robert O. Paxton, Le fascisme en action, trad. W. O. Desmond, Paris, éditions du Seuil, 2004, p. 360.
  3. Christian Boucq et Marc Maesschalck, op. cit. Les citations suivantes sont encore extraites du même ouvrage.
  4. Cf. Luc Begin, « Le développement de la compétence éthique des acteurs organisationnels », dans Yves Boisvert (dir.), Éthique et gouvernance publique, Montréal, Liber, 2011, pp. 213-229.

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