La tartine

Accueil - La tartine - Comment (re)faire société? - L’esprit critique, sans snobisme

L’esprit critique,
sans snobisme

Thomas Chouters • Animateur philo au CAL/Namur

avec la cellule « Étude & Stratégie » du CAL/COM

Mise en ligne le 2 septembre 2022

L’enseignement, outil par excellence de l’émancipation individuelle, subit la lourde concurrence des réseaux sociaux qui font rarement dans la nuance et entretiennent souvent les a priori et les stéréotypes, voire servent de champ de bataille à la déstabilisation politique et à la propagande. De quel enseignement avons-nous besoin pour doter les élèves et les étudiants des nécessaires outils de pensée critique ?

Illustration : Max Tilgenkamp

Comment valoriser le discours scientifique de même que le plaisir d’apprendre et celui d’enseigner ? En un mot comme en cent : comment l’enseignement peut-il former les citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires (CRACS) de la prochaine génération d’électrices et d’électeurs ? Pour répondre à cette question du lien entre enseignement et esprit critique, nous travaillerons autour de quatre axes.

Du but de l’enseignement

La laïcité, c’est le vivre ensemble, c’est promouvoir et défendre un lieu public commun où tout le monde est non seulement le bienvenu mais peut s’épanouir et exister pleinement. Ce lieu public, cette chose publique, pour être habitée en paix, a besoin de citoyens qui pensent d’abord au bien commun avant de penser à leurs intérêts personnels, capables de bel échange. Il faut également que ces citoyens soient conscients des enjeux sur lesquels ils émettent des avis afin de résister à la manipulation. C’est pour la défense de ce vivre ensemble que le mouvement laïque s’intéresse et prête une attention toute particulière à l’enseignement dans le cadre de sa convention sur le (re)faire société.

Car oui, l’enseignement gratuit et obligatoire pour le plus grand nombre est la clé de voûte du progrès des sociétés démocratiques modernes. Mais ce n’est pas vrai de n’importe quelle instruction. Le monde nous offre foison d’exemples de dictature où l’enseignement est excellent, présente des tests PISA supérieurs aux nôtres ou dont les universités sont classées au sommet des meilleures de la planète. Il faut donc se poser cette première question : le but de l’enseignement est-il de former des citoyens, des CRACS, ou son objectif est-il de créer de la force de travail, du carburant à la croissance ? Nous interrogeons ici la place de l’esprit critique dans l’enseignement et le rôle de ce dernier dans la démocratisation d’une société.

Quelle égalité des chances ?

Commençons par un constat, énoncé de nombreuses fois : l’enseignement en Belgique échoue à ses missions d’égalité en matière d’accès, des chances, de traitement et donc, naturellement, des acquis. L’égalité d’accès n’est que formelle et légale. Les effets d’auto-sélection des familles, la volonté de mettre les enfants dans l’école « qui leur conviennent » se traduit par des établissements très homogènes. L’égalité des chances, quant à elle, exige une réelle égalité d’accès et – à l’inverse – une inégalité de traitement afin de produire des mécanismes de compensation. Mais aucune formation n’est procurée aux enseignants dans ce sens, et cela pourrait même heurter leur conception de l’égalité et ainsi, au lieu de donner davantage à certains, parce qu’ils sont défavorisés au départ, ils préfèrent « prendre chaque enfant là où il est pour l’emmener le plus loin possible, en fonction de ses capacités ». L’égalité de traitement est peut-être le sujet le plus complexe puisqu’il faudrait parler ici d’équité de traitement, ou même de justice, c’est-à-dire adapter l’accompagnement à chacun. L’égalité des acquis est la deuxiè­me conception présente dans le décret « Missions » et dans le décret « École de la réussite ». Ici aussi, les enquêtes internationales nous montrent qu’en Belgique francophone, un nombre important d’élèves n’atteint pas le socle de compétences minimum commun.

Nous avons en Belgique francophone un enseignement qui est un véritable mécanisme de perpétuation du statut socio-économique, qui fige toute échelle sociale et échoue à rencontrer ses propres ambitions d’assurer à tous des chances égales d’émancipation sociale. Comment habiter ce lieu commun et arriver à vivre ensemble si, dès le plus jeune âge, les différences de classes sociales sont renforcées au lieu d’être dépassées ?

Qui a peur de l’esprit critique ?

Allons un pas plus loin. Dans un système « dominants contre dominés » où les rapports sociaux sont compris comme des rapports de domination et où les inégalités scolaires sont le produit de cette domination, comment peut-on enseigner l’esprit critique ? Comment peut-on attendre de l’enseignement qu’il ait la latitude nécessaire à éduquer à la critique du système auquel il participe ? Les décideurs ont-ils réellement le souhait de voir l’esprit critique instruit puis être utilisé par le plus grand nombre, y compris au sein des catégories les plus défavorisées ?

L’exemple du cours de philosophie et de citoyenneté, soutenu et poussé par le Centre d’Action Laïque, est ici un superbe terrain d’étude : en quoi la volonté du législateur de former des CRACS, d’enseigner l’esprit critique à toutes et tous dans le réseau de l’enseignement public, en quoi cette volonté a-t-elle une influence sur l’instruction de l’esprit critique ? Comment traduire cette volonté en action (action laïque) ?

La question est essentielle, entre autres sur la réception de cette volonté par l’école et des acteurs de l’enseignement (parents, équipes éducatives, élèves…). L’homogénéité des établissements et le fait que les parents parlent de « bonne école » révèlent que certaines équipes éducatives n’hésitent pas à « écrémer », à sélectionner les élèves afin de garder uniquement ceux jugés les plus capables et d’exclure les plus turbulents, les moins en mesure de répondre aux attentes de l’enseignement. L’énonciation d’une volonté de former à l’esprit critique ne suffit pas à voir se réaliser celui-ci.

L’esprit critique est-il accessible à tout le monde ?

Enfin, quatrième point – peut-être le plus important lorsque nous parlons de société démocratique : le discours qui porte l’attention sur les inégalités socio-économiques et culturelles de l’accès à l’enseignement risque de renforcer ces inégalités dans la société si l’on n’y fait pas attention.

Le risque est réel de considérer l’école comme unique moteur de l’esprit critique, et d’arriver à la conclusion que seuls les élèves ayant eu un long et brillant parcours scolaire seront gratifiés de son pouvoir ; faisant de l’esprit critique un facteur de division de classes sociales. Nous devons nous poser cette question : l’école elle-même n’a-t-elle pas une vision élitiste de l’esprit critique ? On refuse le débat à des parents de milieux populaires, pourtant acteurs de l’enseignement, en raison d’un niveau de vocabulaire jugé faible. Dès l’entrée de jeu, on ne les reconnaît pas comme capables. Il y a une forme de snobisme de l’esprit critique.

Même si l’enseignement est inégalitaire – et ce constat est largement partagé et objectivé –, tout le monde, y compris ceux défavorisés par leur statut social, économique ou scolaire, est capable d’esprit critique. Il est nécessaire de rappeler et d’affirmer que chaque individu a accès à l’esprit critique. Ce n’est pas une posture élitiste qui serait forcément et essentiellement rattachée à une connaissance approfondie. Il est de notre devoir de faire attention, en dénonçant les inégalités scolaires, à ne pas confisquer la parole à ceux qui sont victimes de ces inégalités mais qui pratiquent l’esprit critique. Lier les dérives inégalitaires d’un système avec les compétences individuelles serait une double peine.

Combattre les inégalités systémiques

En fin de compte, qu’est-ce qu’on entend par esprit critique ? La liste des questions est longue et le travail à effectuer aussi. Dans l’optique de (re)faire société, de favoriser l’appropriation de la chose publique par tout le monde, et non par certains, il y a deux combats parallèles à mener de front.

Le premier est une réflexion sur le contenu et sur l’organisation de l’enseignement afin de réduire, en acte et plus seulement en volonté, les inégalités d’accès à une instruction de qualité, à des savoirs utiles et nécessaires à l’exercice de la citoyenneté. Non pour donner l’esprit critique aux masses ignorantes, mais pour aiguiser cet outil dont tout le monde dispose et dont tout le monde est capable.

Le second combat, non moins important, est de prêter attention à la parole de ceux qui sont, déjà et actuellement, exclus de ce système par les inégalités systémiques de notre société. Ce ne sont pas des parcours d’échec personnel, ce ne sont pas des individus incapables de comprendre la société, leur place dans celle-ci ni certainement d’être clairvoyants sur les rouages de ce système. Il est nécessaire de développer le modèle inclusif de l’enseignement pour tenir compte des singularités. Ce n’est qu’à ces deux conditions que l’enseignement retrouvera sa place dans la structuration et l’à-venir de la société démocratique moderne.

Partager cette page sur :