La tartine
Abolir la précarité pour plus de cohésion sociale
Brice Droumart • Coordinateur du Service laïque d’action citoyenne à Laïcité Brabant wallon
Mise en ligne le 2 septembre 2022
L’émancipation laïque est indissociable de l’émancipation sociale. Trop d’êtres humains vivent dans des conditions indignes alors que le droit à un niveau de vie suffisant est un préalable indispensable à l’exercice des droits fondamentaux. Quelles sont dès lors les meilleures politiques en matière de cohésion sociale qui prennent plus en compte le sort des personnes pauvres et qui leur permettent de maintenir leurs accès aux droits fondamentaux ? Comment contrer la criminalisation de la pauvreté qui fait passer les victimes d’un système pour responsables de leur sort peu enviable ?
Illustrations : Max Tilgenkamp
« Le lien social est inséparable de la conscience que les sociétés ont d’elles-mêmes. »1 Voici une assertion bien mystérieuse présupposant que les sociétés fonctionneraient telles des choses pensantes plus ou moins incarnées. Parti pris pour le moins discutable, la conscience se présente ici, suivant l’idéalisme transcendantal kantien, comme une unité de représentation unifiant le rapport au réel au sein d’une « instance » transformant les perceptions en expérience par l’exercice de l’entendement. La société serait alors douée d’une intentionnalité et expérimenterait le monde tel un être indivisible en quête d’autonomie. Plus encore, le lien social serait inséparable de la capacité qu’aurait cette masse composée, organisée, d’unifier les représentations qu’elle a d’elle-même.
Une « double capture »
Néanmoins, l’affirmation permet de penser les sociétés au pluriel : rurales, urbaines, traditionnelles, religieuses, laïques, etc. Elle invite à dévoiler un devenir, une dialectique inhérente au « vivre avec » envisagée non plus comme un système figé, mais comme une évolution de la vie sur un modèle organique ; toujours en mouvement, à la recherche de ce qui la fait. Pour autant, cette phrase nous laisse également apercevoir la possibilité d’un agir sur le devenir société de l’individu et le devenir individuel des sociétés. Elle nous permet de considérer cette « double capture » en tant que mise en lien qui ne cherche pas à assimiler l’un à l’autre, mais à penser la relation comme une noce entre deux règnes dont chaque partie est tant moteur qu’horizon pour son autre. Qu’est-ce à dire ? Aurions-nous la possibilité de faire un pas de plus vers un devenir collectif qui ne soit pas en contradiction avec l’émancipation de chacun ? En somme, qu’est-ce qui fait société ? Quels sont les facteurs, critères qui la font ou la défont ? Comment la penser, la mettre en mouvement et la rendre à chacun ? De quoi sommes-nous responsables ? De quoi nos sociétés sont-elles responsables en tant que systèmes (dés)organisés ? Enfin, en quoi lutter contre la précarité participe à plus de cohésion sociale ?
Partant du constat que l’individu autonome, celui des Lumières (quand elles sont allumées), fait société par le rassemblement organisé, contractuel, avec son tiers, plus l’autonomie gagne les consciences particulières, plus les individualismes s’affirment, or puisqu’il n’est pas possible de vivre seul, les interdépendances vitales à l’être humain sont constitutives du constitué qu’est le vivre avec. Comment résoudre ce paradoxe ? Comment entrer en cohésion avec l’autre si celui-ci ne se rencontre que par ce en quoi il diffère de moi par l’exercice de ses libertés individuelles ? Comment concilier cette liberté en acte, pour peu qu’elle existe, avec l’exercice sacralisé des expressions individuelles de cette dernière ? Comment faire de l’entrechoquement de conceptions parfois opposées un terreau pour plus de cohésion alors que tous semblent prêts à s’embraser ? Comment résister à la volonté infamante d’assimilation ou de criminalisation de la liberté en acte de l’autre ?
Des valeurs cardinales à articuler
Favoriser plus d’égalité est intuitivement la réponse la plus évidente, et pourtant elle est de l’ordre du doux rêve dont l’éveil rend la réalité moins colorée. En effet, dans les sociétés dites « modernes », celles que nous vivons, la conscience s’affirme comme individuelle et ne se rendra pas soluble dans le collectif sauf à l’y contraindre. Pour plus d’égalité, il faudra diminuer l’exercice de certaines libertés devenues privilèges alors qu’une société garantissant l’exercice maximum de libertés individuelles régulées donc au minima sera sans aucun doute inégalitaire. Tentons dès lors la solidarité comme troisième terme. Mais ici aussi, la tentation est à la mesure du risque. La pente est glissante. Il ne s’agit pas de faire de la relation à l’autre un rapport de dépendance et ainsi de pouvoir, détricotant de fait toute possibilité de liberté et creusant toujours plus les inégalités. Liberté et égalité apparaissent dans le raisonnement comme des idées régulatrices alors que la solidarité conditionne la possibilité de nos engagements à compenser les inégalités de chance par des inégalités de droits. Peut-être est-il, avant tout, de notre devoir de militer à ouvrir et animer des espaces-temps où chacun aurait l’occasion de s’emparer librement et volontairement de la solidarité afin de passer de l’état de conscience à la conscience d’un état.
Une perspective collective
d’émancipation pour chacun
Il est sans doute de la responsabilité de tous de repenser notre rapport mondain selon les aspirations et possibilités de chacun, d’ouvrir des espaces de rencontre afin que les aspérités des vécus existentiels particuliers deviennent motrices de progrès. Pour répondre à l’incertitude du monde, là où certains montent des murs, tâchons de construire des ponts. Ouvrons pour chacun la perspective collective d’une émancipation relevant bien plus d’un processus d’individuation personnelle intégré au sein d’un collectif remis en relation que le repli identitaire dénotant, par les préjugés qu’il construit, des individus coupables.
Les consciences sociétales devenues miroirs des individus qui les composent et les citoyens réfléchissant aux déformations qui leur sont proposées se doivent d’entrer en dialogue. Bien sûr, cela ne sera possible que si chacun a accès aux droits fondamentaux garantis par la Constitution. Uniquement si chacun se sent utile et reconnu, non au travers de pré-jugements, mais comme personne désireuse de persévérer non seulement dans l’affirmation de ce qu’elle est en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’organe d’un même corps. En ce sens, les chantiers sont multiples : économie, éducation, santé, logement, environnement, etc.
Reconnaître les iniquités, combattre les inégalités autant que les déterminismes sociaux, lutter pour que l’exercice individuel des libertés ne dépossède personne de ses droits, mailler les engagements, entremêler les liens sociaux, voilà la « conscience » que doivent avoir les sociétés d’elles-mêmes. Laisser au bord du chemin ou pire encore culpabiliser les plus fragiles, c’est prendre le risque d’amputer le devenir des sociétés de ceux-là qui en sont également les dépositaires, comme les moteurs et les obligés.
De la victime au bourreau
Faites de responsabilités diluées, de culpabilisation, d’infantilisation, les relations sont bien souvent rendues asymétriques. La logique du marché, pour ne prendre qu’un exemple, est par nature inégalitaire ; d’un côté, il y a appauvrissement par la dépense et, de l’autre, accroissement du capital par la vente, sans parler de la production qui se voit privée d’une part importante de la plus-value apportée par son travail. Ne pas participer à cette logique, parce que des déterminismes sociétaux nous éloignent, ou plus simplement refuser d’être digéré par la bête, c’est risquer d’en devenir la proie. Bouc émissaire qui sera rendu coupable d’un manque d’investissement et d’efforts personnels par ceux-là qui profitent du système et qui, pleins de cynisme, font de la victime le bourreau de ce dernier. N’est-il pas temps de (re)faire de chacun un interlocuteur valable autant que responsable ?
En synthèse, suivant le concept de solidarité organique d’Émile Durkheim2, la société fondée sur la diversité des valeurs et croyances reste conditionnée par l’interdépendance des échanges liés à la division du travail, la complémentarité des ressources et fonctions ainsi que la variété des modalités de mise en lien entre personnes. Cette interdépendance asymétrique alliée au désir d’autonomie amène à un déclin des sentiments d’appartenance à un collectif et à la stigmatisation de ceux qui dans l’équation ne répondent pas aux exigences du « monstre froid » qu’est devenu le système.
Un topos d’associés solidaires
Prises indépendamment comme garantie morale des visées de l’action, tant la liberté que l’égalité ou la solidarité sont insuffisantes, parfois contradictoires, souvent vidées de leur force questionnante pour devenir instrument d’aliénation. Autrement, si les trois valeurs cardinales qui nous occupent depuis l’introduction étaient, pour être mises en pratique, indissociables, ne constituant qu’une valeur unique, liberté-égalité-solidarité, alors ce concept de balise à l’action, pour peu que le triangle reste équilatéral, amènerait à ne jamais juger l’autre indépendamment de son expérience particulière et, sans tomber dans le solidarisme, inviterait à prendre en compte non les intérêts personnels, mais il inciterait, sous l’angle mutuel, à envisager les risques et avantages de manière unifiée ; ouvrant par là, à tous, la possibilité de jouir des bénéfices sociaux3. Il est, en somme, question de faire du lien social un topos d’associés solidaires neutralisant les risques de grande détresse ou de grande pauvreté afin de recréer plus de « conscience » collective. Tisser du lien social, aller vers plus de cohésion, passe donc par l’abolition de la grande précarité.
À suivre cette voie, créer des conseils consultatifs et participatifs, ouvrir des services d’échanges de savoirs, proposer des ateliers d’informatiques, construire des maisons d’accueils, des espaces-temps citoyens, agir sur la consommation énergétique des logements publics, ouvrir des jardins partagés, informer sur l’accès aux droits pour les plus fragilisés, repenser la question carcérale, etc., sont autant de pistes pour parvenir à plus de cohésion sociale.
Plus loin, ces enjeux ne pourront être rencontrés en matière de lutte contre la pauvreté que par la mise en réseau du travail et des forces vives tant au niveau régional qu’aux niveaux provincial et communal, qui chaque jour œuvrent avec leurs moyens pour permettre à tous d’accéder à un revenu digne, à une vie sociale et culturelle émancipatrice, à une alimentation de qualité, à un travail valorisant, à la sécurité sociale, à l’habitat.
- Serge Paugam, Le lien social, Paris, PUF, 4e édition, 20218, p. 3.
- Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
- Voir Léon Bourgeois, Essai d’une philosophie de la solidarité, Paris, École des hautes études sociales, 1901-1902, p. 81.
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