La tartine
S’exprimer sans s’écouter
Clara Van Reeth · Journaliste
Mise en ligne le 16 novembre 2022
Est-on dans un état de liberté d’expression « maximale » dans lequel les paroles minorisées trouvent enfin écho, notamment grâce aux réseaux sociaux ? Ou fait-on face à un contexte de moindre tolérance envers les propos ou actes divergents, au point de les « annuler » ? Au cœur de ces questionnements, c’est la qualité du débat public qui est en jeu.
Illustrations : Cost
« La liberté d’expression est fragile et l’a toujours été. Il n’y a aucune période où elle a été totalement, complètement respectée », commence Édouard Delruelle, professeur de philosophie à l’Université de Liège. Traditionnellement, les menaces pour la liberté d’expression émanaient des pouvoirs institués tels que l’État ou l’Église ; aujourd’hui, la vigilance doit selon lui davantage porter sur les « conditions » dans lesquelles celle-ci s’exerce. « J’identifie deux conditions : l’égalité d’expression – est-ce que tout le monde, toutes les minorités, a accès aux espaces autorisés de prise de parole ? – et la civilité – est-on dans un contexte sans intimidation, mensonge ou incitation à la haine ? » Aux deux questions, le professeur répond par la négative.
C’est sur les réseaux sociaux que les minorités, trop souvent écartées des espaces d’expression politiques, culturels et médiatiques, sont parvenues à amplifier leur voix. Cette « population marginalisée et sans autre voix que l’Internet » aurait alors trouvé un « dernier recours » pour exprimer sa liberté d’expression, selon l’historienne et essayiste française Laure Murat1 : la cancel culture.
Pour d’autres, ce phénomène aux contours imprécis est perçu comme une menace nouvelle pour le débat public. De la destruction de 5 000 livres jugés néfastes aux autochtones au Canada, au déboulonnage de statues liées à l’esclavage, en passant par les intimidations et appels au boycott vécus par l’autrice de Harry Potter, J. K. Rowling ou la militante féministe Marguerite Stern (à l’origine des collages contre les féminicides), toutes deux accusées de transphobie ; les actes qualifiés d’« annulations » envers des ouvrages ou personnes estimés offensants envers les minorités sont pour le moins variés. À leur origine : une nébuleuse nommée woke, composée de militants « éveillés » aux discriminations et injustices que subissent les minorités.
Des termes flous et fourre-tout
« Le terme ʺwokeʺ provient des États-Unis et est un terme péjoratif utilisé pour désigner ceux qui seraient obsédés par les discriminations, retrace Édouard Delruelle, qui a codirigé le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme entre 2013 et 2017. Tout comme le terme “politiquement correct”, il provient de l’extrême droite et vise à dénigrer les mouvements pour l’égalité. » Renaud Maes, professeur de sociologie à l’Université Saint-Louis et à Arts2 (Mons), souligne quant à lui le flou qui entoure ce concept : « En tant que sociologue, quand on essaie d’étudier de manière précise quel groupe social serait désigné par le wokisme, on n’arrive à rien de concret. Il n’y a aucune évidence sociologique de l’existence du wokisme. »
En ce qui concerne la cancel culture, « c’est encore pire », enchaîne le sociologue et ex-rédacteur en chef de la Revue nouvelle. « L’expression est tellement courante qu’on l’utilise pour tout. Des auteurs dont j’ai refusé de publier le texte – tant des marxistes, que des démocrates-chrétiens ou des personnes issues de minorités ethniques – m’ont accusé de cancel culture. C’est devenu une expression fourre-tout, qui sert à affirmer “ce que je dis est forcément légitime et toute personne qui me contredit est en train de me censurer”. »
Le philosophe Édouard Delruelle enfonce le clou : « Je pense que la cancel culture n’existe tout simplement pas. Une “culture” signifierait un comportement habituel, régulier de la part d’un ou plusieurs groupes précis. Quand on rebaptise Les Dix Petits Nègres en Ils étaient dix (le best-seller d’Agatha Christie a été renommé en 2020 par son arrière-petit-fils, NDLR), ce n’est pas le fruit d’une campagne d’annulation organisée. Les gens se posent des questions et prennent conscience que des choses doivent changer, tout simplement. »
Différentes gauches
Bien consciente de ces ambiguïtés sémantiques, Nadia Geerts estime néanmoins « qu’il existe bien un courant qui, sous prétexte d’être éveillé aux injustices et aux minorités opprimées, considère que tout est permis vis-à-vis de ceux assimilés à la “majorité oppressante”. C’est d’autant plus absurde que ceux qui s’en retrouvent ʺcancellésʺ sont parfois des femmes ou des personnes issues de l’immigration… ».
En tant que militante féministe, antiraciste mais surtout laïque, l’autrice et chroniqueuse (et depuis un an chargée de mission au Centre Jean Gol) assure en faire personnellement les frais : « J’ai la nette impression que mes convictions laïques sont de plus en plus non pas minoritaires, mais minorisées. Alors que beaucoup de gens se rendent compte que la place de la religion dans la société belge pose problème, le discours médiatique a tendance à minoriser cette parole ou à la stigmatiser en l’accusant d’islamophobie. Dans une série de médias, ma parole est considérée comme réactionnaire, conservatrice, et certains me ferment leurs portes. Or dans mon esprit, la laïcité et le féminisme universaliste, c’est progressiste ! »
Nadia Geerts, qui dit s’être longtemps reconnue dans les valeurs de la gauche, se sent trahie et considère que les partis de gauche sont de plus en plus sensibles aux revendications religieuses. Une critique que l’on retrouve aux États-Unis où une partie de la gauche s’estime elle aussi trahie par la radicalité du militantisme dans ses rangs. Dans une tribune publiée en juillet 2020 par le mensuel américain Harper’s, 150 écrivains, artistes et journalistes (plutôt classés à gauche) écrivaient : « La censure, que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement dans notre culture : intolérance à l’égard d’opinions divergentes, goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme. »
A contrario, Édouard Delruelle, lui aussi engagé à gauche, s’inquiète pour sa part de voir « de plus en plus de laïques obsédés par la culture woke, alors que le grand danger se trouve dans la remontée de l’extrême droite, du sexisme, du racisme, de l’homophobie… » Selon le philosophe, c’est bien à l’ultra-droite que planent les véritables menaces pour la liberté d’expression : « Le jour où l’on aura un Viktor Orbán (le président aux dérives autoritaires de la Hongrie, NDLR) en Belgique, on sentira les effets sur la liberté d’expression. Le danger ne vient pas des minorités dont on parle. »
« La diversité des idées de moins en moins admise »
« Je crois qu’on a rarement eu autant de liberté d’expression qu’aujourd’hui », avance Renaud Maes, qui souligne la grande diversité de moyens actuels de prise de parole. Le problème résiderait plutôt dans le fait que cette « liberté d’expression maximale » abîme la qualité des discours et des débats. « On est dans une phase particulière de l’évolution des médias ; des discours très minoritaires sur les réseaux sociaux finissent par prendre une ampleur folle. Des opinions dures et infondées se retrouvent invitées à la table de débat, ce qui décale celui-ci vers des positions extrêmes. » Le sociologue partage l’idée selon laquelle c’est l’ingérence d’idées proches de l’extrême droite qui menacent la qualité du débat public, plutôt qu’une forme de censure militante de gauche. Nadia Geerts, elle, insiste : « On brandit la diversité dans la population, mais dans les faits, la diversité des idées – qui est pour moi la seule chose qui compte vraiment – est de moins en moins admise. Il est très difficile d’avoir un débat serein et apaisé sur des questions sensibles. Les gens ne veulent plus débattre mais empêcher l’autre de parler, même si c’est un démocrate. C’est l’antithèse du débat. »
Difficile de trouver un terrain d’entente entre ceux qui dénoncent la cancel culture et ceux qui relativisent voire nient son existence. De part et d’autre, les réflexions face à ce phénomène contemporain courent le risque de subir un effet loupe, empêchant le recul nécessaire. Pourtant, « quand on fait de la sociologie des mouvements sociaux de gauche et d’extrême gauche, on se rend compte que la pureté militante n’est pas un phénomène nouveau », nuance Renaud Maes en guise de conclusion. « Elle était très présente dans les mouvements communistes mais aussi féministes des années 1960-1970. C’est amusant de constater que ceux qui s’en émeuvent aujourd’hui étaient souvent de ceux qui arrachaient les pavés en 1968… »
- 1 Laure Murat, Qui annule quoi ?, Paris, Éditions du Seuil, 2022, 48 p.
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