La tartine
Voir et dire la vie d’ado
Amélie Dogot · Secrétaire de rédaction
Mise en ligne le 17 avril 2023
Partir de problématiques vécues par les jeunes pour ouvrir un espace de dialogue entre les enseignants et les élèves : c’est le postulat de la pièce C’est ta vie. Reportage en bord de scène et en classe lors d’un atelier d’écriture proposé par une compagnie qui fait du théâtre un outil d’ÉVRAS et de philosophie et citoyenneté riche d’échanges à cœur ouvert.
Illustrations : Cäät
« C’est l’histoire de Louise. Louise a 12 ans et attend avec impatience que ses seins poussent ! Mais tout ne se déroule pas comme elle l’avait espéré. » C’est là que tout commence, pour Louise et pour la dernière création collective de la Compagnie 3637. Le jour où nous allons voir la pièce dans la petite salle intimiste de La Roseraie, à Uccle, nous sommes entourés d’une soixantaine d’ados de 12 à 13 ans – une classe de 1re secondaire de l’École active et une classe de 1re différenciée du Lycée intégral Roger-Lallemand. Quand la pièce commence, le brouhaha fait place au silence, interrompu par quelques ricanements et gloussements au début. Les comédiennes Coralie Vanderlinden et Sophie Linsmaux nous font vivre une année dans la vie d’une ado, durant cette période si particulière faite de métamorphoses et de premières expériences, lorsque les hormones et les émotions ont tendance à exploser parfois.
Avec justesse, tendresse et sans tabou, C’est ta vie brasse un tas de sujets graves et légers qui parlent aux jeunes ados, comme le regard trop insistant et les attouchements d’un demi-frère bien trop curieux, la pression sociale de devoir « être en couple » ou de s’intéresser à l’autre sexe, le questionnement sur l’orientation sexuelle, la frontière entre amitié et désir naissant, la découverte du sentiment amoureux… Les décors se font et se défont, nous emmenant de la salle de bains au bord de mer en passant par la piscine. Le théâtre d’objet, mêlant marionnettes, photos aimants et projections, déploie ses trucs et astuces pour créer l’illusion des lieux. Les ressentis, eux, sont bien réels, et à l’issue de la pièce, passé le silence intimidé qui précède la première prise de parole, les langues se délient.
Bord de scène
« C’est haram », s’exclame l’un des garçons. « C’est gênant », « C’est génial », « C’est marrant »… les qualificatifs varient en fonction des cultures et des vécus des ados. « Ça nous tenait à cœur de créer un spectacle qui parle des émotions, du corps et du désir », expliquent les comédiennes. « C’est de l’ÉVRAS ? », demande une jeune fille. « Pas initialement, mais ça rentre dans ce cadre, en effet », répond celle qui joue le rôle de Louise. « Est-ce que c’est pour les filles ou pour les garçons ? » La question de l’identification débouche sur celle du genre, l’occasion pour l’un des jeunes spectateurs de rappeler que « c’est important de pouvoir se mettre à la place de Louise, de se rendre compte de ce qu’est le consentement ». Qu’est-ce qui peut expliquer qu’un garçon puisse adopter un comportement inapproprié avec une fille ? Les élèves cherchent des réponses : les hormones ? le fait de ne pas être mature ? l’effet de groupe ? Un jeune évoque l’hypersexualisation du corps des filles, mais il estime ne pas pouvoir s’exprimer là-dessus car il est un garçon.
Clichés et fausses évidences
« Nous sommes confrontés, au quotidien, à un énorme paradoxe : les corps dénudés sont présents partout dans l’espace public, ce qui peut donner l’impression que nous une époque libérée sexuellement. Pourtant, ces corps sursexués, parfaits, engagés dans un type de sexualité normé, sont au contraire des injonctions sociales qui ne contribuent pas à nous émanciper mais à nous restreindre. » La Compagnie 3637 en est persuadée : éduquer à la sexualité en déconstruisant les normes et sous le prisme de la connaissance de soi et des autres est aussi une façon d’éduquer au consentement et de lutter contre le harcèlement.
« Notre volonté au travers de ce spectacle est d’évoquer le moment charnière du passage d’un corps d’enfant à un corps d’adulte, de tous les bouleversements que cela comporte pour les adolescents et de la pression sociale qui les pousse parfois à refouler leurs vrais désirs pour d’autres plus conformes aux schémas dominants. Il s’agit pour nous d’inciter à une remise en question profonde de la manière dont les relations sont envisagées par la société, afin de permettre aux plus jeunes de s’interroger sur les diktats culturels et de vivre leurs corps, leurs façons d’aimer en dehors des stéréotypes. »
Une boucle narrative
Inspirée de plusieurs œuvres de la littérature jeunesse dont C’est ta vie ! : l’encyclopédie qui parle d’amitié, d’amour et de sexe aux enfants1 de Thierry Lenain et La Porte de la salle de bain de Sandrine Beau2, la pièce C’est ta vie est le fruit d’un travail d’écriture collective. Au fil des créations, la mixité des formes, des langages, des univers artistiques est devenue l’identité de la Compagnie 3637. Sur la base d’une écriture à plusieurs mains, elle aborde des thèmes forts, vastes et complexes à l’image du monde dans lequel nous vivons. Les mots couchés sur le papier accompagnent la pièce en amont et en aval à travers des ateliers d’écriture réalisés en classe.
Nous sommes maintenant à l’Institut Champagnat à Schaerbeek, dans la classe de 6e primaire de Geneviève Mathy. « Les enfants n’ont pas encore vu la pièce, donc on ne va pas plonger au cœur des sujets pour ne pas spoiler », prévient d’emblée Dorothée Schoonooghe qui anime l’atelier. De retour de récréation, les élèves sont invités à prendre leur plumier et leur cahier d’écrivain ou d’écrivaine. « Je ne suis pas là pour vérifier l’orthographe et la grammaire », dit l’animatrice pour détendre l’atmosphère. « Sentez-vous libres ! » Premier exercice : écrire quelques phrases commençant par « Petit.e, j’aimais… » et « Petit.e, je n’aimais pas… ». Les réponses très variées montrent qu’avec un format court, en réunissant les inspirations, on crée. Dorothée explique que les comédiennes de la compagnie ont travaillé de cette manière pour écrire la pièce : chacune de son côté, puis en commun. Pour le deuxième exercice, les élèves sont invités à sortir de l’enfance : « Quand je serai adolescent.e, qu’est-ce que je vais vivre/(res)sentir/faire pour la première fois ? » Victoria voudrait aller à un concert sans ses parents, Yasmine, sortir en boîte, et Ali rêve d’avoir une photo normale sur sa carte STIB. Lus par chacune et chacun à voix haute, les écrits révèlent les aspirations, les désirs d’autonomie, de liberté, l’attente des changements physiques et des découvertes sensorielles.
Cher journal
Le troisième exercice amène à un format destiné à être long : « Imaginez le journal intime d’un.e ado. » Choisir un personnage, le faire parler à la première personne de ce qu’il aimait et n’aimait pas dans son enfance, de ce qu’il vit pour la première fois, mettre des mots sur ce qu’il ressent dans sa tête, dans son corps et dans son cœur. Tout un programme ! Dorothée passe entre les bancs, parmi les enfants, et répond aux questions. « Mais je n’ai pas d’idées ! » se plaint Yanisse. « Ça va venir, tu verras ! » le rassure l’animatrice. Au fond de la classe, Yasmine, Ali et Victoria plongent directement le nez dans leur cahier d’écriture. À l’avant, Jordy et Yanisse ont besoin d’un peu de temps pour commencer à noircir la page blanche. Dorothée lit le début du journal de Dalia, amoureuse en secret, et celui de Malak, dont le personnage déteste sa famille nombreuse et n’a pas d’amis. Ali se met dans la peau de Valentin et Israe écrit le journal de Kenza, dite « la binoclarde », une toute jeune lesbienne. « Ben quoi, c’est parce que je suis une fille que je ne peux pas aimer une autre fille ! » La fiction permet beaucoup de choses, et en matière d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, son apport est immense, a fortiori en milieu scolaire.
ÉVRAS : où en est-on ?
Depuis de nombreuses années, le CAL soutient la généralisation de l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle en milieu scolaire pour l’ensemble des élèves de l’enseignement obligatoire. D’abord et avant tout car l’ÉVRAS s’articule intimement au droit à l’éducation à la sexualité, à la question de l’émancipation de l’individu et à la liberté de disposer de son corps. Les forces conservatrices demeurent particulièrement importantes en la matière, refusant de lever le tabou de l’éducation sexuelle en milieu scolaire et préférant que ce domaine reste cantonné à la sphère familiale, pourtant premier lieu de violence envers les enfants.
Depuis le début de la législature 2019-2024, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne et la Commission communautaire française (Cocof) à Bruxelles ont affiché une réelle volonté d’avancer sur le sujet, malgré un agenda bousculé par la crise sanitaire. Nous sommes désormais plus proches que jamais du début d’une généralisation de l’ÉVRAS en milieu scolaire, avec un financement, un contenu commun et fiable, ainsi qu’une labellisation des actrices et acteurs. Le tout scellé dans un véritable accord de coopération entre entités fédérées, permettant aux élèves de sixième primaire et de quatrième secondaire de bénéficier d’animations ÉVRAS en milieu scolaire. Cet aboutissement marquerait un vrai tournant pour les 900 000 élèves francophones.
Lionel Rubin · Délégué « Étude & Stratégie » au CAL/COM
- Thierry Lenain et Benoît Morel, C’est ta vie ! : l’encyclopédie qui parle d’amitié, d’amour et de sexe aux enfants, Paris, Oskar Jeunesse, 2015.
- Sandrine Beau, La Porte de la salle de bain, Vincennes, Talents hauts, 2015.
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