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L’énergie scolaire
est-elle renouvelable ?

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 17 avril 2023

Comment savoir ce qu’il convient d’apprendre et comment conduire les jeunes générations à se débrouiller dans un monde en crise ? Faut-il les barder de savoirs techniques ? Mais en misant tout sur des connaissances et des compétences à transmettre, permet-on aux élèves de s’émanciper ? Ne faut-il pas au contraire les habituer à s’exposer à des paramètres qu’ils ne maîtrisent pas ? Dans ce cas, l’éducation aurait pour tâche de les préparer à l’imprévu. Mais comment répondre à cette gageure ? Peut-on renouveler l’école ?

Illustrations : Cäät

Quand la peur prend le pas sur l’attrait, on préfère se garantir une place au soleil en essayant de prévoir les tendances du marché et en y répondant comme on peut. Pour satisfaire cet objectif, un cursus digne de ce nom se doit de bannir toute excentricité. Au fil de sa scolarité, l’élève s’enferme dans une voie dont il ne peut que difficilement dévier. Il se spécialise pour s’inscrire dans une société où la division du travail est le maître-mot. À de trop rares exceptions près, l’école nous conforme à un monde formaté par le néolibéralisme. L’esprit de compétition y est naturel et on y raisonne « hors sol » dans un système lové sur lui-même.

L’école et son dehors

Mais si l’école est comme un centre fermé voué à prémunir la société de toute transformation exogène, ne faut-il pas essayer de penser une société sans école à l’instar d’Ivan Illich ? Dans notre monde, cette dernière est un milieu de transit où l’on attend de pouvoir obtenir un statut. Mais ce statut, en imaginant qu’on l’obtienne en réussissant les tests auxquels on nous soumet, en rentrant dans les conditions prévues par le système, nous permettra-t-il de prendre part au monde social et politique ou nous donnera-t-il juste les moyens de subvenir à nos besoins divers en suivant l’ordre établi ?

Aujourd’hui, l’école stimule l’attente à défaut de développer l’attention. On dit qu’elle est une fenêtre sur le monde, mais cela veut bien dire ce que ça veut dire. Les élèves y regardent le monde à partir d’un espace clos dont ils ne sortent qu’exceptionnellement. Mais si l’on refuse l’image d’une école fonctionnant comme un centre fermé, il faut repenser l’institution sous un autre jour pour ces « mi-grands » que sont nos enfants. Certains le font ! Saluons au passage l’initiative du Lycée voyageur1, une école itinérante où les élèves parcourent la Wallonie au sein d’un bus scolaire aménagé. Mais il s’agit encore d’un projet pilote.

L’accueil des mi-grands ?

L’éducation devrait consister à nous « conduire hors de » (ex-ducere), à nous faire sortir dans le monde. Mais si l’on sort de soi, si l’on s’expose à l’extérieur, alors l’éducation a trait à une sorte de politique d’accueil. Ne peut-on établir un parallèle entre l’accueil de l’étranger et celui de l’enfant au sein du monde adulte ? Si les deux secteurs sont en crise, n’est-ce pas là le symptôme d’un malaise en matière d’hospitalité ? N’a-t-on pas le modèle d’une culture close sur elle ? Il faut pouvoir intégrer l’enfant au monde comme il faut pouvoir intégrer l’étranger dans nos sociétés. Cette intégration peut se penser sous le modèle de l’assimilation, mais alors on se condamne à la fixité. Dans une société ouverte, penser le processus sous le mode d’une réplication du même, cela est contre-productif.

L’éducation et la culture sont un dialogue, non pas une joute verbale entre des idées préconçues, mais un dialogue productif, un échange qui construit un univers commun pour tous ceux qui y prennent part. On retrouve un tel rôle attribué au dialogue au sein du romantisme allemand. La morale et l’éducation du premier romantisme reposent sur l’accueil. Il s’agit de construire le « je », l’individu, dans une communication dialectique avec l’autre, avec un « tu ». Concrètement, cela se traduit à l’époque par une reconstruction des grandes œuvres culturellesDon Quichotte, Boccace, etc. – dans des traductions ou des critiques qui ont en vue de poursuivre l’œuvre de la culture dans une sorte d’interculturalité.

Pour les romantiques allemands, alors que les traditions des langues nationales se développent, faisant droit aux particularismes, il importe de repenser un universel basé sur le dialogue concret des particularités. Une éducation qui s’inspire du romantisme de l’Athenäum2 s’efforcera de retrouver cette espèce de poiêsis partagée, qui trop souvent s’est perdue dans nos collèges et nos athénées. Le but sera de faire en sorte que les élèves entrent en dialogue les uns avec les autres, mais aussi avec le monde en prenant part aux occupations et aux préoccupations des adultes.

Construire une raison de quartier

L’enjeu de l’éducation ne consisterait pas à avoir une tête bien pleine, mais à pouvoir correspondre avec le monde et les autres. Il ne s’agit pas alors de répondre aux attentes des ministères dont les pédagogues appliqueraient les recommandations, mais de développer son attention au monde et aux autres. À cet égard, force nous est de remarquer que l’environnement humain n’est pas neutre. Il ne se donne pas seulement sous le mode indicatif, mais aussi sous un mode impératif : injonction de sécurité, publicité, etc. Entre le mode indicatif et le mode impératif qui réintroduit l’autorité aux quatre coins de notre expérience, il y a d’ailleurs un chemin, une route, que la routine nous enjoint de suivre. Certes, il n’y a aucune nécessité qui puisse nous faire passer du fait au droit. Ce n’est pas parce que les choses sont telles qu’elles sont qu’elles doivent être ce qu’elles sont. Mais il y a une propension, une croyance, qui nous porte à considérer que si les choses sont telles qu’on a l’habitude de les voir, c’est qu’il doit en être ainsi. Les nouvelles générations permettent alors un recyclage salutaire, car l’esprit finit par s’assoupir dans des usages qui transforment le discours du monde en une autorité qui nous habite. À la longue, on ne se forme plus, on se conforme. Contre cette tendance, il s’agit de retrouver, derrière les injonctions et les indications, le mode interrogatif qui est celui des enfants. Pour ce faire, le pédagogue ne doit pas exposer un cours magistral, mais s’exposer au cours du monde et entraîner les autres dans sa réflexion.

Cela peut conduire à repenser entièrement l’école. À tout le moins, cela signifie que l’apprentissage en classe ne suffit pas, il doit se compléter par celui d’une attention au monde qui nous entoure. Les cours d’éducation relatifs à l’environnement et les cours de philosophie peuvent répondre à cet objectif en faisant naître un horizon commun, que l’on pourra reconstruire avec l’autre au fil des variations qu’il apportera.

L’apprentissage de la discussion est ainsi à juste titre au centre des nouvelles pratiques de la philosophie qui colonisent de plus en plus les écoles, mais la méthode maïeutique qui structure les ateliers de réflexion privilégie indûment le mode argumentatif, alors que, dans l’idée de reconstruction, le mode narratif joue un rôle majeur. Il faut pouvoir expliquer d’où l’on parle si l’on veut que l’autre puisse nous rejoindre au sein d’une expérience commune. Ce mode narratif implique que l’on s’expose au monde. Quand on est d’emblée dans l’abstraction, il est trop tentant d’adopter une position de nulle part, de parler en « on », d’éviter le « je ». Mais comment s’identifier aux solutions, comment leur donner de l’importance lorsque le cours de la discussion prend une tournure impersonnelle ?

Pour pallier ce problème, il faut partir de l’expérience. En s’exposant à ce qui se donne à nous dans les quartiers que l’on fréquente, on ne projette pas les choses hors de nous, on se jette bien plutôt à corps perdu dans l’expérience en étant ouvert. On en fait alors l’horizon d’un monde commun que chacun enrichit par les infimes variations de sa perception.

Se trouver de nouveaux foyers

L’éco-pédagogie consiste à réfléchir et discuter à partir de ce qui nous entoure. Il s’agit alors de faire de son quartier le point d’ancrage d’une stimulation, d’un intérêt, qui nous conduira à des perspectives beaucoup plus larges. On retrouve cet accent sur l’enthousiasme dans le romantisme allemand. Il s’agit de transmettre le courant, de susciter la réaction à travers des fragments qui – par leur côté paradoxal – nous impliquent. L’objectif n’est pas d’expliquer les choses, mais d’inclure les personnes en vue de construire un monde commun.

La finalité de l’enseignement n’est pas de dispenser des savoirs, mais d’apprendre à penser à partir de ce qui nous entoure. Le but n’est pas d’informer, mais de former. Pour ce faire, il faut pouvoir mobiliser les connaissances afin de permettre un rapport au monde qui ne soit pas seulement utilitaire, mais réflexif. L’acquisition de savoirs et de savoir-faire ne doit pas occulter ce que le monde peut nous faire savoir de nous et du reste. Il s’agit alors d’attiser l’attention au monde et aux autres, de faire du monde une suite de foyers qui rayonnent.

L’attention est ce qui noue le passé et le futur dans l’expérience présente. Elle est ce qui articule les savoirs de la tradition aux objectifs qu’il importe de se poser pour répondre au futur. Elle est le socle d’une pensée durable dont l’énergie se renouvelle au gré des situations que l’on rencontre. En bref, une éducation de l’attention donne vie aux savoirs appris. Elle les anime. Pour lutter contre l’obsolescence programmée de ces derniers, il faut leur rendre la saveur qu’ils ont perdue en les faisant entrer dans notre expérience du monde.

D’une certaine façon, les crises migratoire, scolaire et climatique s’éclairent entre elles. Elles résultent toutes d’une idéologie qui enferme les savoirs et les gens dans des cases, des limites ou des frontières. Dans ce type de pensée, on se prémunit de toute rencontre véritable avec l’autre qu’est l’étranger, l’enfant ou le vivant non humain. Pour cette idéologie, le monde n’est pas à partager, il est à privatiser. Si cette raison froide a des foyers d’intérêt, il manque à ceux-ci la chaleur et l’ouverture d’un foyer véritable.

  1. Apolline Putman, « Le Lycée Voyageur, la première école secondaire mobile et décentralisée », reportage mis en ligne sur www.telesambre.be, 25 août 2022.
  2. Revue littéraire allemande fondée en 1798 par les frères Schlegel, considérée comme la publication centrale du premier romantisme allemand, NDLR.

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