La tartine
Éduquer à la démocratie :
les élèves sont preneurs !
Lucie Barridez · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM
Mise en ligne le 17 avril 2023
Depuis plusieurs années, l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles figure sur la liste des mauvais élèves en matière d’égalité scolaire. Si le Pacte d’excellence a pour ambition de répondre à cette problématique, de plus en plus d’acteurs ne l’ont pas attendu pour emboîter le pas vers une école plus démocratique. C’est le cas, notamment, des écoles plurielles.
Illustrations : Cäät
Depuis les Trente Glorieuses, l’école est censée être un levier de justice sociale en assurant la réussite de tous les élèves, indépendamment de leur origine socioculturelle. En Belgique, le système scolaire tend plutôt à reproduire les inégalités présentes dans la société. Les études réalisées par l’Organisation de coopération et de développement économiques démontrent les disparités existantes entre les élèves issus des milieux populaires et ceux issus de la classe privilégiée. Le constat est alarmant : à l’âge de 15 ans, les élèves défavorisés ont déjà accumulé un retard d’apprentissage de plus de trois ans.
Les raisons de cette reproduction des inégalités sont multifactorielles : la multiplication des réseaux, le quasi-marché scolaire, la durée du tronc commun, les effets du redoublement, etc. De nombreuses pistes peuvent donc être envisagées pour réformer notre système éducatif. Le Pacte d’excellence porté aujourd’hui par la ministre Caroline Désir propose déjà quelques réformes telles que l’allongement du tronc commun et l’intégration des élèves à besoin spécifique dans l’enseignement ordinaire. En revanche, peu de réflexions sont menées sur la nécessité de revoir les méthodes pédagogiques traditionnelles et de repenser l’école comme un haut lieu d’exercice de la démocratie.
Entre démocratie et mixité sociale
L’apprentissage de la démocratie n’est pas absent des écoles dites « traditionnelles ». Dans le réseau officiel, cela passe en particulier par le cours de philosophie et citoyenneté dont l’objectif est de former les élèves aux différents enjeux de la vie démocratique. Mais plutôt que de ne consacrer à la citoyenneté qu’une seule heure par semaine, certaines écoles ont fait le pari de sa totale mise en pratique. C’est notamment le cas des écoles secondaires plurielles (ESP) qui inscrivent la démarche citoyenne au cœur de leur pédagogie.
À Bruxelles, on compte deux écoles de ce type : l’ESP Maritime et l’ESP Karreveld. Ouvertes en septembre 2017, elles ont pour particularité de s’être implantées dans les quartiers populaires des communes de Molenbeek et de Berchem-Sainte-Agathe. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de travailler en pédagogies actives avec un public adolescent plus fragilisé. Jusque-là, peu d’écoles actives concernaient le secondaire, à l’exception de l’école Decroly située à Uccle et qui accueille des enfants relativement privilégiés.
Une co-construction des savoirs
Les auteurs du documentaire L’École du changement1 ont essayé de démontrer comment ce type d’école bouscule les codes traditionnels. Dès les premières minutes, on assiste à une leçon selon les principes de la pédagogie active qui donne directement le ton de sa spécificité. Les élèves sont entraînés dans une activité extra-muros à travers laquelle ils investissent les rues de Molenbeek afin d’en découvrir l’histoire et la configuration spatiale. Si leur enseignante est bien là pour les superviser, ce n’est toutefois pas elle qui les guide dans la ville : il revient donc aux élèves de se repérer à l’aide des cartes mises à leur disposition. Il en est de même durant les moments plus théoriques. L’enseignante est là uniquement pour accompagner les élèves dans un exercice de décryptage de l’histoire de Molenbeek au travers de documents écrits.
Cette démarche illustre tout à fait l’essence de la pédagogie active, car comme l’explique Romain Biard, professeur d’anglais à l’ESP Karreveld, dans une vidéo de présentation de l’école par ses enseignants : « Les élèves sont au cœur de leur apprentissage. On part de leurs connaissances pour construire nos cours. On parle donc de “co-construction des savoirs” car ce n’est plus l’enseignant qui arrive avec sa matière toute préparée. » Si cette démarche peut sembler déroutante, elle porte toutefois ses fruits. Dans L’École du changement, une professeure de sciences sociales de l’ESP Maritime confie d’ailleurs : « Je suis surprise de leur maturité par rapport aux connaissances qu’ils apprennent. Une maturité que je n’ai plus eu l’habitude de voir en cinquième et en rhéto, alors qu’ici, ils sont seulement en première et en deuxième. » Et pour cause, par la prise de parole et la construction d’une opinion sur divers sujets, la pensée critique et la liberté d’expression se pratiquent quotidiennement.
Mais si les élèves démontrent autant de maturité, c’est aussi parce que les cours sont établis sur la base de leurs intérêts. Dans les écoles plurielles, les professeurs ne décident pas seuls de la matière à aborder : les élèves ont leur mot à dire durant ce qu’ils appellent le « plan de classe ». Chaque début d’année, enseignants et étudiants construisent ensemble cet outil autour d’un thème spécifique et des questions que les jeunes se posent. Par exemple, cette année, le thème fixé en troisième secondaire est « le corps et l’identité ». Les plans de chacune des classes reprenaient alors des interrogations comme : « comment les maladies mentales se développent-elles ? », « comment la culture forge-t-elle notre identité ? », etc. Aux professeurs ensuite de faire preuve de créativité en introduisant ces questions dans leur matière respective.
La démocratie participative à l’école
Les cours ne sont pas les seules possibilités pour que les jeunes apprennent à développer leur autonomie. À de multiples reprises, ils se concertent sur la vie de leur classe, de leur école et ses projets. Pouvoir dire ce que l’on pense et être entendu est une chose précieuse pour eux. Fanchon, élève de première à l’ESP Maritime, exprime cette reconnaissance lorsqu’elle décrit le fonctionnement des conseils de classe hebdomadaires : « Ce que j’aime dans l’école, c’est le conseil de classe parce que c’est vraiment le moment où on peut donner notre avis sur le fonctionnement de la classe et où on peut aussi trouver des solutions sur des éléments qu’on n’apprécie pas au sein de la classe »2. La démocratie dans ce qu’elle a de plus concret et de plus constructif en impliquant l’ensemble des parties prenantes : la leçon de cohésion sociale est quotidienne pour les élèves. En plus des délibérations, les jeunes peuvent exercer leur citoyenneté de façon active.
Les classes participent ainsi à des actions bénévoles comme la récolte de denrées alimentaires, la collecte de déchets, le soutien dans les refuges animaliers, etc. De temps à autre, ils organisent même des expositions sur des thématiques qui leur tiennent à cœur telles que « Ma ville idéale ». Ce type d’événement a pour mérite de les faire travailler sur de nouveaux imaginaires et de les inciter à réinventer la société. On ressent par exemple toute cette puissance de l’imagination auprès d’une élève qui décrit sa ville idéale : « Ce serait une ville pleine de verdure, on ne roulera plus qu’en vélo, trottinette et transports en commun […]. Dans ma ville, il n’y aura pas de surconsommation, pas de pollution ni de méchanceté. » Cette ouverture à l’utopie est une qualité précieuse que l’école veille à préserver chez les jeunes, car c’est ce qui leur permettra de devenir des citoyens critiques et créatifs.
La bienveillance comme maître mot
Ce dont les élèves sont les plus reconnaissants, c’est la bienveillance. Kayla, élève de deuxième, explique en effet ceci : « La chose la plus importante pour moi dans l’école, c’est la façon dont les profs sont à l’écoute des élèves. Ils sentent quand des élèves ont des difficultés. » Sa camarade Daisy ajoute : « Les professeurs pensent ici au même niveau que les élèves, ils se mettent dans nos peaux, comme s’ils étaient nous… Je pense que c’est important car pour pouvoir comprendre, pour pouvoir avancer, il faut que les adultes nous comprennent. » Cette bienveillance n’est d’ailleurs pas qu’une simple attitude. Elle se trouve au cœur du projet d’établissement, comme le décrit en ces termes la coordinatrice pédagogique de l’ESP : « Il y a parfois une violence institutionnelle dans les écoles, dans la manière dont les élèves et les parents peuvent parfois être reçus et dans la façon dont les commentaires sont rédigés dans le bulletin, etc. Si on veut donner la chance aux élèves de s’émanciper à travers l’école, outre le projet pédagogique, il faut qu’on soit bienveillant dans notre manière de nous adresser à eux. »
La bienveillance est également revendiquée dans les dispositifs d’évaluation : « On a beaucoup réfléchi aux mots qu’on emploie. On ne va jamais utiliser les mots “échec” ou “redoublement” qui sont durs et qui peuvent vraiment détruire un enfant. » Cela ne veut pas dire pour autant que tous les élèves réussissent sous prétexte qu’il faut les ménager. Une enseignante rappelle qu’il ne s’agit pas d’être laxiste : « Être bienveillant, c’est aussi s’assurer qu’ils pourront accéder aux études qu’ils veulent. »
Les ESP Karreveld et Maritime ne sont, bien sûr, pas les seuls établissements en FWB qui initient les ados à la pédagogie active et à l’art de la démocratie. À Rixensart, une autre école de la mouvance a ouvert ses portes en 2019. À Bruxelles, le lycée intégral Roger-Lallemand organisé par la commune de Saint-Gilles s’inscrit dans la même mouvance depuis septembre 2023. Ces établissements, qui font partie du réseau officiel non subventionné, restent toutefois minoritaires malgré leur succès grandissant. En cause, le faible renouvellement de l’institution scolaire et le manque de moyens. Ce genre de pédagogie répond pourtant aux besoins des adolescents qui cherchent dans l’école un lieu d’épanouissement et d’empathie. C’est ainsi que Shoni, élève de deuxième secondaire à l’ESP Maritime, lançait, lors de la journée portes ouvertes virtuelles de 2021 : « Ce type d’école devrait se développer partout, car ici, on est compris et c’est donc plus chouette de travailler ! »
- Chergui Kharroubi et Anne Schiffmann, L’École du changement, documentaire, 2019, 93 min. Les déclarations des membres de l’équipe pédagogique repris à partir d’ici sont issues de ce documentaire.
- Tous les témoignages d’élèves rassemblés dans cet article sont issus de vidéos mises en ligne dans la section « La parole aux élèves » du site Web de l’ESP Maritime en février 2021.
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