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« Il est urgent
de se métamorphoser »

Catherine Callico · Journaliste

Mise en ligne le 17 avril 2023

Repenser les études supérieures semble prioritaire à l’aune du XXIe siècle. Académiques, expert.e.s de l’enseignement et responsables d’institution tirent la sonnette d’alarme : les idées, valeurs et idéologies managériales actuellement enseignées ne répondent plus aux défis à relever.

Illustrations : Cäät

Çà et là, de plus en plus de voix s’élèvent au sein des universités et écoles supérieures pour repenser les manières d’enseigner et le contenu des cursus, en phase avec la réalité contemporaine. Citons notamment le courant Rethinking Economics – qui a émergé au Royaume-Uni lors de la crise de 2008 –, ainsi que les prises de position récentes de personnalités du milieu académique.

En mai 2022, en France, lors de leur remise de diplôme, huit étudiant.e.s d’AgroParisTech énonçaient leur refus de contribuer à un système agricole productiviste et mondialisé. Leur vidéo a fait le buzz. De même, dans le numéro 12 de la revue Tchak !, les étudiant.e.s bio-ingénieur.e.s belges s’insurgeaient contre un modèle capitaliste technocentré, plaidant pour une formation en adéquation avec l’urgence des enjeux écologiques et sociétaux1.

Et en septembre dernier, Annemie Schaus, rectrice de l’ULB, clamait que « l’enseignement universitaire doit être une longue-vue. Notre université doit modifier sa manière d’enseigner. Si elle ne change pas les savoirs qui sont transmis, les savoir-être et savoir-faire, jamais le monde ne changera ».

Déconstruction/reconstruction

À la même période, au sein de la Faculté des sciences de gestion de l’UCLouvain (Louvain School of Management), le professeur Laurent Lievens démissionnait, à la suite de la réforme des programmes et de la suppression d’une série de cours : philosophie, sociologie, sociologie des organisations, psychologie, histoire économique et sociale, etc. En amont de cette décision, explique-t-il, « il y a eu une lente prise de conscience de la dégradation du contenu de ces études. Depuis une quinzaine d’années, une série de cours ont été ôtés au sein de la faculté des sciences économiques, mais aucun cours n’est ajouté en vue de développer une dimension critique sur l’état du monde et vis-à-vis d’une idéologie managériale écocidaire. Cette réforme continue de présenter l’économie néoclassique comme la seule voie, au lieu d’intégrer au programme les sciences du vivant ou de la terre, différentes alternatives économiques, la théorie de la déconstruction, des cours de responsabilité sociale en entreprise… ».

Laurent Lievens dénonce en outre la « connivence entre les facultés de gestion et les grandes entreprises qui les sponsorisent comme Google ou Microsoft, ou des associations liées à l’industrie clinique ou bancaire… et qui viennent recruter sur les campus. Différents acteurs qui sont contre la décroissance. De plus, un bain culturel rend compliqué le débat sur les alternatives économiques. Et tout ce bloc cadenasse la poursuite de l’existant ». Dans une lettre ouverte, l’enseignant souligne encore que « le cadre capitaliste de notre civilisation – et sa version néolibérale actuelle – ainsi qu’une pensée hors-sol, un réductionnisme maladif, une obsession du quantitatif et un déni des limites donnent lieu à un illimitisme forcené, une démesure extractiviste, productiviste et consumériste, une croissance délétère ainsi qu’une foi béate dans la technoscience salvatrice. C’est à ce cadre-là que contribuent les sciences de gestion, en étant parmi les instruments les plus efficaces de son expansion. Cette véritable “mégamachine” conduit obligatoirement une très large partie du vivant – dont l’humanité – aux effondrements ».

Selon lui, sortir de cette impasse implique de « privilégier un faisceau de voies, de créer des campus de la transition, des universités populaires, des écoles ouvertes et alternatives… et de militer tant en interne qu’en externe. La responsabilité de la communauté universitaire dans le déni et l’inaction sociétale face à l’écocide est pleine et entière. L’engagement public de toutes et tous est un devoir éthique. Il est urgent de se métamorphoser ». Sur le côté, il prépare un ouvrage collectif de déconstruction-reconstruction, afin de « nourrir la métamorphose », et qui traite notamment des enjeux humains, relationnels, financiers de ces questions. « Il s’agit de déconstruire les fondements actuels et de réécrire tous les cours des cinq ans de formation, afin de proposer un produit fini aux universités alternatives ou toutes autres personnes concernées. »

Un courant international

Depuis la crise de 2008, le mouvement Rethinking Economics a émergé au Royaume-Uni et suscité des émules un peu partout. Comme au sein de la Faculté d’économie et de gestion de l’ULB (Solvay Brussels School of Economics and Management) il y a deux ans. Adriano La Gioia, cofondateur de la section locale et diplômé de Solvay, suit aujourd’hui un master en sciences politiques. « Au Royaume-Uni, après la crise de 2008, de nombreux étudiants en économie se sont demandé pourquoi les économistes ne l’avaient pas anticipée et se sont rendu compte que les enseignements de cette matière sont dominés par le courant dit “néoclassique”, et que les contenus des cours n’ont pas évolué ces dernières décennies. Ils se sont alors fédérés en créant le mouvement Rethinking Economics pour militer pour un enseignement davantage pluraliste qui intègre les enjeux du XXIe siècle. La façon dont l’économie est dispensée demeure restreinte, ne s’ouvre pas à d’autres courants de pensée, l’économie post-keynésienne, l’économie écologique, l’économie politique marxiste ou encore l’économie féministe, relate l’étudiant. Or ces courants économiques et les “prismes d’analyse” qui y sont associés ont un impact très concret sur les politiques publiques. » Un point de vue partagé par Aurélie Migeotte, actuelle présidente du cercle d’études Rethinking Economics ULB, et qui l’a notamment amenée à délaisser ses études à Solvay pour s’orienter vers l’économie écologique : « On y aborde des questions essentielles alors que durant nos études à Solvay, ces sujets étaient traités en surface. Un besoin de renouveau se fait sentir au sein de la faculté », confirme-t-elle.

Rethinking Economics se définit comme un réseau d’étudiant.e.s et de chercheur.se.s universitaires ayant pour but de promouvoir le pluralisme en économie. « Dans le cercle, l’idée dans un premier temps est de libérer la parole, poursuit Aurélie Migeotte. On développe aussi un petit réseau avec des profs, encore minoritaires, pour organiser des conférences et des ateliers sur d’autres courants de pensée et sur divers sujets socio-économiques. Les jeunes générations se sentent souvent très impuissantes et tout mouvement est un engagement pour faire changer les choses, ça redonne du sens au quotidien. » À l’exemple des Pays-Bas, où des étudiants ont réalisé un manuel sur le sujet, ou encore de Barcelone où ils ont bloqué un auditoire pour défendre des questions écologiques. En Belgique, l’un des objectifs du moment est de se structurer entre universités.

Coup de pied dans la fourmilière

À l’ULB, des membres du cercle ont imaginé et conçu la fresque « Repenser l’économie », dont le format pédagogique est librement inspiré de celui de la Fresque du Climat, outil de référence et de lutte pour des changements climatiques. Son objectif est « à la fois de stimuler l’esprit critique des citoyen.ne.s et étudiant.e.s par rapport aux théories dominantes en sciences économiques, et de servir de plaidoyer pour reconsidérer leur enseignement. Il s’agit ici également d’introduire le pluralisme méthodologique et théorique, et de sensibiliser à l’interdisciplinarité avec les sciences politiques, la sociologie, l’anthropologie, la géographie… ». Chaque atelier se déroule en groupes d’une quinzaine de personnes et dure entre une heure et demie et deux heures.

Régulièrement sont encore organisés des conférences, workshops, journées de formation… En mars dernier, Olivier De Schutter et Tom Dedeurwaerdere ont été invités à une présentation de leur livre L’État partenaire : transition écologique et sociale et innovation citoyenne sur le rôle de l’État dans la transition. De même, une journée de formation intitulée « Genre & économie : introduction à l’économie féministe » intégrait notamment une conférence de Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen, autrices du livre Nos vies valent plus que leurs crédits.

Nouvelles formations et liberté académique

Du côté du cabinet de la ministre de l’Enseignement supérieur Valérie Glatigny, l’on affirme qu’« adapter l’offre d’enseignement supérieur francophone aux défis d’aujourd’hui et de demain est crucial pour outiller nos jeunes à y répondre, et les aider à décrocher un emploi utile à la société tout entière. C’est d’ailleurs en ce sens que nous sommes favorables – dans le cadre du processus d’habilitation – à l’ouverture de nouvelles formations qui permettent de diplômer plus d’étudiants dans des secteurs d’avenir ».

Le cabinet de la ministre précise toutefois que « les méthodes pédagogiques relèvent de la liberté académique des établissements, qui sont les mieux à même de faire évoluer le contenu des formations, dans le respect des référentiels de compétences définis au niveau de l’ARES (Académie de recherche et d’enseignement supérieur, NDLR) pour être parfaitement en phase avec les évolutions sociétales et les spécificités des filières et établissements ». À titre d’exemple, les référentiels en matière de formation infirmière ont été repensés dans le sens d’une adaptation du contenu du programme d’étude aux nécessités actuelles.

À l’ULB toujours, Valérie Piette, professeure d’histoire contemporaine à la Faculté de philosophie et sciences sociales et nouvelle vice-rectrice de l’institution, souligne que « la spécificité de l’université, c’est l’enseignement et la recherche qui doivent continuer de s’alimenter et qui par ailleurs s’alimentent mutuellement. L’université est censée revoir continuellement ses enseignements, mais cela prend du temps, surtout à un moment où les professeur.e.s sont épuisé.e.s vu le nombre croissant d’élèves. Il y a parfois un décalage entre ce qui bouge dans la société et les contenus universitaires, mais les universités doivent se poser des questions en toute liberté académique. On pense aujourd’hui à des filières en lien avec le développement durable et la transition, avec différent.e.s chercheur.euse.s ».

  1. Clémence Dumont, « La seule spécialisation en agriculture bio du pays risque de disparaître », dans Tchak !, n° 12, mis en ligne le 10 octobre 2022.

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