La tartine
Est-il toujours raisonnable de vouloir raisonner les autres ?
Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi
Mise en ligne le 10 décembre 2024
Peut-on encore raisonner notre humanité ? Les sirènes de la déraison sont telles que lutter contre elles devrait être la priorité. Tout semble être mis en place pour nous détourner du raisonnable. On a eu coutume de définir l’humain comme un « animal rationnel », mais la raison ne paraît plus vraiment aux commandes aujourd’hui. En fait, on a l’impression que bien que l’on voie ce qu’il faut faire, on ne le fait pas.
Illustration : Cäät
Pensons au climat : une grande majorité de la population a conscience du problème, mais les résolutions prises sont pourtant nettement insuffisantes, alors qu’il existe beaucoup de solutions concrètes et applicables. Il en va de même pour de nombreux aspects de notre vie. Ceux qui, par exemple, se gavent de nourriture transformée savent généralement qu’il vaudrait mieux manger des fruits et des légumes, mais ils n’en font rien. Ce paradoxe n’est pas nouveau, il a été notamment formulé par le philosophe Davidson dans son article sur la faiblesse de la volonté. On sait en substance qu’il faudrait faire quelque chose et pourtant on ne le fait pas.
Une volonté volage
Des réponses classiques ont été données à ce paradoxe. Avec Socrate, on dira qu’on fait le mal par ignorance. Mais quand un large consensus et des moyens d’information sans précédent sont à disposition, peut-on encore parler d’ignorance ? On pourra alors dire avec Aristote que notre raison est parasitée par certains appétits qui viennent la concurrencer. Il y aurait ainsi plusieurs forces en concurrence. La raison serait en lutte avec une propension à choisir les plaisirs et éviter le déplaisir. Dans ce cas, on dira qu’on ne fait rien, non par conviction, mais pour s’épargner le désagrément d’avoir à faire quelque chose. Notre volonté papillonne alors, elle vole d’une action appelée par la raison à un confort déplacé. Mais s’il y a plusieurs forces en nous (la voix de la raison ainsi que la loi du moindre effort), cela n’indique-t-il pas qu’il y a plusieurs aspects en nous, que notre moi est en quelque sorte pluriel ?
La thèse n’a rien de révolutionnaire. Platon, dans le Phèdre, comparait l’âme à un attelage. La partie sensitive, les chevaux, devait être tenue en bride par la partie rationnelle, le cocher. Plus tard, dans La République, Platon associait une âme juste à une âme dirigée par la part rationnelle en nous et une âme tyrannique à une âme où chaque appétit tirerait de son côté sans tenir compte du reste. Cette âme tyrannique, il la comparait à l’Hydre ou encore au Cerbère.
Au niveau collectif, le problème est évidemment amplifié. Rien ne semble unifié. Tout va à hue et à dia. Quand bien même on voit ce que, collectivement, il faudrait faire dans certains cas, on ne sait comment obtenir l’assentiment du collectif. Dire ce qu’il apparaît rationnel de faire, en l’état actuel des connaissances, ne sert à rien tant que domine l’influence des diktats de la publicité et du culte narcissique des réseaux (a)sociaux. Combien de personnes perdent leur temps à relayer sur le Net des informations en ayant l’impression d’agir ? Le slacktivisme1, cet engagement en ligne qui consiste à relayer des informations préoccupantes sur les réseaux, ne fait qu’amplifier la conscience du problème sans lui apporter de solution. Il y a comme une impuissance de la raison.
Du tic-tac aux tactiques
Que faut-il faire alors ? Exprimer le paradoxe, le décliner en une infinité de cas particuliers, ne permet pas de le résoudre. On dira que cela permet de « conscientiser ». Mais à quoi bon « conscientiser » quelqu’un qui ne fait rien, alors qu’il sait sciemment qu’il devrait faire quelque chose ? Si l’on estime que l’humain peut se montrer tout à la fois raisonnable et déraisonnable, il importe d’élaborer une stratégie face au déraisonnable. Il s’agit alors de considérer que si, sur un point, quelqu’un n’est pas raisonnable, il pourrait le devenir pour peu que changent les forces en présence.
Dans cette vision dynamique des choses, il importe de se presser, car plus les mauvais comportements se répètent, plus ils se renforcent. Le « tic-tac » des horloges doit nous rappeler l’urgence d’élaborer des tactiques pour contrer le déraisonnable. Il s’agit alors de déforcer ce qui semble déraisonnable et de renforcer le raisonnable. On va ainsi recourir au bâton et à la carotte. Dans un cas, il s’agit de contraindre quelqu’un à adopter un comportement jugé raisonnable par le moyen d’un pouvoir de coercition. Dans l’autre, il s’agit de récompenser une attitude jugée raisonnable.
Aujourd’hui, une autre méthode a le vent en poupe, il s’agit du nudge, que l’on pourrait traduire par « contraindre sans forcer ». Pour les partisans de cette stratégie, il s’agit d’influer sur l’environnement pour susciter un comportement voulu. La méthode est essentiellement utilisée dans le marketing. Mais elle peut aussi être employée à d’autres fins. Des études ont ainsi montré qu’en collant des stickers de mouche à l’intérieur des urinoirs, les hommes visaient ces mouches et il y avait moins d’urine sur le sol. Les critiques de cette méthode pointent toutefois le fait qu’il n’y a pas de « conscientisation » du problème.
On adopte un comportement souhaité sans avoir réfléchi au problème. On ne s’adresse pas à la part rationnelle de l’humain. Il s’ensuit que ces artifices – le bâton, la carotte et le nudge – sont une sorte de « conditionnement » qui pousse à suivre l’intention bonne ou mauvaise de celui qui les met en place. Le libre arbitre est mis sous tutelle. Une manière de pallier le problème et d’« impliquer » l’autre dans l’adoption d’un nouveau comportement est la désobéissance civile. Celle-ci met l’autre face aux conséquences injustes de la loi dont il se fait le garant et l’incite à révoquer sciemment ses positions.
Une ovation pour l’« exnovation »?
Le problème est que bon nombre des agissements déraisonnables sont automatisés. La technique met à distance. Hegel déjà soulignait que, avec l’arme à feu, l’agent externalise les conséquences de ses actes. Il écrit ainsi dans son Système de la vie éthique que « l’arme à feu est la découverte de la mort générale, indifférente, impersonnelle ». Ce n’est pas pareil de tuer des individus en appuyant sur un détonateur et de les étrangler de ses mains. La technique, en agissant à distance, déresponsabilise. Faute de pouvoir faire entendre raison aux machines qui nous mettent à distance de nos responsabilités, il faut les détruire ou les neutraliser.
Andreas Malm, l’auteur suédois de How to Blow Up a Pipeline ?, propose ainsi de désarmer par le sabotage ceux qui se rendent responsables du caractère déraisonnable de la situation dans laquelle nous sommes. Mais le hic est que les machines s’inscrivent dans une sorte de système. Si l’on détruit une machine, on en reconstruit une autre, et ce, de plus en plus rapidement. Il faut donc penser à adopter une vision systémique. Il faut imaginer ce que pourrait devenir le système si l’on supprimait certains des éléments qui font partie de ses rouages. C’est là l’enjeu de ce que l’on appelle parfois l’« exnovation »2. Que deviendrait le système si on lui retirait un élément au lieu de lui ajouter une nouveauté ? Quels seraient les scénarios si l’on supprimait par exemple les voitures individuelles ? La mobilité douce augmenterait-elle ? L’e-commerce serait-il boosté ? Il faut en tout cas dégager les différentes perspectives d’avenir afin de calibrer les mesures en vue d’une nécessaire transition. Penser l’exnovation est ainsi une façon de préparer le futur en tenant compte des ressources présentes, là où l’innovation fonce trop souvent sans s’occuper de ce qu’elle laisse derrière elle.
En conclusion, la raison n’est pas un donné, mais une tâche ; elle se joue dans notre faculté à mémoriser, à observer et à prévoir. C’est moins en voulant à tout prix raisonner ceux qui adoptent un comportement déraisonnable qu’en tenant compte des forces en présence et en agissant sur le contexte, les situations qui nous détournent du raisonnable, que l’on fera droit à la raison.
- Mot-valise formé par la fusion du terme anglais « slacker » (« fainéant ») et du mot « activisme ». Source : Wikipédia.
- Sur le sujet, voir la carte blanche du collectif GO SETE « COP26 : pour sortir de notre inertie face à la crise climatique, allons vers une société de l’exnovation! », mise en ligne sur lesoir.be, 2 novembre 2021.
Partager cette page sur :