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Pourquoi
les discours irrationnels
font-ils mouche ?

Par Stéphane François · Professeur de science politique à l’UMons, historien des idées et politiste

Mise en ligne le 11 décembre 2024

Dans un monde désenchanté, l’irrationnel trouve un terrain fertile, révélant des croyances variées, de la superstition à des formes construites de foi. Ce phénomène, loin d’être l’apanage des seuls croyants, s’étend à des mouvements sécularisés et à des discours complotistes. Face à cette religiosité sans dieu, il est crucial d’analyser comment ces nouvelles quêtes de sens façonnent notre société.

Illustrations : Cäät

Dans un monde désenchanté comme le nôtre, le domaine de l’irrationnel ne s’en trouve pas affaibli, bien au contraire. L’irrationnel n’apparaît pas lorsqu’il y a déclin de la foi. Il en est consubstantiel. Si l’irrationnel et la croyance sont liés, il faut cependant distinguer croyance et crédulité. Il existe des formes très construites de croyance comme il existe des crédulités naïves, et inversement, il existe des formes naïves de la croyance et des formes très construites de la crédulité. En outre, la croyance est distincte des croyances. Son étymologie désigne un objet de conviction, elle renvoie à la foi (le « je crois »). Au contraire, les croyances se rapportent à des pratiques superstitieuses ou folkloriques, et elles sont réduites à des pratiques irrationnelles, souvent préscientifiques. Les croyances sont toujours les pratiques irrationnelles des autres ; jamais celles de celui qui porte le jugement, forcément incroyant ou adepte de la « vraie foi » (comme le catholicisme). Enfin, la superstition et la crédulité ne sont pas le propre des seuls croyants :  il existe des adeptes de l’astrologie que nous pourrions définir comme athées, ou du moins comme des personnes fortement sécularisées. Nous pouvons aussi donner comme exemple certains ufologues (personnes qui affirment l’existence des soucoupes volantes) prêts à croire le moindre témoignage confirmant leurs positions.

Aujourd’hui, nous sommes face à une sorte de religiosité sans dieu : l’irrationalisme. La quête de sens irrationnelle est polymorphe. Elle peut se manifester, les différents points pouvant aisément se cumuler, par un rejet de la modernité technicienne et scientifique, et la défense, en retour, d’une « autre science » souvent issue de l’occultisme ; par des discours politiques extrémistes, associés dans certains cas à un antisémitisme (parfois latent, parfois explicite) ; par une conception complotiste du monde qui se pare d’un hypercriticisme (pensons au rejet des « médias officiels »). Cette dernière vision du monde n’est pas seulement commune à des milieux radicaux parfois fort éloignés, voire opposés politiquement. Elle s’est largement démocratisée, se diffusant dans les différents segments de la société, et la contaminant.

Stéphane François (dir.), Un XXIe siècle irrationnel ? Analyse pluridisciplinaire des pensées alternatives, Paris, CNRS Éditions, 2018, 248 pages.

La révolution 2.0 de l’irrationnel

L’irrationnel, dans ses différentes variantes, se manifeste donc bruyamment dans notre époque à la fois saturée d’informations et sujette à une « crise de sens », au point que nous pouvons parler à ce sujet d’un mode de pensée sociale. Il a trouvé un regain grâce à la révolution Internet. Ce réseau va être en effet un outil indispensable au développement de ce type de discours, de cet imaginaire : les publications à connotation irrationnelle étaient jusqu’à présent confidentielles, très peu lues. La révolution Internet est importante pour comprendre la diffusion de cette forme de pensée. Internet est entré dans les usages au cours des années 2000. Aujourd’hui, presque tous les foyers occidentaux y sont connectés. Il est devenu le principal lieu de recherche des informations.

Il a accès d’une part aux savoirs, de l’autre à la propagation de théories irrationnelles restées marginales durant longtemps. Dématérialiser les supports a permis l’essor de discours irrationnels et complotistes. La possibilité de démultiplication offre aux promoteurs d’idées irrationnelles un moyen de diffusion : une personne peut alimenter plusieurs sites, voire monopoliser plusieurs forums sous différents avatars. En outre, la multitude de sites sur le Web a favorisé le développement de la relativité des opinions et des jugements.

L’immédiateté et la saturation de l’information font que l’individu cherche les explications les plus rapides, qui sont souvent aussi les plus simplistes et les moins objectives. De fait, les algorithmes des moteurs de recherche jouent un rôle non négligeable dans la propagation des idées irrationnelles : les sites scientifiquement solides n’apparaissent que tardivement dans les résultats ou ne figurent qu’en utilisant des portails spécialisés.

Tout ceci a une conséquence : la forte extériorisation du savoir par rapport à ceux qui le détiennent. Aujourd’hui, tout le monde peut se dire expert en quelque chose et développer cette « expertise » au travers d’un blog. Pensons, par exemple, à ces comédiens et à ces people qui sont devenus brusquement des spécialistes de la vaccination, donnant des avis en dépit du bon sens et de la science la plus élémentaire… Le rapport au savoir et aux « sachants » a évolué, modifiant l’idée qu’une partie du public se fait de la recherche. Pensons aussi à ces personnes, connues ou anonymes, qui écrivent avoir « fait des recherches », c’est-à-dire qu’ils ont passé quelques heures à sélectionner des informations grâce à un moteur de recherche, et dont les résultats sont biaisés par les algorithmes. L’apprentissage lent et complexe de la connaissance est donc remplacé par un bricolage individuel plus rapide : l’individu grappille des bribes d’information sur Internet, ce qui lui permet de se concevoir une ontologie à la carte en fonction de ses a priori et de ses certitudes.

L’immédiateté de l’information pose enfin un dernier problème : celui de son obsolescence et de sa validité. Un fait divers est remplacé rapidement par un autre, une « information », une polémique par une autre… Nous sommes dans l’ère du zapping perpétuel.

À boire et à manger

En outre, Internet pose implicitement le problème du « savoir libre » : comment valider le contenu des connaissances ? Qui doit le faire ? Par quel moyen ? Comment établir des critères de crédibilité ? Aujourd’hui, le savoir se construit en grande partie à l’extérieur du monde universitaire, Internet ayant révolutionné le marché cognitif. L’encyclopédie en ligne Wikipédia en est un bon exemple : elle offre une masse d’informations à ses utilisateurs. Des notices ont, parfois, été écrites par des personnes extérieures au monde du savoir. Certaines sont excellentes et offrent gratuitement un admirable travail de vulgarisation. D’autres, empreintes d’idéologies ou de partis-pris divers, sont inutilisables. Bref, il faut donc trouver de nouvelles techniques de validation scientifique du savoir.

Nous devons avoir à l’esprit qu’Internet est également un vecteur important de diffusion de la croyance sous toutes ses formes, de la plus intellectuelle à la plus irrationnelle. Nous trouvons sur le Web aussi bien des sites sur les grandes religions que d’autres traitant des nouveaux mouvements religieux (néopaganisme, « magie du chaos », néo-sorcellerie, culte soucoupiste, etc.), voire sur des pratiques hygiénistes souvent issues de l’occultisme, dangereuses lorsqu’elles sont associées à un rejet de la médecine. Internet est devenu un supermarché de la croyance (religieuse ou non) où chacun picore ce que bon lui semble.

Cette massification de l’information entraîne paradoxalement une « avarice mentale », c’est-à-dire un repli de la pensée de l’individu sur ses a priori : celui-ci n’accepte plus les explications éloignées de ses certitudes. Il ne cherche qu’à les confirmer, à les conforter, intégrant parfois les propositions les plus invraisemblables, les plus irrationnelles. Ces concurrences informationnelles, associées à l’immédiateté, desservent la connaissance.

Une quête de sens

Dans ces discours irrationnels 2.0, les énonciateurs éliminent l’incertitude, systématisent la méfiance (vis-à-vis des institutions, des scientifiques, etc.) et généralisent le soupçon pour se construire une vision cohérente, du moins à leurs yeux, de ce qui se passe dans le monde. Ce type de discours permet de donner du sens, une signification aux évènements qui arrivent. L’individu le fait en simplifiant les données, en cherchant un fil conducteur aux faits dont il est le témoin. Si une maladie inconnue apparaît, comme le sida aux débuts des années 1980, c’est parce qu’il y a un complot organisé par un État (le plus souvent les États-Unis), par l’industrie pharmaceutique (« big pharma ») ou par un groupe secret agissant dans l’ombre (les Juifs, les francs-maçons, les Illuminati, voire les trois). L’ennemi cherche à détruire un groupe social, ethnique ou une nation… Il est toujours à la fois omniprésent et caché. La quête de sens se meut en complotisme.

Ce type de discours est donc ambivalent, entre archaïsme et modernité, entre inquiétude et rassurance, entre hypercriticisme et crédulité, entre scientificité et marginalité. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse évoluant aux marges de l’écologie et du New Age. Nous y trouvons une forte occurrence d’articles condamnant les « élites mondialisées », à la teneur ouvertement conspirationniste ; la promotion des médecines alternatives ; le rejet des vaccins ; la mise en avant de thématiques ésotériques, spirituelles et alterscientifiques… le tout baignant dans une vision pessimiste du monde. Dans celle-ci, n’importe quel fait, ou non-fait, pouvant subir une importation au sein de l’explication irrationnelle sert à en confirmer la validité. L’indice justifie l’explication autant que celle-ci est justifiée par lui.

Cette quête de sens peut revêtir d’autres aspects en fonction des modes du moment, car il y a des modes dans l’irrationnel et dans le complotisme. Ainsi, entre les années 1950 et la fin des années 1990, des centaines de personnes ont expliqué leurs problèmes de santé et leurs divers déboires par des enlèvements venant d’extraterrestres qui leur auraient fait subir des examens médicaux avec l’accord des différents gouvernements et sous la surveillance de certains services spéciaux, les fameux MIB (Men in Black). Ce discours ouvertement complotiste n’avait que peu d’aspects antisémites.

Le pouvoir de l’imagination

Nous devons reconnaître aux tenants de thèses irrationnelles une forme de logique, certes bizarre et biaisée, mais une forme de logique néanmoins. Pensons à cet Américain qui a construit une fusée dans le but de prouver que la Terre serait plate. Pour démontrer une position intenable, il a mobilisé un savoir scientifique et technique en contradiction avec le but de son projet. Il distingue donc inconsciemment utilité technique (construction d’une fusée) et croyance (certitude que la Terre serait plate). Cela montre que l’irrationnel, quand il se transforme en croyance, est hermétique aux faits.

L’irrationnel relève aussi de l’imagination : il faut en effet en avoir beaucoup pour concevoir certaines de ces théories. En outre, elle permet de se représenter des réalités. Ainsi, les « pères fondateurs » du projet spatial américain étaient des personnes à l’imagination débordante. Parmi elles, deux figures se détachent : Frank Malina et Jack Parsons. Le premier, un scientifique brillant, abandonna sa carrière pour devenir un peintre abstrait ; le second était adepte d’une forme de magie, le thélémisme (il avait transformé sa maison en temple), et a côtoyé le fondateur de la scientologie, L. Ron Hubbard.

Un danger pour les démocraties

Si la montée de l’irrationnel peut être considérée légitimement comme un danger pour les démocraties occidentales, favorisant dans une certaine mesure les populismes, elle est également d’une autre façon moins politisée. C’est le cas des campagnes médiatiques, voire des prises de position individuelles, contre la vaccination, en particulier lors de l’épidémie de Covid-19. Plus généralement, le rejet des campagnes vaccinales reçoit l’approbation d’une partie de la population, persuadée de la dangerosité du vaccin — une antienne depuis l’apparition de la vaccination au xviiie siècle.

Enfin, cet irrationalisme doit être mis en parallèle avec un autre phénomène, en essor également depuis le début des années 2000 : le rejet des Lumières tant politiques (les sociétés ouvertes) que scientifiques (la mise en avant de la raison). Toutefois, s’il est encore tôt pour parler de retour de l’obscurantisme comme mode dominant de pensée, il ne faut pas nier qu’il est de plus en plus visible et bruyant, se nourrissant des scandales sanitaires et alimentaires, des informations sensationnalistes et des spéculations mystiques, entretenant les partis démagogiques (plus que « populistes ») d’extrême droite. Cette montée de l’irrationalisme signe la fin de l’idéologie du progrès. Néanmoins, elle peut avoir des effets positifs si elle reste confinée aux domaines artistiques et littéraires.

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