La tartine
« Un acte de confiance
en l’être humain »
Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef
Mise en ligne le 14 mai 2024
Que veulent vraiment les laïques ? Il y en a un qui a sa petite idée sur le sujet : c’est Benoît Van der Meerschen, le secrétaire général du Centre d’Action Laïque. Nous l’avons emmené dans cette vaste thématique, sans tabous.
Illustrations : Olivier Wiame
Cinq ans depuis les dernières élections, de nouveaux mémorandums sont envoyés aux différents gouvernements. Qu’est-ce qui a changé dans les revendications du Centre d’Action Laïque ?
Il faut accepter l’idée que le temps est une construction et que tout processus de changement de normes prend du temps. Cela peut avoir un côté frustrant, mais il convient de se rendre compte que l’époque que l’on connaît, avec ses lignes de fracture, avec ses difficultés inhérentes à des gouvernements de coalition, ne facilite pas les choses. Cette législature-ci aura également été traversée par différentes crises, dont celle de la Covid-19 évidemment. À titre d’exemple, je suis persuadé qu’un dossier comme l’extension à deux heures du cours de philosophie et citoyenneté (CPC), dans l’enseignement officiel, aurait pu aboutir sans cette réalité, parce que la ministre a dû s’occuper de choses très urgentes durant ces deux années de crise sanitaire. Le rapport parlementaire relatif au CPC préconise néanmoins de passer à deux heures dans l’enseignement officiel tout en posant la question de la méthode à adopter dans l’enseignement confessionnel. Parallèlement, quelques dossiers ont pu être menés à terme. Je pense principalement à l’accord de coopération qui a pu être voté dans les différents parlements côté francophone, à la généralisation de deux fois deux heures de l’ÉVRAS (éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle), avec la labélisation des acteurs qui l’enseignent. C’est une avancée en accord avec les thèses défendues par le Centre d’Action Laïque. Idem concernant le rapport issu de la commission d’experts scientifiques sur l’IVG, validé dans sa composition par tous les partis au gouvernement fédéral, dont le CD&V, à propos des améliorations à apporter à la législation. Toutes les thèses du CAL ont été entièrement validées scientifiquement et c’est un élément sur lequel on peut s’appuyer pour continuer de faire notre lobby. En résumé, cela ne va jamais assez vite mais ça bouge quand même, il y a une évolution des mentalités, peut-être des prises de conscience, mais qui ne sont pas encore transposées dans les textes… Il faut accepter l’idée que le facteur humain entre en ligne de compte et que la démocratie, c’est un processus long.
Le mémorandum du CAL compte quinze priorités phares. Si vous aviez une baguette magique, quelle mesure rendriez-vous effective directement ?
C’est difficile de dégager des priorités alors que l’on a déjà effectué un arbitrage, parce qu’on a le sentiment qu’il faut tout faire en même temps et que chacune des revendications constitue une pièce d’un puzzle. Néanmoins, ce dont tout découle, c’est l’inscription du principe de laïcité dans la Constitution. Je pense qu’aujourd’hui, dans le monde dans lequel on vit, c’est un acte de confiance de l’être humain en l’être humain. C’est la volonté de pouvoir, d’une façon ou d’une autre, à la fois garder un cap, tel que fixé dans notre définition de la laïcité, et obliger l’État à être celui qui met en place toutes les mesures permettant l’émancipation des citoyens. C’est un élément pour lequel on doit continuer de se battre en sachant que là aussi ce sera compliqué, que ce n’est que récemment que le mot « lacicitat » trouve un droit de cité au nord du pays. Du côté francophone, on observe des nuances dans les postures, qui vont de la neutralité du côté du Mouvement réformateur à l’impartialité du côté du Parti socialiste. Ce sont des éléments intéressants et qui soulèvent des questions telles que : pourquoi l’impartialité est-elle davantage protectrice que la neutralité ? Comme le disait notre ancien président Henri Bartholomeeusen, la neutralité, c’est cette situation d’un État qui regarde faire et qui n’intervient pas, avec toutes les dérives potentielles. Je préfère l’idée que ce sont l’État, les pouvoirs publics qui doivent assurer ce qui permet la liberté, l’égalité, la solidarité.
C’est aussi réaffirmer la primauté de la loi, de l’État sur la religion ?
On sait qu’historiquement, il y a toujours une bagarre à la clé quand on parle de religion, avec cette volonté d’imposer le prisme d’une vision particulière à tout le monde. Nous affirmons au contraire qu’il y a des principes communs qui permettent justement d’éviter que l’un impose sa vision de la société à l’autre. Et c’est en ce sens que je soutiens que c’est un acte de confiance envers l’être humain. Cela consiste à dire : on se retrouve autour de l’essentiel. Mais c’est compliqué et l’on voit d’ailleurs que l’on n’arrive toujours pas à obtenir dans nos textes fondamentaux la simple indication que la loi prime sur le prescrit religieux. On y trouve l’idée que tous les pouvoirs émanent de la nation et le fait que le mariage civil prévale sur le mariage de la bénédiction, mais le principe que la loi des hommes prime sur le religieux continue de générer des réticences et des peurs, soit par conviction pour certains, soit par calculs strictement électoraux pour d’autres.
Parmi les idées reçues, on entend parfois que les laïques sont contre la liberté religieuse.
Notre ligne de pensée est toujours la même : il faut certes une protection spécifique pour la liberté de religion ; d’ailleurs, tous les instruments légaux internationaux en matière de protection des droits de l’homme protègent les convictions, qu’elles soient politiques ou religieuses. Mais on ne peut faire de la liberté de religion une liberté plus importante que les autres. Sinon, on entre dans une dynamique qui, à terme, risque d’être mortifère pour notre État de droit et les droits humains fondamentaux. Autrement dit, inscrire la laïcité dans la Constitution, c’est protéger tout le monde et pas uniquement une catégorie de personnes. Cela ne va pas non plus tout régler, on le voit avec des États qui ont inscrit la laïcité dans leur Constitution et qui connaissent des problèmes semblables aux nôtres. Je songe au Congo ou à la Turquie. Mais je pense quand même qu’il y a des vertus symboliques à réaffirmer ces principes dans une société qui est de plus en plus fragmentée, et dans laquelle on observe l’influence d’intégristes religieux d’une manière ou d’une autre sur la conduite des affaires publiques, que ce soit dans des pays proches ou outre-Atlantique, dont on connaît ensuite l’influence sur l’évolution politique dans les États européens.
La dernière convention laïque avait pour thème « (re)faire société ». Est-ce à dire que nos sociétés sont défaites ?
Comme le disait Marie Curie, « rien dans la vie n’est à craindre, tout doit être compris ». Aujourd’hui, 2024 semble encore pire que 2019 à différents niveaux et notamment celui de la vulnérabilité de nos sociétés. L’instabilité dans le monde qu’on imaginait reléguée à d’autres continents est de plus en plus présente en Europe, avec d’énormes questionnements sur nos capacités à y faire face. Je songe au dérèglement climatique, mais aussi à la question de savoir si l’on aura un jour un conflit chez nous. Il y a des guerres depuis des années un peu partout, mais ici on a quand même un petit truc qui se crispe un peu plus, avec l’Ukraine et Gaza.
Comment les laïques se positionnent-ils face à ces crises ?
Certains, dans la société, estiment qu’il faut faire une pause, remettre en cause nos modes de vie, presque de manière coercitive ou punitive, avec un risque collatéral de réduction des droits fondamentaux face à l’urgence. De mon côté, je m’interroge beaucoup sur l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Historiquement, cela a toujours été précédé par des éléments qui sont par exemple la marginalisation des arènes parlementaires, avec, pour aller plus vite, la tentation d’un pouvoir plus fort. D’autant plus que lors de ces dix dernières années, que ce soit dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou de la gestion de la pandémie de Covid-19, on a habitué les gens à une gestion verticale et autoritaire des crises. Tout ça prépare évidemment le terrain pour ceux qui ont un discours fort et qui utilisent à cet égard tous les moyens à leur disposition sur les réseaux sociaux. Ils ne cherchent pas spécialement la cohérence mais plutôt une caisse de résonance. Face à cela, nous ne devons pas renoncer, au contraire, cela nous oblige à proposer autre chose, en conservant un discours nuancé.
Quand on entend que Trump affirme que s’il est élu, il sera un dictateur, avons-nous encore le temps de voir l’herbe pousser, d’être dans la nuance pour faire face à ce type de menaces ?
Il faut se retrousser les manches, mais surtout, éviter d’être dans la simplification, aller à la rencontre des gens, organiser des débats, tisser une autre toile de valeurs. Quand on prend le temps de la discussion, je trouve qu’il y a moyen d’arriver à fissurer certaines certitudes. On sait que quand on essaie de changer les mentalités, d’éveiller les esprits, on sème son champ comme l’agriculteur, tout en espérant que ça prendra. Mais on n’a jamais l’assurance totale que cela fonctionnera.
Chez les jeunes, la laïcité n’est plus toujours très populaire. Pourquoi estimez-vous qu’elle soit intéressante pour eux ?
Bien souvent, c’est la question des signes convictionnels qui est posée. Peut-être que certains laïques sont aveugles aux discriminations dont est victime depuis des décennies une partie de la population, mais d’un autre côté, ceux qui tiennent un discours pro-signes convictionnels sont peut-être aussi aveugles aux pressions du patriarcat d’un autre âge, qui sont réelles et subies au quotidien. Beaucoup de personnes aiment nous enfermer dans cette question-là, pour nous disqualifier ; c’est un calcul partisan. Dans les milieux plutôt favorisés, les jeunes s’en fichent de qui porte quoi ou qui fréquente qui. Mais dans des quartiers plus populaires, et pour les jeunes qui sont dans des écoles de moindre qualité, là, il y a un rouleau compresseur par rapport aux questions religieuses et des normes imposées. Je pense que, de manière générale, à partir du moment où l’on est dans une situation socio-économique plus favorable, on a moins besoin d’un identifiant religieux pour se donner une colonne vertébrale. En outre, on a quand même dans nos pays une mondialisation qui est de moins en moins comprise. Même si un certain public s’y retrouve, d’autres en revanche en sont très éloignés et déconnectés.
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