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Le nucléaire,
compatible avec les valeurs humanistes ?

 Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi 

Mise en ligne le 25 janvier 2025

Décarboner l’économie implique-t-il de s’en remettre au nucléaire ? Certes, le nucléaire émet moins de gaz à effet de serre que les centrales au charbon ou au gaz. Mais il n’est pas la seule alternative à celles-ci. On peut en effet miser sur le renouvelable et sur une réévaluation de nos besoins énergétiques. Le recours au nucléaire n’a donc rien d’inéluctable, il s’agit d’un choix. Qu’en est-il de celui-ci eu égard aux valeurs qui nous sont chères : la liberté, l’égalité et la solidarité ?

Photo © Erik AJV/Shutterstock

Le nucléaire est une énergie qui demande une centralisation du pouvoir et s’accommode peu de la démocratie. Une fois le choix du nucléaire opéré, les décisions politiques en matières énergétiques découlent de ce choix initial. Ce sont les questions de sûreté et d’approvisionnement qui dominent, et les citoyens sont exclus du débat. Comme l’écrit André Gorz, le choix en faveur du nucléaire nous fait entrer dans une sorte de « technofascisme »1.

Liberté et technofascisme

Ce technofascisme est en plus loin de se régler par un débat concerté entre experts émanant de disciplines diverses. Comme l’a bien noté Bourdieu dans son pamphlet sur la télévision2, pour peu qu’un expert réponde présent, soit bankable, les télévisions ont tendance à ne convoquer que lui, par facilité, et les politiques suivent. Le nucléaire n’échappe pas au problème. Jean-Marc Jancovici domine les plateaux de télévision, et tend à s’imposer comme le spécialiste de la question. On notera qu’un procédé récurrent dans ses argumentaires est d’effacer les choix humains sous des variables techniques. Ceci est particulièrement préoccupant, d’autant que dans la mouvance de Jancovici sont popularisés des outils pédagogiques qui, sous prétexte de nous apprendre les mécanismes du réchauffement climatique, nous détournent d’une implication politique disruptive.

La « fresque du climat » permet ainsi de constater que les secteurs comme le transport ou l’agriculture sont responsables d’une production importante de CO2 en omettant de dire que c’est le choix de multiplier les moyens de transport (sous les effets de la mondialisation et du capitalisme) ou de promouvoir un certain type d’agriculture qui est à l’origine du problème. En ne prenant pas en compte la diversité des modèles en matière d’agriculture ou de transport, en occultant les choix politiques et citoyens qui sont derrière le problème climatique, cet outil fait l’économie d’une réflexion sur nos choix de société. C’est comme si l’organisation capitaliste du monde était un modèle indépassable et que la question ne concernait qu’un aspect technique, celui de savoir l’énergie la plus adéquate et la façon dont on va la moduler.

Pénétrer dans la salle de contrôle d’une centrale nucléaire n’est pas chose courante. Les secrets liés à la sécurité rendent la transparence impossible.

© Nordroden/Shutterstock

Qu’en est-il du nucléaire à cet égard ? Le nucléaire est une énergie complexe qui rend souvent les débats inaudibles pour le commun des mortels. Il existe peu d’informations transparentes sur le sujet. Les lobbyistes ont souvent la mainmise sur le discours. Encore récemment, j’ai eu la surprise de constater que le « Que sais-je ? » sur le nucléaire que je feuilletais émanait de quelqu’un qui avait d’importantes responsabilités dans le secteur chez EDF. Impossible pour cette personne de critiquer le nucléaire sans qu’il y ait un conflit d’intérêts… Le secret industriel et le secret défense liés aux questions de sécurité rendent, de toute façon, impossible toute transparence en ce qui regarde le nucléaire.

Faute d’informations suffisantes, les conditions d’un débat démocratique sur le nucléaire ne sont pas réunies. D’ailleurs, en imaginant qu’il puisse y avoir malgré tout un consensus démocratique sur le nucléaire à l’heure d’aujourd’hui, comment prétendre à une légitimité à ce sujet, sachant que les décisions engagent sur le temps long ? Si l’on prend le cycle complet d’une centrale (construction-fonctionnement-déconstruction), on en a presque pour 100 ans. Rien que le démantèlement d’une centrale prend une cinquantaine d’années. Il va de soi que les décisions prises en faveur du nucléaire engagent bien au-delà des mandats de ceux qui prennent des décisions.

Cela est valable pour l’exploitation, et a fortiori, pour les déchets dont certains vont rester toxiques pendant une durée plus longue que l’ensemble de l’histoire de l’humanité jusqu’ici. À ce titre, il est malaisant de constater que le problème tende à être minimisé, alors qu’il n’existe encore aucune solution durable aujourd’hui depuis plus de cinquante ans qu’on exploite le nucléaire.

L’impensable est possible

Derrière le problème des déchets se pose la question de la sûreté nucléaire. Celle-ci concerne aussi l’utilisation potentielle du nucléaire lors de conflit armé ou la sécurité dans le fonctionnement des centrales qu’aucune compagnie d’assurance n’accepte d’ailleurs de couvrir. La probabilité d’un accident est minime, mais les conséquences sont désastreuses. La gravité des conséquences doit ainsi pondérer la probabilité d’une catastrophe.

Après Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima, on voit d’ailleurs que la probabilité d’un accident est loin d’être nulle. L’impensable est possible. Considérer qu’un risque est nul quand il ne l’est pas, c’est s’en remettre à l’aléatoire, c’est refuser que l’humain fonde son action sur ce qui dépend de lui. C’est en quelque sorte dire non à la liberté comme autonomie puisque l’on s’en remet à ce qui ne dépend pas de nous. On espère qu’il n’y aura pas de conflits armés impactant, qu’il n’y aura pas de tremblement de terre ou que les générations futures trouveront une solution au stockage des déchets. On s’en remet à l’aléatoire. Le nucléaire s’oppose ainsi à la démocratie par son inéluctable dérive technocratique, son opacité stratégique et l’irresponsabilité qui définit son horizon.

À Fukushima, les problèmes nucléaires n’ont pas encore été résolus.

© TK Kurikawa/Shutterstock

À titre de comparaison, le renouvelable peut quant à lui se décliner avec des gestions communautaires locales. La transparence à son égard n’est en rien structurellement impossible. Enfin, il ne pose pas de risque de sécurité majeure. En ce qui regarde la question de la liberté, il apparaît ainsi que le nucléaire n’est pas le meilleur choix.

Inégaux face aux risques

L’argument pour le nucléaire est de dire que c’est une énergie pas chère et accessible à tous. Or, si on prend le cycle complet du nucléaire avec la maintenance des déchets, il n’apparaît pas que cette énergie soit particulièrement bon marché. En outre, qu’en est-il de l’égalité ? Il va de soi que les riverains d’une centrale sont exposés plus fortement. Cela crée ainsi des inégalités, d’autant plus criantes que de nombreuses centrales se trouvent en zone frontalière et que si un plan d’urgence existe à l’échelle nationale, il n’est pas nécessairement coordonné au plan de secours pour les transfrontaliers.

Les inégalités par rapport aux risques encourus concernent également ceux qui se trouvent à proximité des déchets stockés ou des endroits où l’uranium est entreposé. Peut-on accepter que certains soient plus exposés que d’autres ? Quand on sait que, pour 2023, le nucléaire a produit environ 9,11 % de l’électricité mondiale (contre 30,24 % pour le renouvelable)3, on peut se demander si le jeu en vaut la chandelle. Pourquoi lier le destin des gens à une énergie liberticide et vectrice d’inégalités ?

A-t-on toutefois d’autres solutions que le nucléaire ? Par rapport au renouvelable, on avance souvent que le nucléaire permet une continuité dans l’approvisionnement que ne permet pas le renouvelable, plus soumis aux aléas climatiques. Mais que constate-t-on dans les faits ? « En 2022, en France jusqu’à 32 des 56 réacteurs nucléaires français ont été à l’arrêt, pour des opérations de maintenance programmées ou, plus problématique, pour des problèmes imprévus de corrosion. Ceci entraînant une tension inédite dans l’approvisionnement électrique français. Cette situation chez nos voisins fait suite à un été de canicule pendant lequel certaines centrales nucléaires ont été contraintes de réduire leur production en raison des températures trop élevées des cours d’eau utilisés pour leur refroidissement. »4

À Sayda Guba (région de Mourmansk), en Russie, on stocke à long terme de vieux réacteurs nucléaires et des déchets en provenance de la centrale de Kola. La région affiche la plus forte concentration mondiale de déchets radioactifs, exposant les habitants à un risque accru de radiation.

© Alexander Khitrov/Shutterstock

En fait, il apparaît que le nucléaire n’est en rien plus fiable que le renouvelable qui a l’intérêt d’être plus résilient du fait qu’il table sur de multiples ressources : l’éolien, le solaire, la géothermie, etc. En fait, les problèmes du renouvelable en matière d’un approvisionnement égalitaire de la population sont moins dus à un problème idoine insurmontable qu’à l’insuffisance de l’investissement dans le renouvelable. Le problème est alors politique et non pas technique.

On avance souvent que la sortie de l’Allemagne du nucléaire s’est traduite par un recours massif aux centrales à charbon, mais ce n’est pas vrai. Entre 2000 et 2020, la part du nucléaire dans le mix énergétique allemand est passée de 30 % à 11 % et celle du charbon de 49 % à 24 %5.

Tristes mines et solidarité

Le recours au nucléaire est parfois valorisé pour l’autonomie qu’il permettrait. Mais le nucléaire dépend des stocks d’uranium. L’Union européenne n’en a que 2 % et la Belgique n’a pas d’uranium. L’exploitation de cet uranium est humainement problématique. Le nucléaire apparaît ainsi comme une énergie propre parce qu’on externalise le problème de l’exploitation de l’uranium, qui parce qu’il se joue à l’étranger ne semble pas nous concerner.

Pour faire bref, le minerai d’uranium expose les mineurs et l’environnement à la radioactivité et à des gaz de filiation du radon hautement cancérigènes. Comme toute activité minière, l’extraction d’uranium compromet l’accès aux terres des résidents. L’installation de mines provoque l’exode des populations indigènes. Le problème est d’autant plus préoccupant qu’il s’agit souvent de populations déjà fragilisées (les Inuits du Canada, les Navajos aux États-Unis, les aborigènes en Australie, les Touaregs au Niger). Les exploitations minières dégradent également le cadre de vie des populations en détournant les rivières et en stérilisant les terres fertiles. L’utilisation de produits chimiques toxiques et les résidus miniers n’arrangent évidemment rien.

En 2022, Ursula Von der Leyen a ainsi proposé une « contribution de solidarité » aux entreprises de gaz et de pétrole et un plafonnement des entreprises produisant de l’électricité avec le nucléaire ou le renouvelable. En gros, l’idée est que l’environnement est notre bien commun. Il faut alors dissuader les pollueurs et favoriser les comportements vertueux. Mais le nucléaire n’est pas neutre pour l’environnement. Outre qu’il impacte l’écosystème des rivières en réchauffant les eaux, le nucléaire produit des gaz à effet de serre, même si on l’associe insidieusement à une forme de neutralité carbone respectueuse du bien commun.

En prenant compte de l’ensemble du cycle d’une centrale nucléaire, on estime entre 88 et 146 g d’émission de CO2 par kWh. C’est nettement moins que les centrales au gaz et au charbon, toutefois nettement plus que l’éolien (entre 5 et 10 g d’émission de CO2 par kWh) et les autres énergies renouvelables (entre 10 et 40 g d’émission)6.

Le nucléaire n’est donc pas la solution la plus efficace face au problème des gaz à effet de serre. À cela, il faut ajouter que l’on ne peut pas produire partout des réacteurs nucléaires, il y a des contraintes géographiques, géologiques et géopolitiques très importantes. Par ailleurs, en matière de délais, la construction de nouvelles centrales prend des années. Les déclinaisons par lesquelles le nucléaire entend se révolutionner, non seulement, ne règlent pas la plupart des problèmes, mais en plus, prend également beaucoup trop de temps en regard de l’urgence climatique.

Pour les militants écologistes, l’énergie nucléaire ne peut être considérée comme une solution d’avenir.

© Tomasz Bidermann/Shuterstock

Les promoteurs de la fusion reconnaissent qu’il n’y aura pas de réacteur opérationnel avec cette technologie avant 2060. Les centrales EPR (European Pressurized Reactor) de troisième génération génèrent des coûts plus de deux fois supérieurs aux estimations de base (comme on peut le voir avec la construction du réacteur de Flamanville et de Hinkley Point) et ne sont pas encore une technologie rodée. Il en va de même des SMR (Small Modular Reactor) qui ne seraient pour leur compte guère rentables sans compter qu’il faudrait trouver des communes prêtes à les accueillir. En regard de cela, le nucléaire ne peut être considéré comme une solution d’avenir. En fait, le choix du nucléaire s’apparente plutôt à une forme d’inertie politique qui, dans des zones très localisées, prolonge le plus possible une forme dépassée de production d’énergie pour ne pas avoir à se réinventer.

En conclusion, le choix du nucléaire en matière énergétique n’est pas une exigence technique, mais un choix qui souvent s’apparente plus à un consentement irréfléchi qu’à une décision assumée. Si l’on essaie de poser un regard éclairé sur le nucléaire, il apparaît qu’il met en péril des valeurs comme celles de la liberté, de l’égalité et de la solidarité. À ce titre, il ne paraît pas compatible avec l’humanisme. Au niveau belge, il faut donc tout mettre en œuvre pour que la sortie du nucléaire démocratiquement décidée en 2003 puisse se réaliser.

  1. André Gorz, « Nucléaire et liberté », dans Leur écologie et la nôtre, Paris, Éditions du Seuil, 2020, p. 249.
  2. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber, 1996, 96 p.
  3. Hannah Ritchie and Pablo Rosado, « Electricity Mix », mis en ligne sur ourworldindata.org, juillet 2020.
  4. Etopia, Le problème nucléaire. Une énergie sale, dangereuse et opaque, éditions Etopia, 2023, p. 9.
  5. Jacques Delors Energy Center, « La transition énergétique allemande. Bilan de 20 ans de choix politique », dans Énergie & Climat, Policy paper no 270, septembre 2021.
  6. Jan Willem Storm van Leeuwen, « Climate change and nuclear power. An analysis of nuclear greenhouse gas emissions”, World Information Service on Energy, Amsterdam, 2017, 85 p.

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