Libres, ensemble
La pédopsychiatrie
sous tension
Propos recueillis par Pierre Schonbrodt · Journaliste et photographe
Avec la rédaction
Mise en ligne le 12 octobre 2022
Sophie Maes est pédopsychiatre et thérapeute familiale. Elle dirige depuis plus de vingt ans l’Unité pour adolescents du Centre hospitalier Le Domaine-ULB et elle est responsable d’une équipe de liaison mise en place à la suite de la pandémie, en milieu pédiatrique au sein du CHIREC de Braine-l’Alleud. Durant l’année 2021, elle a participé aux interpellations politiques et médiatiques sur la situation de la santé mentale des jeunes. Selon elle, les 35 millions d’euros récemment mis sur la table pour renforcer les soins pédopsychiatriques ne suffiront pas, car cela ne cible pas le cœur du problème : l’absence d’un nombre de lits suffisants pour pouvoir répondre à toutes les demandes.
Photo © Shutterstock
La situation était déjà préoccupante avant l’été. Où en est-on maintenant ?
Selon moi, la situation ne s’est pas améliorée : on a toujours une pression énorme, on a toujours autant de demandes d’hospitalisations car les jeunes vont toujours aussi mal. On constate une forte diminution des enjeux autour de la Covid, mais malheureusement, au moment où on allait pouvoir commencer à respirer et surtout à parler de cette crise, des conséquences et de l’impact des mesures sanitaires sur la santé mentale des jeunes, la guerre en Ukraine a commencé, avec les répercussions que nous connaissons au niveau économique – montée des prix des matières premières, de l’essence, de l’électricité, du gaz. La majorité de la population est maintenant focalisée sur la préservation du pouvoir d’achat. Je ne dis pas que ce n’est pas quelque chose d’important, mais ça vient complètement occulter la problématique que nous rencontrons toujours en milieu scolaire et en milieu hospitalier. Je pense que s’il y a deux secteurs qui ont particulièrement été impactés par la crise Covid, et dans lesquels les soignants, les intervenants et les professionnels sont toujours débordés et épuisés, c’est le milieu scolaire et le milieu hospitalier, et plus particulièrement en pédopsychiatrie. Les jeunes dans des écoles qui vont mal, avec des profs qui vont mal, décompensent et se retrouvent dans un secteur pédopsychiatrique qui va mal et qui est complètement noyé sous la charge de travail, avec des équipes qui sont épuisées.
Dans quel état d’esprit envisagez-vous les prochains mois ?
Avec peu d’espoir, parce qu’à l’heure actuelle, pour une unité de quinze lits d’hospitalisation, nous avons une liste d’attente qui a été écrémée. Nous filtrons les patients, nous n’acceptons pas toutes les demandes, nous vérifions la gravité de la situation, et nous réorientons tous ceux que nous pouvons. Et même en faisant ce travail de filtre, il nous reste 76 patients en liste d’attente pour quinze lits ! Il ne faut pas se leurrer : les jeunes ne vont pas bien depuis deux ans et ce ne sont pas les vacances qui ont amélioré les choses. Je prévois malheureusement la poursuite d’une faillite du système de soin de santé mentale, particulièrement pour les adolescents et les jeunes majeurs, qui va perdurer. Je crains que nous ne continuions à travailler sans parachute de secours, sur le fil, avec des équipes toujours aussi épuisées.
Les personnes qui travaillent sur le terrain auprès des jeunes sont démotivées et surtout désespérées, parce qu’elles ont l’impression de ne plus pouvoir proposer la moindre solution à la problématique qui leur est soumise. Est-ce que c’est le cas chez vous aussi ?
Oui, tout à fait ! Quand vous avez des parents, des professionnels et même des jeunes parfois qui téléphonent en disant : « Je ne vais pas bien, j’ai complètement décroché de l’école, ça fait cinq mois que je ne vais plus en cours, pourtant j’étais un bon élève. J’ai des idées suicidaires tout le temps. Je n’arrive plus à faire face. S’il vous plaît, aidez-moi ! » Et tout ce que l’on a à leur proposer, c’est une liste d’attente de quatre mois. Enfin, ce n’est pas acceptable en Belgique de se retrouver dans des conditions de travail pareilles, et dans une absence de réponses. On a demandé aux jeunes de poursuivre leur scolarité, de faire face à la pandémie, de sacrifier leur vie d’adolescent. Ils l’on fait, et rien n’a été prévu pour ceux qui n’en peuvent plus et qui craquent. Le social ne tient pas ses promesses.
Les écoles et les services de santé mentale sont en pénurie de personnel. Est-ce que c’est également le cas au Domaine ?
On est parvenus à maintenir le service ouvert en fermant l’unité un week-end sur deux, malgré l’état clinique des patients. Cela veut dire que certains patients suicidaires sont renvoyés à domicile, sous la surveillance et la présence de leurs parents, parce qu’on est obligés de fermer le service un week-end sur deux. Si on ne ferme pas de la sorte, on va devoir fermer l’unité, en fait. On a plus assez de personnel pour assurer la continuité des soins.
Il manque partout de personnel pour assurer la continuité des soins.
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Politiquement, est-ce qu’il y a des choses qui se dessinent, qui se dégagent ? Est-ce qu’il y a un programme, des mesures, des financements ?
Premièrement, le Fédéral vient de nous envoyer un appel à six projets, qui consiste en un refinancement, une revalorisation du travail qui est fait dans les lits pour ce que l’on appelle les For-K, à savoir les jeunes sous mesure judiciaire avec une problématique psychiatrique. Ce sont des unités qui étaient chroniquement sous-financées en personnel, elles vont être refinancées et enfin disposer des outils dont elles ont besoin simplement pour fonctionner sans être déficitaires. Deuxièmement, une recherche va être lancée sur la santé mentale des jeunes et sur la manière de répondre aux difficultés. Troisièmement, les équipes de liaison, c’est-à-dire les équipes pédopsychiatriques qui sont détachées des hôpitaux pédopsychiatriques pour intervenir dans des services de pédiatrie d’autres structures hospitalières – vont être rendues structurelles.
Je suis extrêmement ambivalente par rapport à cette proposition parce que cela fait croire que l’on augmente les capacités d’accueil pédopsychiatrique hospitalières alors que ce n’est pas vrai. On ne fait pas le même travail dans un service de pédiatrie et dans un service de pédopsychiatrie. On est en train d’utiliser des solutions de « rustine », comme des solutions définitives et viables. C’est une augmentation des capacités hospitalières réelles qu’il aurait fallu prévoir. On a espéré cela et malheureusement, malgré tous les projets lancés, il n’y a pas un seul lit pédopsychiatrique supplémentaire. Donc, la capacité hospitalière ne sera pas renforcée. C’est comme si on constatait une pénurie de lits de soins intensifs, et qu’on ne programmait pas de lits supplémentaires. Avec la crise sanitaire, la crise financière qui se prépare, avec la guerre en Ukraine et la crise énergétique, il n’y a plus d’argent.
Les différents cabinets et ministres responsables de l’enseignement sont très conscients de la situation dans les écoles, tant du point de vue des retards pédagogiques, que du nombre de décrochages scolaires, mais ils ne se donnent pas les moyens, tant politiques que financiers, pour pouvoir proposer des solutions suffisamment ambitieuses.
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Les perspectives sont-elles forcément sombres ?
Ce n’est pas facile de croire à un changement positif. On a vraiment le sentiment d’être face à un tonneau des Danaïdes. Le fédéral prétend avoir bien compris qu’il y a un déficit du côté de la pédopsychiatrie, mais les solutions proposées ne sont pas du tout à la hauteur des enjeux. Les mesures prises vont coûter 35 millions, mais elles n’incluent pas la moindre heure pédopsychiatrique supplémentaire. Ce que l’on a demandé aux pédopsychiatres hospitaliers, c’est de mettre des projets en place et de développer des outils supplémentaires pour jeunes qui souffrent de pathologies relevant de la souffrance psychique et qui ont un déficit intellectuel et de prévoir un renforcement par rapport aux troubles alimentaires. Mais dans notre clinique, nous ne sommes pas vraiment concernés. Ce que nous rencontrons principalement, ce sont des jeunes suicidaires et qui ont besoin d’être hospitalisés parce qu’ils sont en danger. Pour cette population-là, émergente à l’issue de la crise Covid, pour tous ces jeunes qui ont réussi à garder l’équilibre sans pouvoir accéder à une consultation psy, sans pouvoir être hospitalisés, parce que le système est saturé, en sacrifiant leur scolarité, rien n’est mis en place. Il n’y a toujours pas de prévention. Je pense que la majorité des écoles sont maintenant conscientes que les jeunes ne vont pas bien, mais les professeurs ne vont pas bien non plus. On attend une réforme, quelque chose qui soit à la hauteur de la crise que nous avons traversée et des conséquences actuelles. Il y a eu de la part de l’État un désengagement par rapport aux systèmes hospitalier et scolaire. On l’a maintes fois dénoncé, mais il n’y a toujours pas de sursaut de ce côté-là, parce qu’il n’y a tout simplement plus d’argent.
C’est la vraie raison ou il y aurait encore une part de déni ?
Il n’y a pas de déni du côté du politique. Ils ont reçu tellement de rapports qu’ils ne peuvent pas ne pas être au courant. Les experts qui ont travaillé pendant la crise Covid, même s’ils ne sont pas issus du secteur de la santé mentale, ont été très conscients des conséquences. Les différents cabinets et ministres responsables de l’enseignement sont eux aussi très conscients de la situation dans les écoles, tant du point de vue des retards pédagogiques, que du nombre de décrochages scolaires, mais ils ne se donnent pas les moyens, tant politiques que financiers, pour pouvoir proposer des solutions suffisamment ambitieuses.
La pédopsychiatre Sophie Maes dresse un constat alarmant de l’état de la santé mentale des jeunes aujourd’hui. Deux ans après le début de la pandémie, beaucoup sont encore en grande souffrance.
© Pierre Schonbrodt
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