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Post-Covid, post-trauma

Propos recueillis par Pierre Schonbrodt · Journaliste et photographe

Avec la rédaction

Mise en ligne le 10 octobre 2022

« Du jamais-vu ! » Les chiffres relatifs aux problèmes de santé mentale des jeunes n’ont jamais été aussi élevés. Les effets du confinement sur le bien-être sont un vrai désastre. Pour Véronique de Thier, responsable de la régionale de Bruxelles de la Fédération des parents et des associations de parents de l’enseignement officiel (FAPEO) et mère d’une adolescente qui a craqué comme tant d’autres, le besoin de prise en charge et d’encadrement est impérieux.

Photo © Ahmet Misirligul/Shutterstock

Le constat est posé : les jeunes sont en souffrance. Quelle est l’urgence en la matière ?

Le rapport de l’Unicef Belgique, sorti récemment, a révélé que « plus de 16,3% des jeunes de 10 à 19 ans qui vivent en Belgique sont atteints d’un trouble mental diagnostiqué »1. On ne parle même pas de tous ceux qui ne sont pas diagnostiqués. En termes d’ampleur, c’est du jamais-vu. L’urgence est de répondre à ces problèmes aujourd’hui. Les structures existantes ne peuvent pas accueillir tous ces jeunes, donc ils sont livrés à eux-mêmes, non seulement en étant en général privés de leur scolarité, mais en étant aussi privés de soins. Est-ce que la réponse doit venir des structures existantes, comme l’hôpital ou les centres de jour ? Ce n’est pas à moi de le décider. Ce que je constate, c’est que les jeunes attendent autre chose : l’hôpital n’est pas nécessairement la meilleure solution à leurs problèmes de santé mentale. Mais ils ont besoin d’être pris en charge, encadrés, et de retrouver une vie sociale. Ils ont besoin d’écoute et, surtout, de faire autre chose que ce qui leur a toujours été proposé. Parce que retourner dans un système cadenassé, avec la pression de l’école et du travail à domicile, ce n’est pas ce dont ils ont besoin aujourd’hui. Ce qu’il leur faut, c’est un nouveau départ, pour se reconstruire, se réinventer et se remettre en projet.

Cela signifie-t-il que le retour à « la vie normale » après le confinement n’a servi à rien pour les jeunes qui étaient en attente d’une autre façon de fonctionner ?

Oui, parce que rien d’autre n’a été proposé aux jeunes qui souffrent de problèmes de santé mentale. En y pensant, l’appellation même est étrange. On ne parle jamais de santé physique quand le médecin diagnostique une angine ou une grippe. La santé mentale ne devrait pas être mise à part, car elle relève de la santé tout court ! De façon générale, les jeunes traversent une phase de grand questionnement par rapport à la société, à ce qu’on leur propose aujourd’hui. Ce retour à « la vie normale » que nous, adultes, considérons peut-être comme « normal », est-ce que c’est la normalité pour eux ? Veulent-ils de cette vie ou ont-ils d’autres attentes, d’autres aspirations ? Quand je songe aux chiffres de l’Unicef, je me dis que l’on approche quand même de 20 %. Dans une école de 1 000 élèves, cela fait 200 élèves en souffrance, à savoir dix classes. C’est énorme ! Il faut vraiment penser à se réinventer, à proposer autre chose et permettre à ces jeunes de se remettre en projet. Leur projet, pas le nôtre, bien sûr.

À quel moment de la pandémie les choses ont-elles commencé à mal tourner ?

Lors du premier confinement, il y a eu une espèce d’état de sidération : on a tous été enfermés chez nous, mais les situations ont été très différentes en fonction des familles. Quand on vit à six dans un petit appartement, c’est évidemment beaucoup plus compliqué. Néanmoins, pendant cette première période de confinement, tout le monde s’est un petit peu réinventé : on a fait du dessin, joué de la guitare, de la musique, etc. Un élément important par rapport aux jeunes fut la fermeture des écoles, et l’annulation des examens de fin d’année. La pression scolaire a complètement disparu. Globalement, en matière de santé mentale, cela a peut-être même été positif. Mais cela n’a duré que trois mois. Après les vacances, période où les choses vont généralement mieux, la rentrée a marqué le retour des jeunes à l’école après une interruption de six mois. Cela n’a pas été nécessairement simple pour eux, d’autant que l’école est repartie sur le même train qu’avant la crise sanitaire.

Ce qui venait de se passer n’a quasi pas été pris en compte et l’on a renoué avec la logique du système scolaire, faite de programmes à suivre et d’évaluations à réaliser. Trop peu de temps a été consacré à l’écoute, à la parole, à des activités collectives permettant aux jeunes de recréer du lien. Puis, très vite, le début de l’année scolaire a été marqué par les premières quarantaines : des jeunes ont été, dès le début du mois d’octobre, écartés pendant quatorze jours ; un retour forcé à la maison avec toutes les contraintes, puisque l’école continuait. Ensuite, on est arrivé à la fameuse hybridation : 50 % du temps à l’école et 50 % à la maison. Les situations ont fortement varié d’une école à l’autre, et cela a eu des incidences différentes sur les élèves. Certaines écoles ont été prévenantes, ont proposé des formules innovantes. Mais les autres sont restées dans un schéma très classique, selon lequel on imposait aux élèves qui suivaient les cours à la maison d’être toute la journée devant l’ordinateur. Cela a aggravé les choses.

Les jeunes fragilisés sont nombreux à pointer du doigt l’hybridation qui les a totalement abîmés. De quelle façon, à votre avis ?

Cela a été pour eux une demande trop forte du système. Déjà, à l’école, la situation était compliquée avec le masque, la distance et toutes les règles entravant les relations sociales. On a reconnu que « l’école, c’est important pour les relations sociales », mais ces dernières ont presque été interdites à l’école. Et à la maison, l’envie de suivre ses cours en ligne n’y était plus. Ils sont nombreux à s’être dit : « Je suis seul face à un écran. Et je dois écouter de la matière et l’emmagasiner, puis retourner à l’école pour être évalué. Et c’est tout ce que l’on me propose. » Je pense qu’il ne faut pas non plus se voiler la face, à savoir que beaucoup de jeunes, dont l’état de santé mentale a empiré, avaient déjà une fragilité. Ils ont développé des troubles anxieux ou des tocs par exemple. À qui et comment pouvaient-ils en parler ? Quand ils ne vont pas bien, les ados parlent entre eux ; ils ont besoin de cet échange parce que parler à leurs parents n’est pas toujours évident. Il y a des choses que l’on n’arrive pas à dire ou que l’on n’a pas envie de dire. Ils se sont retrouvés seuls face à leur écran et à des adultes qui n’étaient plus disponibles pour les écouter.

Craquer était-il inévitable ?

Cela a craqué gravement, en effet. Je peux témoigner de mon expérience personnelle en tant que mère : quand notre ado craque, on ne s’y attend pas. On voit que les choses ne sont pas terribles, on constate un manque d’intérêt, de concentration, des distractions comme TikTok en regardant le cours. Mais pour soutenir un.e ado en détresse psychologique en pleine période d’hybridation, avec un accès aux soins complètement saturé, on se retrouve démuni et très seul dans la recherche en catastrophe d’un psychologue ou d’un pédopsychiatre disponible.

Avec les jeunes qu’elle côtoie dans le cadre de son travail à la FAPEO et avec sa propre fille, Véronique de Thier voit de ses yeux la situation de la santé mentale empirer.

© Pierre Schonbrodt

À quel moment le soutien psychologique vous a-t-il semblé incontournable ?

Pour ma fille, cela s’est produit après la première période de confinement, au moment du retour à l’école en mai. En présentiel, les jeunes étaient censés retrouver le sourire. C’est là que j’ai vu ma fille craquer.

Elle était loin d’être la seule ?

Je me suis rendu compte que dans son entourage proche, cinq de ses copines étaient concernées. C’est énorme ! J’ai commencé à me dire : « Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? Quel est le problème ? » Et à interroger aussi un peu le système scolaire ; on était au mois de mai, ça craquait de toutes parts, et l’école ne nous parlait que des examens de fin d’année. C’était terrible, on avait juste envie de dire : « Ce n’est pas possible, vous parlez des examens, mais j’ai une gamine qui se fait du mal, qui ne va vraiment pas bien, qui est toute seule dans sa chambre et que je dois forcer à aller à l’école. » À l’école, il n’y avait personne pour lui demander comment elle allait, pour s’inquiéter de sa situation.

À croire que cette crise de la Covid-19 n’a donné aucune chance aux plus fragiles.

C’est terrible de dire cela, mais je pense que ceux qui s’en sont sortis et qui s’en sortent maintenant, ce sont vraiment les plus résistants. Les plus fragiles, pour des raisons de santé mentale, de précarité, ont été broyés par cette crise. Et le problème dont on ne se rend pas bien compte, c’est que ce n’est pas fini. Quand ça a craqué, la reconstruction met du temps à se faire. Ces jeunes ne vont pas pouvoir retourner dans un système dont ils ne veulent plus maintenant.

En proie au doute existentiel et face à une société qui leur offre peu d’espoir, les jeunes en souffrance ont besoin d’être accompagnés pour se remettre en projet.

© Marish/Shutterstock

Imaginer un raccrochage scolaire paraît presque illusoire. Que peut-on leur proposer ?

Ce que j’entends, ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu, et ce qui est parfois rassurant, c’est que les jeunes sont extrêmement créatifs. Ils ont envie de plein de choses. Ils ont envie d’apprendre, ils sont curieux. Beaucoup me disent : « J’ai appris plein d’autres choses. Bien plus de choses que ce que j’aurais pu apprendre à l’école. » Cette question du raccrochage est très compliquée, puisqu’ils ne veulent plus de ce système. On doit d’abord essayer de trouver des écoles prêtes à les accueillir comme ils sont, avec leur besoin d’élaborer un nouveau projet. Certains ont des projets artistiques plein la tête. Quand ces jeunes reviennent dans l’école, la pire des réactions, c’est de les faire asseoir sur un banc et de leur dire : « Maintenant, on attaque le chapitre sur les fonctions du second degré. »

Cela nous renvoie à des choix de société presque radicaux. Est-ce que l’on est prêt à les envisager, ces choix ?

Peut-être que l’on n’est pas prêt, mais c’est une urgence : il faut écouter cette jeunesse. Ce sont ces adolescents et ces jeunes adultes qui vont créer la société de demain. Ils revendiquent ce changement. En tant qu’adultes, notre responsabilité est d’écouter ce dont ils ont besoin pour pouvoir devenir des citoyens émancipés, pour qu’ils puissent être des acteurs dans la société. Si aujourd’hui, le système qu’on leur propose ne peut pas remplir ces fonctions, il faut le changer.

Les premières réponses sont relativement claires : l’école est démunie et elle a même tendance à se retrancher derrière l’idée que « l’école ne peut pas tout ». Que penser de ce genre de mission impossible ?

Évidemment, l’école ne peut pas tout, mais elle pourrait travailler avec le secteur de la jeunesse, ainsi qu’avec les secteurs associatif et artistique. C’est de leur côté que se dessine le changement, ces secteurs pouvant bouleverser l’école dans ses habitudes. L’école d’aujourd’hui ne peut pas tout, parce qu’elle est une institution fermée sur elle-même, presque insensible aux problèmes extérieurs.

L’école hybride (alternance de cours en présentiel et de cours à distance) et les règles drastiques de distanciation sociale ont pesé lourd sur le moral des jeunes en manque de repères et de liens pendant la phase aiguë de la pandémie.

© Ground Picture/Shutterstock

La santé mentale est un exemple, on peut également citer la précarité. L’école doit composer avec la société comme elle est, avec les problèmes que les jeunes rencontrent, et se dire qu’elle doit se réinventer. Je n’ai pas envie de tout noircir, parce que je pense qu’il y a vraiment des écoles qui font ce job et qui le font bien, avec des équipes, des enseignants à l’écoute. Mais face à des élèves qui s’automutilent, qui présentent des troubles anorexiques ou qui font des crises de panique, les enseignants ne sont pas armés. Il faudrait faire entrer dans l’école des profils comme des psychologues, par exemple, des assistants sociaux, des gens qui sont à l’écoute. Faire en sorte qu’il y ait des endroits où les jeunes puissent aller en poussant simplement la porte, sans crier gare, où ils pourraient s’asseoir et dire : « Ça ne va pas, je ne vais pas bien. »

Tout cela aurait un coût. D’où viendrait l’argent ?

Il faut être beaucoup plus créatif dans la réflexion, penser de manière décloisonnée. L’enseignement obligatoire a ses prérogatives, avec les Centres psycho-médico-sociaux (CPMS) notamment, et une enveloppe fermée. Les soins de santé ont des moyens, les Régions aussi, mais chacun travaille de son côté. Pourquoi, du côté du fédéral, ne dégagerait-on pas des moyens pour faire venir des psychologues dans les écoles ?

De nombreux jeunes en détresse sont sur liste d’attente dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Comment peut-on faire pour stopper cette hémorragie ?

C’est une vraie question. Il faut vraiment aujourd’hui prendre la mesure de l’ampleur du phénomène, et la grosse difficulté vient du fait que l’on n’a pas de chiffres. On n’a pas d’objectivation de la situation. On sait qu’il y a des listes d’attente partout. On peut entendre tous les parents qui témoignent, dire qu’ils ne trouvent pas de place d’accueil. Et il faut dès à présent se préoccuper de la question du bien-être des enfants, rendre possible l’indispensable écoute et leur permettre aussi de se réapproprier l’école, de se dire que ce lieu n’est pas un lieu hostile. On n’a pas les chiffres : combien sont en décrochage ? Combien sont sur liste d’attente ? Combien ont fait une tentative de suicide ? Combien sont sous médication ? Tout cela doit être objectivé. Et l’on doit apporter une réponse forte, coordonnée entre tous les niveaux de pouvoir, pour remédier à cette situation.

La situation d’épuisement qui touche le secteur de l’aide à la jeunesse, où le personnel fait défaut, ne s’étend-elle pas à tous les travailleurs sociaux et aux enseignants ?

Je pense que l’on ne mesure pas à quel point cela a épuisé tous ces secteurs. Et les parents aussi ! Même quand leurs ados vont mal, ils doivent tenir debout, ils doivent continuer à bosser, à avancer. Et ce n’est pas facile tous les jours. On ne se rend pas compte, effectivement, que tout le monde est épuisé. Et que pour apporter des réponses face à cette situation, il faut pouvoir compter sur des gens solides mentalement.

Tout va s’arranger (ou pas)

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