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L’aide attendra !

Propos recueillis par Pierre Schonbrodt · Journaliste et photographe

Avec la rédaction

Mise en ligne le 14 octobre 2022

Au même titre que les secteurs de l’éducation et de la pédopsychiatrie, le secteur de l’Aide à la jeunesse constate lui aussi l’impact de la gestion de la pandémie sur la santé mentale des mineurs.
En tant que juge au tribunal de la jeunesse de Bruxelles, Michèle Meganck a vu le recours à la justice pénale augmenter pour celles et ceux qui ont « pété un plomb » quand tout était fermé. Elle est aussi confrontée tous les jours au phénomène devenu récurrent des listes d’attente. À tous les niveaux, ce sont les enfants et les adolescents qui trinquent, leur bien-être ayant été – et étant encore – reporté à plus tard.

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Entre l’avant et l’après-Covid, est-ce que certaines choses ont diamétralement changé dans le secteur de l’aide à la jeunesse ?

Ce qui n’est plus comme avant n’est pas que la conséquence de ce qui s’est passé pendant la crise sanitaire. Mon travail comme juge de la jeunesse consiste à prendre des mesures protectionnelles, que ce soit pour des mineurs en danger ou pour des mineurs qui ont commis des faits de délinquance. Pour le dire très simplement, il y a deux sortes d’aides : celle donnée dans le milieu de vie, avec l’accompagnement de service qui se fait en famille, et celle donnée par un éloignement du milieu de vie. On enlève l’enfant de sa famille pendant un temps et on le confie, soit à une famille d’accueil, soit à une institution.

Il est évident que lorsque la pandémie est arrivée, et que diverses mesures ont été imposées, des enfants qui étaient en famille n’ont plus reçu l’aide à laquelle ils avaient droit, puisque toute une série de services d’accompagnement n’ont plus eu la possibilité de mettre le pied chez ces familles. Et du coup, après le huis clos des familles pendant le confinement, de nombreuses choses ressortent, les problèmes ressurgissent de manière exponentielle puisqu’ils n’ont pas été traités pendant tout ce temps-là. Dans certains cas, dans certaines familles, on a dû dire : « Cet enfant ne peut plus rester en famille. Cela a été trop loin, les choses ont été trop dures. » Mais pour ceux qui sont restés sans suivi, sans encadrement, le retard est impossible à rattraper. On connaît l’importance du développement d’un enfant entre 0 et 5 ans, tout ce qu’il doit acquérir en matière de sécurité de base, etc. Si la pandémie est tombée pendant cette période-là, il y a une partie de cette sécurité de base qu’il risque de ne pas avoir reçue.

Le constat est posé aujourd’hui, mais on va encore le constater pendant les mois et les années à venir. Lorsqu’un enfant se construit, ce n’est que peu à peu que les désordres apparaissent, au moment de la préadolescence puis de l’adolescence – en matière de comportement, par exemple. Cette rupture de l’accompagnement génère éventuellement des cas d’enfants abîmés, de parents qui ont moins vite ou moins bien évolué, donc des interventions plus lourdes pour tous les partenaires, et les services, quels qu’ils soient. Plus lourdes aussi pour les familles elles-mêmes, qui doivent finalement réparer ou se faire aider à réparer les choses qu’elles n’ont pas travaillées ou améliorées pendant ce temps-là. En ce qui concerne les enfants qui étaient éloignés de leur milieu familial, il y a débat. Au début de la pandémie, il y a des institutions qui, prenant à la lettre ce qui était donné comme injonction sur le plan politique, ont dit : « Un maximum d’enfants doivent rentrer en famille. » Or quand un juge place un enfant en dehors de sa famille, c’est en général parce qu’il y a des problèmes excessivement graves. Je me souviens avoir dû lutter pour que certains ne soient pas renvoyés chez eux, en disant : « Je m’oppose ! »

Mais les institutions, de leur côté, se sont retrouvées dans des situations où il n’y avait pas assez de personnel pour s’occuper des enfants la journée puisque les écoles étaient fermées. Certains ont été bien contents de ne plus aller à l’école quand ils ne l’aimaient pas, mais c’est quand même long de passer toute une journée dans un entre-soi, que ce soit en compagnie des petits camarades que vous n’avez pas choisis, des frères et sœurs avec qui vous ne vous entendez pas ou encore des parents qui ne sont pas dans la bientraitance. Pour tous les enfants, les contacts avec les petits copains de classe sont fondamentaux. En avoir été privé relève de la perte, de l’appauvrissement. Les enfants qui adorent lire ont sans doute vidé leur bibliothèque, mais ils ne sont pas légion.

J’imagine que l’informatique et les jeux en ligne ont cartonné durant cette période-là. L’effet sur les yeux et le cerveau ne doit pas être terrible non plus. Des habitudes qui ont été prises sont difficiles à changer. « Tu as pu jouer sur ton GSM ou sur ta console pendant x mois, mais maintenant, on repasse à une demi-heure d’écran par jour. » Je ne sais pas quel parent ou quelle institution peut tenir cela. Les habitudes ont changé, avec une diminution des ressources et une augmentation de tous les dysfonctionnements.

Quelle a été l’incidence du confinement sur la santé mentale des adolescent.e.s dans le secteur de l’Aide à la jeunesse ?

Beaucoup d’enfants et d’adolescents se sont sentis seuls au monde sans leurs copains, et même ceux qui ont un frère, une sœur, des parents ont été coupés de leur monde d’enfant ou d’adolescent. On a vu exploser le nombre de dépressions, qu’elles soient petites, moyennes ou grandes, avec aucune réponse thérapeutique. Pendant le confinement, les thérapeutes ne recevaient plus de patients, puisque cela a été interdit. Les consultations à distance par vidéo, je n’en aurais pas voulu à leur place. Une fois que les portes se sont ouvertes à nouveau, les listes d’attente ont commencé à s’allonger.

Et aujourd’hui, voici tout ce qu’un enfant ou un adolescent s’entend répondre, quand il a le courage de dire qu’il ne va pas bien, qu’il est déprimé et qu’il a besoin d’aide : « C’est très bien, mon coco, on va t’inscrire sur la liste du service de santé mentale ou de l’hôpital et on t’appellera quand il y aura une place pour toi. » Cette attente dure entre deux et cinq mois dans la majorité des cas. Faire preuve de patience n’est déjà pas facile quand on est adulte, mais quand on est jeune et que l’on a en plus le courage de reconnaître un mal-être, on veut obtenir une réponse immédiate. Pendant le confinement, cette réponse immédiate n’était possible que dans l’urgence. On est arrivé à des situations où seules les crises solides et sérieuses étaient prises en considération, avec l’intervention des policiers et un passage obligatoire aux urgences psychiatriques d’un hôpital pour entrer dans une procédure de mise en observation.

Cette dernière est excessivement violente, car il s’agit d’une privation de liberté : on se retrouve enfermé dans un hôpital psychiatrique. Et là aussi, les places sont rares, donc quand il n’y en a plus à Bruxelles, vous allez à Libramont, à Liège ou à Mons. Avec la distance et l’interdiction des déplacements pendant le confinement, le travail avec la famille était réduit à néant. Il s’agit là de cas exceptionnels, mais ce n’était pas normal non plus de devoir attendre la crise pour agir et de ne rien pouvoir proposer à un jeune qui disait : « Je ne me sens vraiment pas bien, je sens que je décompense, il faut m’aider », qu’il s’agisse de médicaments ou d’une thérapie. On en paie les conséquences aujourd’hui.

Qu’ils aient commis une infraction ou qu’ils sont en danger dans leur famille, les jeunes qui passent par le tribunal de la jeunesse ont encore davantage besoin de soutien en matière de santé mentale aujourd’hui.

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Au tribunal de la jeunesse, on a aussi des listes d’attente pour que les enfants soient pris en charge ?

On sort du domaine de la santé mentale, mais c’est bel et bien le cas dans le champ protectionnel. Je suis là pour protéger les mineurs qui sont en danger. Et parfois, quand on arrive au tribunal de la jeunesse, beaucoup d’étapes ont déjà été franchies : on a essayé avec le réseau de première ligne, mais la solution n’a pas été trouvée ; on a essayé avec l’aide volontaire – qui est déjà l’aide spécialisée au SAJ (Service d’Aide à la Jeunesse)–, mais cela n’a pas fonctionné pour mille et une raisons, notamment parce que lorsque l’on parle de placement, souvent, les parents ne sont pas d’accord. Donc on arrive à la dernière étape qui est l’aide contrainte du tribunal.

Et quand je dis aujourd’hui à un petit garçon : « Ne t’inquiète pas, mon grand. Tu te fais maltraiter en famille, tu te fais violer par ton beau-père, tu te fais battre par ton grand frère, mais la juge est là et va te sortir de cette famille. Tu vas aller pendant un moment dans une institution d’aide à la jeunesse. Mais pas tout de suite, je vais d’abord t’inscrire sur la liste d’attente. Attends encore un peu. » Aujourd’hui, au tribunal de la jeunesse de Bruxelles, sur les 3 500 enfants de 0 à 18 ans dont nous nous occupons, ils sont 474 à attendre une place en institution.

C’est énorme !

Effectivement, et je crains que le phénomène ne s’enraye jamais. Il y a plusieurs raisons à cela. Il faut d’abord que le politique puisse mettre de l’argent dans ce secteur. Or on vous dira que du temps de Rachid Madrane (ministre francophone de l’Aide à la jeunesse de 2014 à 2019, NDLR), beaucoup d’argent a été octroyé, et que par conséquent, il n’y en aura plus pendant longtemps. Ce n’était manifestement pas assez, puisque les besoins restent énormes, surtout à Bruxelles. Les institutions d’aide à la jeunesse sont en fait des services privés agréés et subventionnés. Il faut donc d’abord qu’un privé se lance. Et même avec un million d’euros, il est difficile de trouver un immeuble qui réunisse toutes les nécessités pour accueillir des enfants, encore plus à Bruxelles qu’à Bastogne. Je pense également que le nombre d’enfants et de jeunes qui passent par le tribunal de la jeunesse ne va pas diminuer. Puisque la situation des familles s’aggrave, en matière de précarité socio-économique, Bruxelles ne va pas changer de profil. Et il y a aussi des listes d’attente pour les services d’accompagnement (mis en place afin de suivre un enfant qui reste dans sa famille). Cela signifie que dans un an, la situation risque d’être si grave , que l’on devra dire : « Non. Il n’y a plus les conditions pour rester en famille, il faut éloigner cet enfant. » Ce phénomène des listes d’attente partout n’existait pas quand j’ai commencé mon métier, il y a dix-neuf ans. Je ne dis pas que l’on trouvait une place en un claquement de doigts, mais il y avait un roulement suffisant.

Avec cette explosion du phénomène de liste d’attente, les professionnels du secteur psychosocial sont tenus de remplir une sorte de mission impossible. Il y a de quoi sombrer dans le désespoir et la folie, non ?

Tout à fait ! Les travailleurs sociaux du tribunal relèvent du Service de la protection de la jeunesse (SPJ). Quand ils mènent leurs investigations et qu’ils en arrivent à la conclusion qu’un enfant ne peut pas rester en famille, qu’il doit être placé en institution, mais qu’il est 276e sur la liste d’attente, ils ne peuvent pas se dire : « Dormons tranquilles pendant quelques mois et revenons plus tard. » Comment aider cet enfant ? Notre imagination et notre créativité sont, depuis longtemps, mises à rude épreuve. On essaie de mettre toute une série d’autres choses en place et de faire appel aux secteurs croisés, comme l’internat scolaire, par exemple. Il y a bien une personne ou un éducateur pour s’occuper des devoirs, mais personne pour effectuer le travail de lien avec la famille. Cela peut fonctionner pour les enfants qui ont une certaine maturité, qui peuvent se contenter de ça et y trouver leur compte. Parce qu’au moins, pendant cinq jours par semaine, ils ne doivent pas se préoccuper de la maladie mentale de maman, de ce qu’il y a dans le frigo, parce qu’ils sont logés et nourris. Et le week-end, ils retrouvent l’amour familial. Mais cela ne suffit pas pour éduquer un enfant, nous le savons bien. Bru-Stars, le réseau bruxellois en santé mentale pour enfants et adolescents, un service mobile, peut compléter le dispositif. On commence à très bien connaître notre réseau bruxellois, toutes aides confondues, mais il y a quand même un problème : ce sont des services que l’on ne peut pas mandater, donc qui ne doivent pas rendre de comptes. Du coup, on ne sait pas si le travail se fait ou ne se fait pas. Dans le domaine de l’aide contrainte, si l’on ne peut pas contrôler un minimum que le dispositif fonctionne, on retarde le problème.

Vous étiez inquiète durant ce confinement. Aujourd’hui que la vie « normale » a repris son cours, vous l’êtes toujours ?

La vie normale n’a pas repris son cours, parce que les conséquences sont toujours là. L’enfant déscolarisé, il est toujours déscolarisé ou l’on peine à le remettre sur le chemin de l’école. Pour certains, se lever, aller à l’école, y rester, y travailler, faire autre chose que chahuter, tout cela demandait des efforts colossaux. Après avoir été autorisé pendant tant de mois à ne pas y aller, comment faire pour y retourner ? Quel est le sens de la démarche ? Le marché de l’emploi qui les attend leur dit déjà : « De toute façon, avec un simple diplôme d’humanités en professionnel, tu n’auras rien du tout. Sauf dans quelques petits secteurs privilégiés. » Il y a de quoi devenir fou, en fait !

Juge au tribunal de la jeunesse de Bruxelles, Michèle Meganck tire la sonnette d’alarme depuis le premier confinement sur l’état mental des jeunes. Aujourd’hui, tout n’est pas fini, estime-t-elle.

© Pierre Schonbrodt

Tout va s’arranger (ou pas)

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