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Santé mentale :
le péril jeune

Pierre Schonbrodt · Journaliste et photographe

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 8 septembre 2022

La sonnette d’alarme a été tirée à diverses reprises depuis le début de la pandémie : la fermeture des écoles, le manque de contacts sociaux, quelquefois le retour dans des familles dysfonctionnelles ont favorisé l’accroissement des troubles de santé mentale chez les plus jeunes. En ce début d’année scolaire, alors que la situation sanitaire demeure compliquée, nous vous proposons une série de reportages sur la thématique de la santé mentale des jeunes. Pour débuter, rendez-vous est pris avec des étudiants de la Haute École en Hainaut, qui seront les assistants sociaux de demain. Leur métier consistera à s’occuper des personnes vivant dans la précarité. Leurs témoignages sont édifiants.

Photo © Shutterstock

Selon un rapport de l’Unicef publié en juin dernier, 16,3 % des jeunes Belges de 10 à 19 ans seraient atteints d’un trouble mental diagnostiqué. Mais leur prise en charge demeure aléatoire et les statistiques ne prennent pas en compte ceux qui ne sont jamais identifiés et vivotent. D’une manière générale, il ressort de cette étude que les jeunes ne se sentent pas écoutés. Leur attente se porte en premier lieu vers les établissements scolaires, où l’effort d’écoute et d’empathie devrait être accru. À la Haute École en Hainaut (HEH), la directrice semble avoir pris la mesure de la gravité de cette situation dès les premiers mois de confinement. Mais les structures et les forces humaines habilitées à répondre aux besoins des étudiants n’étaient alors pas assez importantes. Selon Ambre Mathieu, étudiante en deuxième, ces deux années laissent des séquelles et un impact psychologique certain. « Nous avons été livrés à nous-mêmes. Comme assistants sociaux, le contact est important et il n’y en avait plus puisque tout se faisait par écran interposé. Je suis en situation de handicap et suivre ces cours en visio n’était pas évident. Lorsque le présentiel a été de nouveau autorisé, nous nous sommes retrouvés avec des inconnus, puisque nous n’avions pas eu de contact avant, et ça non plus ce n’était pas facile. » Édouard Descamps, 19 ans, est de la même promotion qu’Ambre. Selon lui, l’absence de liens sociaux, c’est une forme de précarité. Cette souffrance passée sous silence est pourtant bien présente. Malgré des sourires et un semblant de retour à la normalité. « Nous étions enfermés dans une chambre durant huit heures. Notre cerveau n’est pas fait pour ça. Cela nous a bridés, peut-être un peu formatés, nous étions contraints de garder nos distances, ce qui a eu un impact sur les liens sociaux. Je pense que nous vivons la pire jeunesse depuis longtemps. Nous devons trouver un logement, nous nourrir : même avec un bac, comment trouver notre place dans cette société ? Les classes prolétaires et moyennes se rejoignent, c’est de la survie. J’ai très peur de ce qui peut arriver par la suite. J’ai l’impression de tout faire pour m’en sortir, mais qu’on nous tire dans les jambes. Il y a très peu de place pour le bonheur, il faut d’abord trouver une certaine sécurité. Mais dans une société comme celle-ci, ce n’est pas facile. Plusieurs années seront sûrement nécessaires pour remonter la pente. Je pense que l’on gardera un goût amer de cette période et que les livres d’histoire en parleront ».

Comment voulez-vous former des assistants sociaux si eux-mêmes ne sont pas aidés et vont mal ?

Un saut dans la précarité

Si la précarité matérielle est fréquemment au rendez-vous dans les parcours étudiants, notamment parce qu’ils sont de plus en plus nombreux à devoir travailler pendant leurs études, que ce soit l’été ou durant l’année, ou solliciter des bourses pour subventionner leur cursus, cette précarité sociale, émotionnelle et le manque de stabilité qui caractérise notre société aujourd’hui contribuent largement aux difficultés auxquelles les jeunes font face. Souad Labed, maître assistante à la HEH, a été témoin de ce dénuement malgré elle. « Avec Teams, on entrait dans l’intimité de ces étudiants. C’était une sorte d’exposition non voulue de leur lieu de vie, les professeurs étant en prise directe sur leur précarité et des situations parfois graves. J’ai été bouleversée à différentes reprises, notamment face à des étudiants qui devaient se réfugier dans les toilettes pour passer leurs examens à cause des cris et des disputes de la famille. Sur les bancs de l’école, on voit parfois certains signes, mais ici, en basculant dans le numérique, nous sommes entrés dans une zone de l’intime que nous ne voulions peut-être pas voir… Aujourd’hui, croire que c’est terminé est un leurre. Je suis amenée à enseigner des matières où j’aborde des sujets lourds qui font parfois écho chez les étudiants. Comment voulez-vous former des AS si eux-mêmes ne sont pas aidés et vont mal ? Le travail de transmission repose déjà sur la possibilité de les aider. Mais je suis malgré tout positive, car notre hiérarchie a pris acte sérieusement de ce qui se passe ».

Fragilités sur le gril

Et lorsque le terrain était déjà quelque peu miné, la pandémie est arrivée comme un tsunami. Ce fut le cas pour Mehdi Jalali, 21 ans, en première année, pour lequel le confinement s’est avéré catastrophique. « Je me suis senti seul. Ayant rencontré beaucoup de problèmes durant ma jeunesse, je pense que cela a fait remonter des choses. J’ai eu des envies suicidaires. Aller à l’école est important pour moi, j’ai besoin de voir des gens. J’ai donc abandonné. J’ai eu peur de me faire aider, j’ai donc attendu quelques mois, mais cela m’a détruit. J’avais des troubles de l’alimentation et de l’humeur, des envies de suicide. Après plusieurs mois, j’ai rencontré l’assistante sociale, qui a jugé que la situation était critique. J’ai quitté la maison familiale. Je suis allé à Bruxelles, mais les grandes villes m’angoissent, donc je suis revenu chez mes parents. Ils m’ont dit qu’ils allaient faire un effort, mais rien n’a changé. Ils ne savaient pas dans quel état j’étais, car chez nous, la santé mentale, cela n’existe pas. » Mehdi est donc parti de nouveau, il s’est alors retrouvé face à la difficulté de trouver un kot, évidente lorsqu’on est bénéficiaire du CPAS. Une situation qui s’est heureusement débloquée depuis lors. Il était sous antidépresseurs, mais son état s’est encore détérioré lorsque ses parents lui ont confisqué ses médicaments. « J’ai fait un sevrage forcé qui a failli me coûter la vie. J’étais mentalement anéanti. J’avais des crises d’anxiété et un soir, j’ai pris plusieurs anxiolytiques d’un coup. Et je me suis endormi. J’ai eu de la chance, un colocataire a eu la bonne idée d’ouvrir la porte de ma chambre. Nous étions en novembre 2021 et j’ai alors entamé une prise en charge psychiatrique. J’ai refait une tentative de suicide par la suite et j’ai demandé à être interné. J’étais comme un légume, sous médocs, totalement coupé de la réalité. Heureusement, j’ai reçu plusieurs messages de mes amis me disant que j’étais leur rayon de soleil – j’aime aider les gens, les faire rire – et là, je me suis dit que je comptais pour quelqu’un et j’ai commencé à me reconstruire. » Mehdi suit toujours un traitement médical lourd et ses problèmes impactent sa scolarité.

Impossible pour lui d’être en cours à huit heures du matin, il n’émerge pas avant dix heures. Viennent s’ajouter la culpabilité, quelquefois l’incompréhension et des difficultés à être confronté à l’injustice, à des cas de maltraitance, situations qu’il a eu du mal à affronter lors de son stage. De l’empathie, il en a à revendre, de même qu’un goût prononcé pour les relations humaines. Pourtant, il s’interroge sur son choix d’orientation. « Je me demande si je suis fait pour ce métier, j’ai peur que cela me détruise. Mais je n’ai pas le droit à l’erreur, car je dépends du CPAS. Et si je rate, ce sera un retour en arrière. Si je retourne chez mes parents, c’est à coup sûr la rubrique nécrologique ». Si la Covid n’est pas la cause directe du mal-être de Mehdi, le secteur psycho-médico-social n’a eu de cesse, dès le premier confinement, de tirer la sonnette d’alarme pour alerter sur l’impact dramatique qu’avaient les mesures adoptées (confinement, déscolarisation) sur les plus fragiles. Mais aussi sur l’ensemble des jeunes dont l’évolution sociale classique a été mise entre parenthèses durant deux ans. « Les étudiants devraient être prêts à entrer dans la vie active, mais ils ne sont pas finis ! Certains ont subi des violences familiales, d’autres ont été mis à la porte, ils se sont retrouvés du jour au lendemain sans soutien parental. On leur a diffusé des messages du style : ne sortez pas de chez vous, vous allez tuer des gens. La pression est forte sur la santé mentale. Ils vont mal et avec certains étudiants, on est sur le fil du rasoir. On a toujours peur qu’ils passent à l’acte et pour quelques-uns d’entre eux, je laisse d’ailleurs ma ligne téléphonique ouverte », confie Léna Barral, l’assistante sociale de l’école, qui a participé à l’élaboration de nouvelles solutions pour venir en aide aux étudiant.e.s. « La précarité a augmenté. On a mis en place des épiceries partagées, on offre des colis Colruyt. On se réinvente. Mais je ne dirais pas que je suis optimiste pour l’avenir. Le nombre d’étudiants aidés ne fait que croître. En revanche, je suis optimiste quant à l’aide que nous leur fournissons, même si c’est non-stop ».

Santé mentale, le parent pauvre de la Sécu

Selon une autre étude publiée en juin, dans le chef des Mutualités libres, une hausse de 10 % d’antidépresseurs a été observée chez les jeunes en 2020. D’après les schémas statistiques présentés dans le rapport, le premier pic de prescription d’antidépresseurs est observé en mars, lors du premier confinement et un second à l’automne, lors du suivant. Ce phénomène s’accompagnant d’une hausse de 4,68 % des consultations en psychothérapie chez les 19-24 ans. D’une manière générale, les psychologues tout autant que les pédopsychiatres ou les centres de santé mentale sont submergés par les demandes – encore plus que précédemment, le secteur étant sous-investi – depuis deux ans.

Pour Xavier Brenez, le patron des Mutualités libres interviewé dans Le Soir le 23 juin 2022, « la santé mentale est le parent pauvre de la sécurité sociale et ses compétences sont éclatées entre le fédéral et les Régions. Elle doit recevoir des moyens à hauteur de son impact dans la population, il faut réinvestir dans des équipes mobiles, des centres de revalidation, des unités de crise et des lits d’hôpitaux, qui sont insuffisants. Les besoins actuels ne sont pas rencontrés ». Certes, les lignes bougent un tout petit peu du côté de la prise de conscience de l’urgence à réinvestir ce secteur sous-financé. À l’aube de l’été, le Fédéral a annoncé qu’il investirait 15 millions d’euros annuellement dans les unités High & Intensive Care (HIC). Ces dernières sont basées sur un concept provenant des Pays-Bas, qui propose une prise en charge individualisée du patient, en lien avec son entourage ou son médecin généraliste. Le centre psychiatrique de la KU Leuven estimant qu’avec cette approche, les risques de suicide et d’agressivité baissent fortement après un suivi de vingt jours dans un tel département. La Belgique compte neuf unités HIC, toutes en Flandre. Cela n’offre donc pas de réponse à la crise actuelle, cela ne répond pas à la surcharge du secteur de première ligne, encore moins du côté francophone.

Le sentiment de collectivité délité

Comme le soulignent les jeunes de la HEH, il y a du boulot pour les psys et les AS pour de nombreuses années ! « Le retour à la vie d’avant, c’est niet ! Quant à notre formation d’AS, la Covid a laissé des traces. Je crains que l’individualisme se soit exacerbé, l’autre n’est plus aussi facilement vu comme enrichissant dans sa différence. Cette ouverture d’esprit qui existait auparavant n’est plus là. Le sentiment de collectivité s’est délité. Je n’avais jamais eu à gérer ce type de conflits avec des situations de non-respect, d’injure, comme si l’empathie avait disparu, comme s’ils étaient toujours dans ce monde virtuel dont le toucher est absent. Le sentiment de communauté qui existait dans les classes semble avoir disparu », explique France Bouvez, la directrice de l’école. « Je pense que certains problèmes existaient déjà, mais de nouveaux sont apparus. Il y a des parents qui ont perdu leur travail et des situations de précarité nouvelles. Des études qui ne peuvent plus être payées. Ce sont des états de fait qui ont été provoqués par la Covid. Sur trois cents étudiants, cela en concerne une vingtaine ».

Outre ces nouveaux constats, la directrice relate aussi des situations plus borderline durant cette pandémie, tel cet étudiant arrivé un jour en cours avec un revolver pour mettre fin à ses jours. « On sent que le confinement a cassé certaines choses. J’ai vraiment le sentiment que ce qui existait avant, on aura du mal à le retrouver au niveau des relations humaines. » Le gros point de vigilance pour l’année à venir : recréer du lien et de la convergence. Heureusement, à la HEH, les outils ont été mis en place, une psychologue engagée aux côtés de l’assistante sociale et des groupes de travail thématiques créés pour gérer les problèmes identifiés. Un exemple de bonnes pratiques en somme.

France Bouvez © Pierre Schonbrodt 

Souad Labed © Sandra Evrard

Léna Barral © Sandra Evrard

Investir dans la prévention

Et si tous les jeunes n’ont pas mal vécu cette période, si tous ne sont pas en situation de fragilité ou de précarité, l’impact psychologique de cette crise, mais aussi les angoisses liées au monde instable dans lequel nous vivons ne sont pas près de disparaître. « Nous avons vu la fragilité du monde. Nous ne sommes pas tous aptes à être forts tout le temps sur le plan psychologique. Je crois que les séquelles, on les voit seulement maintenant, que le fantôme de la Covid va nous suivre pendant des années. Il y aura toujours des moments où l’on se dira que l’on a perdu deux ans de notre vie derrière un écran. Ça ne m’étonne pas que le secteur social soit saturé, car il y avait déjà un manque de moyens auparavant. Les gens se rendent compte qu’ils vont mal, et d’un côté, c’est bien, car il faut en parler. Mais on ne guérit jamais de troubles psychiatriques, un accompagnement est nécessaire tout au long de la vie. Il faut investir dans la prévention », conclut Camille Lemaître, 23 ans, en dernière année et prête à entrer dans la phase active de son existence en devenant assistante sociale, dans ce monde fragile.

Tout va s’arranger (ou pas)

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