Libres, ensemble
Cultes, cultures et identités : un mélange à interroger
Jean-Gilles Lowies · Maître de conférences à l’ULiège et à l’ULB ·
Professeur au Conservatoire royal de Bruxelles
Mise en ligne le 14 février 2022
En arts et en culture, le principe de laïcité se révèle riche d’enseignements, car il nous invite à dialoguer avec certains fondements de l’idéal démocratique. Dans notre société en voie de sécularisation où les cultes et les cultures restent indéfectiblement liés, comment penser une culture de tous, par tous, pour tous ?
Photo © Shutterstock
C’est bien là une des richesses du principe politique de laïcité qui, pour reprendre un mot à la mode et quelque peu galvaudé, entend « inclure » chaque citoyen à la vie en commun. Chacun bénéficie en ce sens de la plus grande liberté de conceptions et de sensibilités artistiques et esthétiques et l’État a pour mission de protéger et promouvoir leur pluralité et leur plus grande diversité. La laïcité garantit une liberté de conscience et, partant, une liberté artistique et culturelle, sans ingérence étatique ni privilège octroyé à l’un ou l’autre courant religieux ou convictionnel. C’est pourquoi elle nous incite également à penser les contours d’un État neutre dont l’action culturelle serait impartiale.
Séparer l’État et la culture ?
Faut-il séparer l’État et la culture à l’image de la séparation entre État et Églises ? Ferdinand Buisson, qui a notamment participé, en France, à la fondation de la Ligue des droits de l’homme en 1898 et aux travaux parlementaires menant à la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, y répondait positivement. Il déclarait voilà plus de cent ans : « La nation, comme telle, n’a pas qualité pour prendre parti dans les questions religieuses, pas plus qu’elle ne le pourrait dans les questions d’art ou de littérature, de science ou de philosophie. »1 Qu’en penser aujourd’hui, alors que le xxe siècle a (dé)montré la barbarie d’une mainmise étatique sur tous les aspects privés de l’existence, en ce compris la vie culturelle, mais qu’il a également popularisé le soutien financier à la production artistique, principalement au sein de la francophonie ?
Jean-Gilles Lowies, La laïcité à l’épreuve de la culture, Liège, Maison des sciences de l’Homme, Petite collection MSH, 2021, 100 pages.
Octroyer des soutiens financiers publics au secteur culturel peut générer ou comporter des atteintes à la liberté artistique. Ce point, qui a notamment été relevé dans une étude de la Ligue des droits de l’homme2, demeure une véritable zone grise de nos politiques culturelles. Si l’on peut évidemment se réjouir de toute action qui favorise l’épanouissement artistique et culturel, la vigilance reste de mise pour défendre les libertés culturelles. Les procédures d’octroi de soutiens financiers restent aujourd’hui encore le lieu de partialités, de prébendes et d’inégalités de traitement entre les nombreux demandeurs. Leur réforme s’avère nécessaire en vue de tendre vers un État neutre qui mènerait des politiques culturelles impartiales.
Une telle réforme appellerait tout d’abord à une révision du Pacte culturel de 1973, c’est-à-dire la loi garantissant la protection des tendances idéologiques et philosophiques qui constitue en quelque sorte la loi fondamentale de la gouvernance des politiques culturelles. Cette loi contient plusieurs dimensions qui méritent assurément d’être maintenues : le principe de pluralisme, la participation des usagers, la volonté de mettre les équipements publics à disposition du plus grand nombre, etc. Mais, malgré ces qualités, elle se révèle insuffisante en regard des défis du xxie siècle, tant en matière de gouvernance culturelle que de perpétuation d’anciens rapports de force idéologiques ou convictionnels entre les piliers classiques.
Ensuite, il conviendrait d’ajuster la gouvernance de la culture en Fédération Wallonie-Bruxelles à l’aune de la réforme du Pacte culturel. Les autorités ont la responsabilité de mettre en débat public les objectifs de leur action culturelle, les procédures décisionnelles d’octroi de soutiens et les voies de participation démocratique à la décision3. Par exemple, une telle réforme exigerait de réfléchir à une dépolitisation de la culture : à l’image des modèles scandinaves et anglo-saxons, le processus d’octroi de subventions devrait s’effectuer « à distance de bras » (at arm’s length) du politique. Souvenons-nous des mots de Buisson, qu’il s’agisse de questions de culte, de science ou de culture, l’État n’a pas qualité pour prendre parti. Il faut être absolument moderne et en finir avec les reliquats de politiques dignes de l’Ancien Régime où un ministre de la Culture conserve le dernier mot sur la valeur des projets artistiques et l’octroi de fonds publics.
Menaces sur la culture
L’État ne dispose évidemment pas d’un monopole de la prescription ou de la censure culturelle qui s’épanouissent selon trois menaces classiques : l’ingérence politique, religieuse et les intérêts économiques. L’organisation Freemuse dénombre les atteintes à la liberté artistique selon leur nature : de l’intimidation jusqu’à l’assassinat en passant par la censure, la menace, l’enlèvement ou encore la torture. Ses rapports dépeignent un état de la liberté artistique à l’échelle mondiale extrêmement préoccupant4. Bien que la situation en Belgique soit moins alarmante, l’actualité égrène régulièrement des cas de censure artistique : peintures de nus interdites à la cour d’appel de Mons, phylactères francophones de François Schuiten interdits au Parlement flamand, le festival de cinéma Ramdam à Tournai annulé à cause de menaces d’attentat, etc.
La liberté artistique est aussi menacée par son déterminant économique. Celle-ci ne vaut en effet que si les conditions de possibilité de son existence sont remplies. En l’occurrence, les conditions socio-économiques du travail artistique mériteraient davantage d’attention de la part des autorités publiques. La réforme du « statut de l’artiste » en cours de négociation au gouvernement fédéral pourrait aider à rendre plus effective la liberté artistique.
Probablement plus encore que la censure, l’autocensure menace nos libertés culturelles. Une certaine bien-pensance mâtinée de cancel culture et de stratégies électoralistes tend à flouter la distinction entre idées et personnes, distinction qui s’avère pourtant indispensable au débat démocratique. Il est permis d’attaquer et de combattre les idées et non d’attaquer les personnes. La volonté de plus en plus répandue de ne pas heurter certaines sensibilités fait fi de cette distinction et constitue un renoncement par rapport au fameux arrêt Handyside de la Cour européenne des droits de l’homme en 1976 qui édicte que la liberté d’expression vaut également pour les idées qui « heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population ». Alors que certains individus invoquent une attaque contre leur personne parce que l’on ose combattre leur idée ou leur culte, les tenants de la cancel culture attaquent sciemment les personnes pour combattre leurs idées. Ce double régime de déraison pousse dans les bras de l’autocensure généralisée.
La culture ? Quelle(s) culture(s)?
On ne peut faire l’économie de s’interroger sur le sens accordé au mot « culture », car deux conceptions s’opposent et orientent les choix de politiques culturelles. D’une part, la culture comme source et outil d’émancipation individuelle et citoyenne. Une forme d’éducation permanente qui permet à l’homme de cultiver son humanité, ses humanités en développant constamment sa capacité à devenir différent à soi-même. Le contact avec une œuvre d’art nous transforme, nous questionne et nourrit notre cheminement entre quête du sens et des sens. À l’inverse, une conception identitaire de la culture en tant que trait caractéristique collectif, qui pousse à devenir identique à d’autres et porte en elle l’écueil d’une vision figée et immuable. Souvent essentialiste, la culture devient ici le marqueur d’un groupe social séparé des autres selon des critères souvent présentés comme ancestraux et, dès lors, sacralisés et indiscutables, ne pouvant être soumis à la critique de la raison. Bien que cet antagonisme soit présenté ici très schématiquement, on s’aperçoit aisément qu’il interroge les fondements de toute politique culturelle. Car c’est précisément en son sens libérateur que la culture joue un rôle décisif dans l’idéal d’un monde commun à tous5, voilà un territoire d’action, un horizon légitime attribuable à l’État.
Dans notre société où la sécularisation n’a pas encore accompli son œuvre – pour autant qu’elle le fasse un jour –, cultes et cultures forment parfois un tout indissociable. L’enjeu d’une démocratisation de la culture impliquerait ici de créer les outils publics propices au développement d’une culture émancipatrice et non de financer les activités culturelles propres à chaque religion ou chaque conviction philosophique. Cela impliquerait des procédures de coordination au niveau des pouvoirs publics ainsi que des mouvements de décollement identitaire au niveau individuel. S’en soucier maintenant permettrait de s’adresser à des citoyens et à des territoires de moins en moins concernés et de plus en plus abandonnés par les politiques culturelles contemporaines. Peut-être faut-il penser à mieux articuler les politiques culturelles et cultuelles, actuellement partagées par le fédéralisme belge entre différents niveaux de pouvoir ?
La culture a horreur du vide
Lorsque l’État cède toute prétention en la matière, l’espace public cultu(r)el se voit assez rapidement recoloniser par divers courants religieux ou factions politiques qui cherchent à imposer leur hégémonie culturelle. Le cas des « centres culturels » illustre parfaitement un tel phénomène. Les pouvoirs publics entendent reconnaître des centres culturels pluralistes, au sens d’un pluralisme mono-institutionnel – c’est-à-dire une seule institution qui accueille et rassemble divers courants artistiques et esthétiques. Dans le même temps, diverses confessions mêlent leurs activités de culte et de culture, aboutissant au mieux à un esprit de pluralisme pluri-institutionnel – chaque culte/culture dispose de ses propres institutions. Là où le premier cas tend à faire vivre l’idée d’une culture émancipatrice et décolonisée, le second alimente l’idée de culture en tant qu’identité collective. Le cas des émissions concédées à la RTBF à différentes confessions et convictions est sensiblement similaire. Pourquoi ne pourrait-on pas remplacer ces émissions distinctes par un programme généraliste qui présenterait les différents courants convictionnels ?
Dans le domaine des festivités cultu(r)elles, les autorités publiques peinent également à trouver une juste place. Les jours de congé légaux s’inspirent en effet majoritairement de la tradition catholique et, leur nombre étant limité, il est difficilement concevable d’octroyer des congés à la pluralité des convictions. Une voie pourrait être tracée, qui prenne en considération les fêtes culturelles (fête de la musique, du patrimoine, du livre, etc.) en tant que congés légaux, voire, dans un sens plus large, les événements inspirant nos valeurs du vivre ensemble telles que la Journée des droits de l’homme ou la Journée internationale pour les droits des femmes.
In fine, ces quelques brefs éléments plaident en faveur d’une culture publique décolonisée. Paradoxe en tension où l’État aurait vocation à agir sans orienter, à soutenir l’épanouissement culturel – des artistes et des populations – sans influencer ni la pensée ni la sensibilité, en résumé, à mener des politiques culturelles impartiales. Une telle tâche mobiliserait une dose indéniable d’opiniâtreté, ce qui démontre toute la pertinence et la nécessité d’analyser les politiques culturelles au prisme de la laïcité afin de répondre aux enjeux et aux défis culturels de notre société contemporaine.
- Ferdinand Buisson, « L’application de la loi de séparation des Églises et de l’État », dans Le Radical, 16 octobre 1906, cité dans Gwénaële Calvès, Territoires disputés de la laïcité, Paris, PUF, 2018, p. 37.
- N. Billen, Les politiques culturelles à l’épreuve de la diversité. Rapport entre les mécanismes publics de soutien à la création et les limites à la liberté artistique, Bruxelles, Ligue des droits de l’homme, 2011.
- Jean-Gilles Lowies, Décider en culture, Grenoble, PUG-UGA, 2020.
- Freemuse, Art under Threat. Freemuse Annual Statistics on Censorship and Attacks on Artistic Freedom in 2016, février 2017.
- Henri Peña-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Gallimard, 2003, p. 219.
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