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La précarité,
un travail à temps plein

Propos recueillis par Louise Canu · Journaliste multimédia

Mise en ligne le 7 octobre 2024

Placer les inégalités au centre de la question environnementale, relever les minima sociaux et les bas salaires, lutter contre la sous-protection sociale, rendre l’accès aux droits fondamentaux pour toutes et tous, et enfin, renforcer les services de première ligne… tels sont les chevaux de bataille de Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux.

Illustrations : Philippe Joisson

Comment se fabrique la précarité ? En identifiant la source des inégalités, arrivera-t-on à combattre efficacement cette problématique ?

J’aime beaucoup l’expression « fabrique des inégalités », car elles ne tombent pas du ciel : elles se construisent principalement à cause de l’écart de richesse. C’est très important d’avoir en tête que la précarité existe en raison d’une accumulation de richesse ailleurs. La précarité n’est ni une question individuelle ni une question d’accident de parcours. La société, dans son rapport au travail, à l’économie, à la fiscalité, au parc de logements, à l’agroalimentaire, contribue aux inégalités. Il faut donc qu’elles soient au cœur de toutes les réflexions politiques.

À écouter

En vue des élections qui se sont tenues en juin, la Fédération des services sociaux a publié un mémorandum. Votre première revendication : « Placer les inégalités au cœur de la question environnementale. » Est-ce à dire que l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage ?

Évidemment. Sur cette question-là, il y a trois choses importantes à saisir. La première, c’est que, de manière générale, les personnes précaires sont aujourd’hui bien plus exemplaires que le reste de la population en matière d’impact environnemental. Mais comme elles ne revêtent pas les apparats du « bon écolo », il y a une forme d’injustice dans le regard qui leur est porté. Dans les faits, ce sont elles qui habitent dans de petits logements, qui voyagent moins, qui récupèrent énormément. Toutes les études prouvent qu’elles consomment beaucoup moins que quelqu’un qui a les moyens et qui a une grande conscience écologique. On s’inspire à ce sujet de Fatima Ouassak1, qui revendique une écologie à partir et avec les personnes concernées. Ce n’est pas du paternalisme, donc on ne va pas aller dans les quartiers les plus précaires en expliquant aux gens comment ils doivent faire, mais aller dans ces quartiers et agir à partir de ce que vivent réellement les gens, c’est-à-dire la manière dont ils font face à la crise écologique. Ils vivent directement la pollution dans leur quartier, dans leur logement, la mauvaise alimentation, les pesticides… La deuxième chose, c’est de produire des discours qui ne soient pas trop théoriques ou éloignés de la réalité des gens. Les questions de zone carbone, de nucléaire, de rareté des matériaux, etc., c’est très important, mais ça les déconnecte de la question écologique. Là encore, Fatima Ouassak rapporte que « les jeunes, dans les quartiers de Marseille, vomissent l’écologie ». Pourquoi ? Car cela leur semble lointain, d’une part, et d’autre part, car ils ont l’impression que les gens s’intéressent davantage au hérisson qui traverse la route qu’à leur condition. Enfin, la troisième chose, c’est que parler d’écologie sans parler de la question sociale contribue à creuser des fossés. Ce sont ces fractures qui génèrent de la colère qui génère elle-même des votes d’extrême droite. Les questions démocratique, environnementale et sociale sont reliées.

Vous suggérez de relever les minima sociaux et les bas salaires. En Belgique, 20 % de la population vit avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté (1 450 euros pour une personne vivant seule), et les mères célibataires sont encore plus isolées et plus exposées à la précarité. On entend encore assez régulièrement qu’augmenter ces minima sociaux, c’est encourager l’inaction. Une idée reçue ?

Cette idée est fausse, car dans nos sociétés actuelles, la notion de travail est très déterminante pour notre identité. La plupart des personnes que l’on rencontre sur le terrain souffrent de ce statut d’inactivité. On ne propose plus de travail à toute une série de personnes, aujourd’hui. Si vous discutez avec les services d’insertion professionnelle, ces personnes vivent une grande souffrance. Pour donner un exemple, pour certaines femmes, ils n’ont qu’une chose à proposer : le nettoyage. De nos jours, le secteur du nettoyage, c’est en partie de l’esclavage. Il n’existe pas de travail décent pour tout le monde. La précarité, c’est un travail à temps plein. Cela signifie que lorsque vous êtes dans la précarité, que vous n’avez pas de quoi survivre, cela détruit votre santé. Votre santé mentale est menacée à cause du stress, votre santé physique, car vous ne gagnez pas suffisamment bien votre vie pour vous loger et vous alimenter correctement. Et quand on n’est pas en bonne santé, on ne sait pas trouver un travail. Le monde professionnel broie les travailleurs. En Belgique, il y a plus de personnes qui dépendent du régime maladie-invalidité que de personnes qui dépendent du chômage. Il y a donc un vrai problème en matière de qualité de l’emploi et de protection des travailleurs. Toutes les études montrent que le fait de recourir à une sanction après une durée de chômage ne permet pas d’augmenter le taux d’emploi. Cela ne fait qu’empirer la situation. La Fédération des services sociaux monte beaucoup de projets, comme celui des « territoires zéro chômeur de longue durée »2. Les besoins sont énormes dans certaines régions, mais elles regorgent de personnes aux nombreuses compétences. Il faut construire des projets en mettant un terme à la dépendance absolue au monde économique, qui donne et reprend de l’emploi en fonction du portefeuille des actionnaires.

Pourquoi le travail ne constitue-t-il plus un rempart contre la précarité ?

Il le constitue en partie. Le statut des travailleurs se précarise, notamment à cause du recours à l’intérim, aux flexi-jobs… Après la crise de la Covid-19, toute une série d’entreprises a dit : « Comme on ne sait pas si d’autres crises vont arriver, on ne va plus prendre le risque de donner des contrats aux personnes, on s’est rendu compte qu’on pouvait travailler avec des flexi-jobs à la journée. » Le tout étalé de manière totalement décomplexée dans les journaux. Oui, l’emploi se précarise, car on permet des statuts totalement « précarisants ». Beaucoup de secteurs sont tributaires du travail au noir et du travail de personnes sans-papiers, comme le secteur de la construction ou du nettoyage. Là encore, de manière totalement décomplexée. La protection du travailleur est devenue non pas une fierté dans notre société, mais une charge pour l’employeur. Selon moi, la considération de la santé des travailleurs n’est pas à la hauteur des enjeux du monde.

Le troisième objectif pour la Fédération des services sociaux est la lutte contre la sous-protection sociale. Les personnes précarisées y sont en effet surexposées : elles ne connaissent pas, ne souhaitent pas se confronter à ces services souvent complexes ou ne réclament pas leurs droits, de peur d’être stigmatisées. Autant de raisons qui font qu’elles ne bénéficient pas des droits auxquels elles sont censées avoir accès. Comment résoudre ce problème du non-recours ?

C’est un travail à entreprendre main dans la main avec les services publics. Les services sociaux n’y arriveront pas seuls. Commencer par arrêter de stigmatiser les personnes précaires leur permettrait d’oser demander de l’aide lorsqu’elles en ont besoin. Quand on vous assène que se faire aider, c’est être un assisté, donc une sangsue… Je suis toujours frappée de constater que les personnes aisées sont en réalité très assistées, mais ça ne pose de souci à personne. En revanche, lorsqu’on est précaire, on ne peut pas l’être. Et lorsque l’on se débrouille un peu trop bien, c’est-à-dire que l’on complète ses minima sociaux avec du travail, on est critiqué aussi. En fait, rien ne convient quand on est dans une situation précaire.

Le premier rempart, c’est donc d’arrêter de stigmatiser les personnes en situation de précarité. Favoriser le besoin d’assistance et la question de la solidarité, c’est favoriser l’interdépendance, quelle que soit notre classe sociale ou notre lieu de vie. La deuxième chose, c’est évidemment de donner les moyens aux services publics de faire de l’out-reaching, c’est-à-dire d’aller chercher les gens là où ils sont, et de maintenir une capacité d’accueil humaine au lieu de digitaliser tous les services publics. Comme ces derniers ont été définancés, ils n’ont plus les moyens d’être proactifs dans le domaine de l’accès aux droits. L’accès aux droits se fait à distance via un écran ou une voix préenregistrée ; de moins en moins d’humains répondent au téléphone. Les services sociaux sont acculés de demandes de personnes souhaitant avoir recours aux CPAS, aux bourses d’études… Mais à la base, ils n’étaient pas censés remplir ce rôle de sous-administration. Les services sociaux administratifs, c’est un boulot d’écoute, de solidarité, de présence au sein des quartiers… Et il n’y a plus personne pour sortir des murs, pour prendre ce temps d’écoute. Si vous n’avez pas d’espace où parler de votre ascenseur qui tombe en panne, des difficultés de votre gamin, des déchets dans la rue, de la plaine de jeux sans cesse vandalisée, vous avez l’impression de ne pas compter dans la société, que vos problèmes n’existent pour personne. C’est à ce moment-là que la colère monte et que l’on observe une explosion des votes d’extrême droite. Dans un contexte de crise démocratique important et de montée de l’extrême droite, c’est un enjeu majeur de laisser les travailleurs de l’associatif partager du temps de qualité avec les gens.

Vous réaffirmez dans votre mémorandum l’importance de rendre l’accès aux droits fondamentaux effectifs pour toutes et tous, notamment l’accès à l’eau, à l’énergie et à l’alimentation. Dans ce domaine, environ 600 000 Belges ont recours à l’aide alimentaire (via la distribution de colis, les restaurants sociaux, les épiceries sociales et les frigos solidaires). Il s’agit d’une hausse de 30 % par rapport à la situation précédant la pandémie, et de multiples crises qui se sont enchaînées depuis. Les demandes d’urgence explosent. Qu’est-ce que cela signifie ?

C’est une honte. Comme je l’ai dit, c’est lié à la fragilisation de la protection sociale. Avec la multiplication des contrats précaires, du jour au lendemain, des personnes peuvent se retrouver sans revenu, sans protection. On a aussi des salaires de plus en plus bas, des emplois qui ne permettent pas de survivre au quotidien, donc des personnes qui ont un emploi mais dépendent de l’aide alimentaire pour pouvoir payer leurs factures. On a des parents solos qui ne tiennent pas le coup, car malgré l’explosion du nombre de familles monoparentales, notre société ne s’adapte pas du tout. On l’a vu avec le statut de cohabitant.e. On laisse des propriétaires louer des appartements totalement insalubres. Grande victoire sous cette législature : les coupures d’eau ont été interdites. Mais on laisse un pan de la population dépendre de l’humanitaire. La précarité, qu’elle soit hydrique, énergétique ou alimentaire, enfonce les gens en matière de santé. Cela finit par coûter à l’État, par le biais de la Sécurité sociale. C’est un mauvais calcul et une honte sur le plan de la dignité et de l’éthique.

Si l’on s’accorde avec vous pour dire que « l’accès aux droits pour les personnes les plus fragilisées est un véritable baromètre de la qualité de nos services publics et de notre démocratie », quel est l’état de notre démocratie ?

Je pense que ce n’est absolument pas perdu, mais que l’on va dans le mauvais sens. La crise de la Covid-19 a, elle aussi, constitué un excellent baromètre de l’état du monde et de la direction qu’il devrait prendre. Et qu’est-ce qu’on a constaté ? Que la digitalisation des services publics avait engendré un non-accès aux droits, de la précarisation, un sentiment d’exclusion, et même de la frustration de la part des administrations elles-mêmes. Après une crise comme celle-là, on aurait dû se rendre compte de l’importance de remettre l’accent sur l’humain. Et c’est le contraire qu’on a fait. La région bruxelloise a voté l’ordonnance « Bruxelles numérique » pour accélérer la digitalisation des services publics3.

Quel est le coût de cette numérisation ?

Les chiffres sont rarement exposés. Mais on sait qu’il y a des contrats qui vont se négocier avec de grandes entreprises privées pour accélérer la digitalisation. Créer un site Internet, un portail, faire un formulaire, tout ça coûte de l’argent. On ne pourra malheureusement pas passer à côté de la digitalisation, mais il faut se rendre compte qu’il y a des lanceurs d’alerte qu’on n’écoute quand même pas beaucoup. Comme rappelé lors du Forum de la transition juste, organisé par la ministre du Climat, Zakia Khattabi, nous ne sommes absolument pas à l’abri d’un bug informatique généralisé dans le monde. En complément du digital, il nous faut une porte d’entrée le plus artisanale possible. L’artisanat, c’est la robustesse – et comme le dit le biologiste Olivier Hamant, c’est ce qui nous permettra de traverser les crises. C’est très important d’investir, à côté du numérique, dans ce qui assurera une pérennité, quoi qu’il nous arrive. Nous ne sommes pas dans une ère de changement, mais dans un changement d’ère. Les basculements vont s’enchaîner les uns après les autres, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Ce serait donc bien de mettre en place des systèmes qui nous permettront d’être prêts. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que la pandémie de la Covid-19 nous a pris de cours.

Quelle forme pourra revêtir l’« artisanat » dont vous parlez ?

Des guichets avec des personnes derrière, des services sociaux qui peuvent sortir de leurs quatre murs, chercher les gens là où ils sont, prendre le temps de l’écoute, aller à l’encontre de la performance. Car c’est elle qui a essoufflé les services de santé, les hôpitaux. Et maintenant, elle essouffle les services sociaux. Elle ne fonctionne pas dans le soin ! L’artisanat consiste à se rendre compte qu’on a un gros problème de pénurie dans les métiers du soin, et comme le dit Thomas Coutrot4, c’est parce que les travailleurs n’évoluent plus dans des conditions de travail qui leur permettent de prendre soin des autres, mais dans des conditions de maltraitance. L’artisanat, c’est reprendre les choses par le début. C’est se demander « pourquoi n’y a-t-il plus d’infirmières et d’infirmiers ? », et prendre conscience qu’ils ont été poussés à la performance et qu’ils ne peuvent aujourd’hui plus prendre soin des gens. L’artisanat, c’est recréer du lien avec son voisinage. Dans le cadre des inondations à Liège, les quartiers les plus résilients ont été ceux liés par le folklore, parce qu’on savait qui habitait où et qui avait besoin d’aide. Donc, c’est recréer de l’interconnexion de voisinage, recréer de la solidarité à petite échelle, et avoir plus d’autonomie à l’échelle des quartiers pour pouvoir s’organiser et peut-être faire des choix, comme le refus de la publicité, pouvoir militer de manière plus concrète autour de l’installation d’un nouveau supermarché, par exemple… Que les gens reprennent du pouvoir sur leur rue, leur quartier, ce serait déjà beaucoup.

On a l’impression que la lutte contre la précarité consiste à coller un pansement sur une fenêtre cassée. Arrivez-vous à dialoguer avec les acteurs politiques, ou le secteur de l’aide sociale doit-il se débrouiller tout seul avec ce qu’il a ?

On dialogue beaucoup avec les acteurs politiques, et j’encourage vraiment le secteur à le faire. Il a une grande légitimité, une grande connaissance, et en fait, le politique est souvent très demandeur de cette expertise de terrain. On invite à recourir à la « coopération conflictuelle » : d’abord, on « nourrit » les politiciens de ce que l’on voit, et puis, s’ils ont une mauvaise idée, on leur fait savoir et on les aide à la transformer en bonne idée. C’est assez épuisant. Aujourd’hui, les associations passent plus de temps à faire de l’éducation permanente « vers le haut », à rendre des comptes auprès des administrations et des cabinets qu’à être avec les gens. La politique vit sa propre vie, avec ses propres enjeux. Le vote en faveur de Frontex5, ce n’est pas rien : la gauche et la droite ont voté d’un seul homme pour accepter que des agents de Frontex arpentent nos rues, alors que l’ancien directeur de l’Agence est candidat sur une liste d’extrême droite. On voit bien qu’il y a un agenda politique qui nous échappe complètement. Il faut donc continuer à être disponible, mais il ne faut pas s’essouffler. Notre énergie, nous en avons besoin au sein du secteur et pour tenter de rester au plus proche des gens.

  1. Fatima Ouassak est essayiste, militante écologiste, féministe et antiraciste française d’origine marocaine. Elle a cofondé le collectif Front de mères, un syndicat de parents dans les quartiers populaires.
  2. Ce projet pilote a pour but d’offrir un contrat de travail à toute personne sans emploi depuis plus de deux ans, au sein de territoires définis. Sur 19 candidatures reçues, 17 ont été retenues. Ensemble, elles ambitionnent d’offrir un contrat de travail à près de 750 personnes durablement sans emploi.
  3. Économiste et statisticien français, Thomas Coutrot est membre de l’association des Économistes atterrés.
  4. Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres, elle contrôle qui peut entrer dans l’UE.

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