La tartine
Des trop riches
et trop de pauvres
Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi
Mise en ligne le 7 octobre 2024
Plus de deux millions de Belges, soit précisément 18,6 % de la population, courent un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. C’est ce qui ressort des chiffres de la pauvreté pour l’année 2023 que Statbel, l’office belge de statistique, a publiés le 8 février 2024 sur la base de l’enquête sur les revenus et les conditions de vie. Le seuil de pauvreté s’élève en 2023 à 1 450 euros pour une personne seule et à 3 045 euros par mois pour un ménage de deux adultes et deux enfants. Les trois indicateurs de la pauvreté sont le risque de pauvreté sur la base du revenu, la privation matérielle grave et les ménages à très faible intensité de travail.
Illustrations : Philippe Joisson
Il faut toutefois être attentif au fait que les statistiques tendent à homogénéiser les choses. En l’occurrence, la disparité entre les différentes régions de Belgique est assez éloquente. Alors que la Flandre avoisine un taux de 10 % en matière de risque de pauvreté et d’exclusion sociale, la Wallonie se situe autour de 25 % et la région de Bruxelles-Capitale à 35 %. Dans ce dernier cas, la crise du logement joue un rôle majeur. Il est très difficile de trouver un lieu de vie à un prix abordable à Bruxelles. Il y a par ailleurs trop de logements exigus ou insalubres qui y sont occupés.
Grille de lecture ou gril de préjugés ?
En fonction des problèmes soulevés, les solutions seront tantôt locales tantôt plus générales. Mais dans tous les cas, on doit se garder de tout réduire à un facteur unique. Différentes initiatives existent d’ailleurs pour éclairer le problème sous un jour nouveau. Les Marches du vide en sont un bon exemple. Elles proposent au niveau local de répertorier des bâtiments inoccupés et d’en faire des stations lors d’une balade itinérante. L’idée est alors de s’arrêter devant chacun de ces logements potentiels et de discuter des enjeux qu’ils soulèvent. Ceux-ci sont variés.
À l’instar des bâtiments abandonnés, les laissés-pour-compte ont chacun une histoire propre. Mais celle-ci se conjugue très souvent à des problèmes structurels. La faible intensité de travail dans certains ménages paupérisés est fréquemment pointée du doigt par les partis de droite. Face à des chiffres bas concernant l’intensité du travail, on conclut, à mots à peine voilés, qu’on a affaire à des chiffes molles. Il y aurait une mauvaise volonté de la part de certains qui n’auraient que les revenus qu’ils méritent. Si l’on adopte cette grille de lecture, la tentation est forte de mettre les pauvres sur le gril.
Une telle lecture est toutefois doublement problématique. D’abord, on couple les pauvres et les chômeurs, ensuite on associe le chômage à une forme de mauvaise volonté. De pareils amalgames ne peuvent prétendre expliquer le problème en sa complexité, et même, quand l’association du manque de volonté et de la pauvreté comporte une part de vérité, on peut douter que l’usage que fait la droite du mérite soit cohérent. La méritocratie qu’elle prône est en fait à deux vitesses, car pour peu que l’on puisse mesurer la valeur, les ultra-riches méritent-ils l’argent qu’ils ont ? Le revenu d’un influenceur ou d’un actionnaire est-il proportionnel à sa quantité de travail ? Pourquoi ce revenu serait-il justifié alors qu’une allocation de chômage ne le serait pas ?
Il semblerait que la situation actuelle ne soit pas exempte de multiples contradictions dans la lecture qu’on en donne. Bouger les lignes à la manière de la multimillionnaire autrichienne Marlène Engelhorn est certainement une voie de solution. Descendante de Frédéric Engelhorn, le fondateur de BASF1, cette jeune femme d’une trentaine d’années a hérité d’une fortune de 25 millions d’euros qu’elle estimait ne pas mériter. Elle a décidé d’en redistribuer la quasi entièreté (90 %, soit l’équivalent d’un impôt sur la fortune inexistant en Autriche) à un conseil citoyen qui décidera de la façon d’utiliser cette fortune. À défaut de pouvoir être généralisé au niveau des revenus moyens, ce comportement indique la nécessité de rompre avec toute une série d’habitudes qui semblent aller de soi.
Les coûts externalisés de la richesse
Dans le régime démocratique qui est le nôtre, nous bénéficions d’un avantage particulier : les cartes sont redistribuées lors de chaque élection. Mais comme le démontre David Van Reybrouck, les élections ne suffisent pas. La démocratie est moins un acquis qu’une tâche. Il faudrait une réelle implication citoyenne dans la prise des décisions. Par ailleurs, le partage politique entre la gauche et la droite n’a-t-il pas fait son temps ? En tout cas, face au défi environnemental, l’idéal de gauche ne devrait plus se formuler comme avant. Il ne doit plus s’agir seulement de s’approprier des moyens de production ou un pouvoir d’achat, il doit être question avant tout de produire et de consommer autrement. Quant au libéralisme, il ne peut plus ignorer que les actions individuelles impactent le collectif.
Le problème de la justice ne touche plus uniquement la privatisation des profits générés par la production, il touche aussi les dégâts engendrés par celle-ci. À cet égard, les pauvres subissent une double injustice : ils ne sont pas à l’origine du problème climatique et ils en subissent plus que les autres les conséquences. Les propriétaires de maisons construites en zone inondable, les personnes qui vivent dans des appartements mansardés sans climatisation font partie d’une population qui n’est pas aisée. Leur empreinte écologique est limitée, mais l’impact climatique subi est étendu.
Contrairement aux mineurs qui pouvaient se reconnaître comme appartenant à un même tout et faire bloc contre les compagnies des mines qui les exploitaient pour acquérir des avancées sociales, le vécu des pauvres aujourd’hui s’est diffracté dans des réalités variées. La société est devenue un champ de bataille généralisé qui rappelle le combat de Goya où des lutteurs s’affrontent sans prendre garde au fait qu’ils sont dans des sables mouvants. Actuellement les individus cherchent à s’approprier les moyens de production ou de consommation alors que leur monde s’effondre.
Torts partagés ?
Aux inégalités économiques qui ne permettent plus de rassembler, il faudrait adjoindre un prisme d’écologie et de justice sociale, et ainsi lutter contre des torts, et non plus seulement de lutter pour des biens. La nécessité de ce remodelage politique apparaît d’autant plus frappante si l’on élargit le champ de vue de la pauvreté à celui de la précarité. Celle-ci est une sorte de pauvreté par anticipation. Elle peut prendre de nombreuses formes et touche potentiellement toutes les classes de la population. L’équilibre familial (divorces), le travail (burn out), la santé (pandémies) sont des biens fragiles que l’on peut perdre du jour au lendemain. La précarité présente donc de multiples visages. À cela s’ajoute une nouvelle forme de précarité, celle d’un monde dont la stabilité s’effrite.
Face à cette forme de précarité écologique qui vient aggraver les formes de vulnérabilité déjà existantes, les plus riches ont déjà commencé à se barricader derrière une citadelle imprenable au moyen de technologies diverses (auxquels tous ne pourront prétendre avoir accès) et de politiques excluantes. Les « petits moyens » ont suivi et tout le monde semble se réjouir qu’à court terme, ce soit moins la disparition du monde que celle d’un monde partagé qui soit en jeu, moins la disparition de l’humanité que celle de l’humanisme et de ses valeurs (la liberté, la solidarité, etc.). Avec le problème de l’injustice climatique qui vient accroître les inégalités, il faudra toutefois toujours plus de culot ou de mauvaise foi pour affirmer que les pauvres et les victimes de catastrophes n’ont pas été assez prévoyants et qu’on leur souhaite « une forme de sagesse ». Si l’on veut éviter la fracture sociale, il est dès lors grand temps de faire payer aux responsables la part de la facture qui leur revient. À défaut de former un bloc commun ou de toujours produire une plus-value importante, les pauvres ont un ennemi commun : ceux qui rendent toute forme de vie précaire directement (à travers un train de vie abusif) ou indirectement (en prêtant leur argent à des banques et des investisseurs peu scrupuleux).
Manger les riches ou les changer ?
Pourquoi les plus riches du monde (1 % de la population mondiale) possèdent-ils près de la moitié des ressources terrestres, soit plus que les 99 % restant ? En Belgique, les inégalités sont moins criantes, mais sont tout aussi préoccupantes, les 1 % les plus riches possèdent le quart des richesses (soit plus que 70 % de la population belge combinée)2. Au niveau mondial, les 1 % les plus riches polluent autant que les 66 % les plus pauvres. N’ayons pas peur de le dire, les ultra-riches sont responsables d’une énorme partie du problème de la pauvreté et de la précarité. N’est-il pas alors juste, si l’on veut lutter contre la précarité future, de faire participer les plus riches en proportion de leur déprédation ? Cela pourrait se faire en taxant la spéculation financière, les comportements individualistes (jets privés) et en imposant spécifiquement les grosses fortunes. De telles mesures devraient être prises au niveau mondial pour éviter l’expatriation fiscale, mais pourquoi ne pourrait-on pas mondialiser une certaine régulation alors qu’on mondialise déjà tout et n’importe quoi ?
En 1793, lors de la période de Terreur qui fit suite à la Révolution française, Pierre-Gaspard Chaumette, figure des sans-culottes, a déclaré lors d’un discours : « Rousseau était peuple aussi, et il disait : “Quand le peuple n’aura plus rien à manger, il mangera le riche.” » Doit-on attendre que le climat social se dégrade à ce point pour agir ? On ne peut que souhaiter aux riches de revoir leur conception de l’argent à l’aune du problème global de la pauvreté. Ne devraient-ils pas alors considérer l’argent comme une responsabilité tout autant qu’un moyen ? Plus on en possède, plus la responsabilité s’accroît. Vouloir trop d’argent serait en fait tout autant irresponsable que de ne pas en vouloir. Au même titre que l’on doit lutter contre la pauvreté excessive, ne devrait-on pas, définir un seuil de richesse à ne pas dépasser ?
- BASF, abréviation de Badische Anilin & Soda Fabrik, est un groupe chimique allemand fondé par Frédéric Engelhorn en 1865. Elle comprend plus de 170 filiales et coentreprises et opère sur plus de 380 sites de production à travers le monde.
- Estelle De Houck, « 1 % de la population belge détient un quart des richesses, soit « plus que 70 % de la population » selon Oxfam », mis en ligne sur rtbf.be, 16 janvier 2023.
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