La tartine

Accueil - La tartine - Précarité : des droits, un choix ? - Les mots de la « pauvrophobie »

Les mots
de la « pauvrophobie »

Amélie Dogot · Secrétaire de rédaction

et Vincent Dufoing · Directeur « Projets communautaires » du CAL

Mise en ligne le 7 octobre 2024

Les idées reçues sur les personnes pauvres sont souvent dures et empreintes de préjugés, mais aussi de mépris, de peur et d’hostilité. À force, ces jugements peuvent entraîner une phobie collective et des solutions à l’emporte-pièce.

Illustrations : Philippe Joisson

Le statut de « pauvre » serait-il immuable ? Le fait de considérer la pauvreté comme une « fatalité sociale » a incontestablement un effet pervers dans les politiques menées pour lutter contre la précarité : il est de bon ton de « respecter » les pauvres. Selon Daniel Zamora, sociologue à l’ULB, « le cœur du problème de [la] rhétorique [du respect des pauvres] réside dans le fait que si l’égalité ethnique et culturelle requiert effectivement le respect de la différence, les inégalités sociales – et les identités qui s’y attachent – présupposent leur abolition et non leur respect ». La question qu’il pose est centrale : « Le pauvre veut-il vraiment être respecté dans sa pauvreté ou sortir précisément de celle-ci ? » Cette sortie ne peut se faire sans une politique volontariste de lutte contre les inégalités et contre les mécanismes qui les produisent.

Comme le souligne encore Daniel Zamora, « loin d’être neutres, les discours publics sur la pauvreté façonnent un certain imaginaire social vis-à-vis des “pauvres” et des origines de leurs “maux” »1. La mise à distance et la stigmatisation des pauvres représentent une triste réalité qui a désormais un nom : la « pauvrophobie », néologisme inventé par ATD Quart Monde France en 2016 qui désigne la « discrimination pour précarité sociale ». Nous vous proposons ici un décryptage, non exhaustif, de quelques idées reçues sur les pauvres qui alimentent ce phénomène.

Phrases assassines… et fausses

« La protection sociale est trop généreuse. » Corollaire de ce constat impérieux : « Plus on aide les pauvres, plus ils se laissent aller. » Hormis les pensions, la majorité des allocations sociales en Belgique sont inférieures au salaire minimal, qui s’élève à 2 070,48 € par mois. Selon le chercheur Thomas Lemaigre, seul 1 % des chômeurs touchent des allocations plus importantes et pour une période limitée2. Pas de quoi vivre comme un prince aux frais de la princesse !

« Les pauvres créent de l’insécurité. » Aucune corrélation n’a pu être établie à ce sujet. Le sentiment d’insécurité dépend en grande partie de la représentation sociale négative de la pauvreté et de son contexte : les pauvres sont souvent, à tort, catégorisés de « bons » (méritants, malades ou infirmes) ou de « mauvais » (le registre est alors péjoratif et « les qualificatifs simplistes sont légion : fainéants, profiteurs, dépendants, magouilleurs, incapables… »3). Entre un respect de mauvais aloi et le mépris, la frontière est mince.

« Les sans-abri n’ont qu’à ne pas vivre dans la rue. » Les membres de l’association Infirmiers de rue sont formels : « Personne ne choisit cette option. » Sortir de cette situation, malgré le soutien d’ASBL comme L’Îlot, n’est pas chose aisée : le parcours d’activation est lourd et ne tient pas compte des trajectoires de vie dont les sans-abri sont rendus responsables. Les personnes sans papiers, quant à elles, subissent une double peine quand elles ne bénéficient pas d’un logement. La campagne « Sans papiers, sans droits, sans abri » menée en 2023 par plusieurs associations a été l’occasion de rappeler que « les politiques migratoires et leurs modalités d’application bloquent un nombre croissant de personnes dans l’impasse du sans-abrisme et de l’errance ».

« Qui cherche du travail en trouve ! » Selon l’ONEM, en mars 2024, 295 953 chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi ont perçu une allocation. En parallèle, d’après Statbel, au premier trimestre 2024, les entreprises belges proposaient 185 275 emplois vacants. Certes, l’offre est moins importante que la demande, mais les chômeurs pourraient quand même faire un effort, non ? Cette idée reçue du « qui cherche trouve » renvoie à la responsabilité individuelle des pauvres sans emploi, sans remettre en cause ni les inégalités structurelles ni la nature déséquilibrée du marché du travail. Il convient d’y ajouter le défaut de qualification des personnes faiblement scolarisées et le fait que celles qui sont surqualifiées se voient souvent contraintes d’opter pour un emploi en deçà de leurs compétences. Pire, le nombre de chômeurs diplômés ne cesse d’augmenter. Et qu’en est-il des travailleurs pauvres ?

Pauvreté et consommation

« Les pauvres s’alimentent mal. » Une alimentation saine est considérée comme inabordable dès lors que son coût dépasse un plafond fixé à 52 % des dépenses moyennes des ménages, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Les personnes qui peinent à maintenir un équilibre financier estiment que leur alimentation et celle de leurs enfants constituent une préoccupation quotidienne essentielle. En conséquence, parvenir à respecter son budget, même en tirant parti des promotions et des paniers antigaspi, et à cuisiner dans de bonnes conditions, lorsqu’elles sont seulement en mesure de le faire, représente une source de stress majeure pour elles. De plus en plus de personnes éprouvent des difficultés à s’alimenter sainement, pas par mauvaise volonté ni par goût particulier pour la malbouffe, mais faute de moyens pour s’offrir des denrées variées et riches en nutriments. L’ONG FIAN Belgique défend le droit à l’alimentation et à la nutrition pour toutes et tous. Selon son chargé de recherche et plaidoyer Manuel Eggen, « les autorités belges ont le devoir et l’obligation de respecter, protéger et donner effet au droit à une alimentation adéquate sur leur territoire ainsi qu’à l’étranger. Le droit à l’alimentation est toutefois largement ignoré par les responsables politiques belges, étant considéré comme une problématique touchant principalement les pays pauvres. Cette vision ignore l’ampleur des phénomènes d’extrême pauvreté en Belgique »4.

« Les pauvres dépensent l’argent qu’on leur donne en alcool et en drogues. » Ce stéréotype, qui tend à accréditer la « déviance » sociale des pauvres, vise particulièrement les personnes sans abri. Non pas parce qu’elles boivent ou consomment plus que les autres, mais parce qu’elles le font à la vue des passants. L’alcool et les produits psychotropes permettent d’occulter un moment les maux du corps et de l’esprit. Comme le souligne le chercheur en sciences sociales Thibaut Besozzi, « il est indispensable de signaler les fonctions sociales et psychologiques que remplissent ces produits […], pour mieux comprendre les ressorts de leur consommation dans le monde de la rue »5 réputé extrêmement difficile.

Déviants par nature

« Les pauvres sont incapables de suivre les règles sociales. » Une telle affirmation place, de facto, les pauvres à la marge de la société et omet le fait qu’ils sont soumis à un contrôle social plus important que les citoyens lambda. Car les conditions d’octroi d’aides sociales sont de plus en plus draconiennes et éloignées des réalités de vie des personnes en situation précaire : elles assimilent les comportements individuels à des invariants pouvant être évalués objectivement, ce qui est loin d’être le cas.

« Les allocataires sociaux sont des fraudeurs et des profiteurs. » Elle est tenace, la prétendue déviance sociale des pauvres ! S’il est incontestable qu’il existe une fraude sociale aux allocations, elle est à relativiser : « La mise en perspective des montants respectifs des fraudes fiscales et sociales laisse apparaître l’écart d’un facteur dix entre les deux postes. » Le chercheur Mathieu Strale le constate, « que ce soit médiatiquement ou politiquement, apparaissent un jugement et un traitement beaucoup plus sévères de la fraude sociale que de la fraude fiscale. Ainsi, en particulier en ce qui concerne la fraude aux allocations, qui est le fait des plus pauvres, des mesures strictes sont prises, avec des plans d’action spécifiques et des contrôles intrusifs et fréquents […]. Pourtant, comme l’attestent les études et les contrôles, la fraude est peu fréquente et porte sur d’assez faibles montants. Au contraire, la fraude aux cotisations et la fraude fiscale font l’objet d’une approche bien plus bienveillante »5 pour des montants pourtant colossaux.

Les personnes en situation de pauvreté font l’objet de bien d’autres stéréotypes qu’il est impossible de citer exhaustivement dans cet article. Nous devons en conclure et retenir qu’il est important d’exercer notre esprit critique pour ne pas prendre toutes ces idées reçues comme des vérités. Et ce, afin de préserver la solidarité et, surtout, notre humanité.

  1. Daniel Zamora, « Plaidoyer contre le respect des pauvres », dans Politique, no 83, janvier-février 2014.
  2. Thomas Lemaigre, « En Belgique, la protection sociale est trop généreuse. Elle n’incite pas les gens à chercher du travail », dans Pauvrophobie. Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, Waterloo, Le Forum/Bruxelles contre les inégalités/Luc Pire, 2018, p. 36.
  3. Dan Azria, « Plus on les aide… », décryptage mis en ligne sur pauvrophobie.be, 9 novembre 2018.
  4. Manuel Eggen, « Le droit à une alimentation adéquate en Belgique », analyse de FIAN Belgique, novembre 2015.
  5. Thibaut Besozzi, « Les SDF sont drogués ou alcooliques », dans Idées reçues sur les SDF, Paris, Le Cavalier bleu, 2020, pp. 79-86.
  6. Mathieu Strale, « Fraude fiscale et sociale : des chiffres pour une remise en perspective », sur inegalites.be, 25 juillet 2018.

Partager cette page sur :