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Démocratie et pauvreté : les contraires s’annulent

Lionel Rubin · Délégué « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 7 octobre 2024

Lutter contre la pauvreté, voire y mettre fin, est un objectif qui peut sembler inatteignable. Si une recette existait, elle serait connue. Pour le Centre d’Action Laïque, le droit à un niveau de vie digne constitue un préalable indispensable à l’exercice d’autres droits fondamentaux. La question de la solidarité, de la cohésion sociale et de l’émancipation des individus est donc directement liée à celle de la démocratie. Mais par où commencer ? Tentative (modeste) de réponse.

Illustrations : Philippe Joisson

Le vendredi 14 juin 2024, dans le cadre de leur campagne d’éducation permanente consacrée à la lutte contre la pauvreté, les travailleurs et travailleuses du Centre d’Action Laïque se sont réunis lors d’une journée d’échange. L’objectif ? Alimenter la réflexion sur la notion de précarité, ainsi que trouver des angles invisibles ou des projets de société susceptibles d’améliorer le bien-être des personnes les plus précaires. À cet égard, un des moments de la journée s’articulait autour d’un dialogue entre Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux, et Philippe Defeyt, économiste et ancien politique. Ce dernier partageait notamment son triste constat que la pauvreté ne cesserait jamais dans notre modèle de société, puisqu’il existerait toujours des dominés et des dominants, et que c’est dans cette dynamique que la pauvreté et l’exclusion sociale prennent corps. Il soutenait que c’est donc avant tout une question systémique plutôt qu’économique ou sociale. Nous n’avons évidemment pas la prétention de répondre à cette problématique soulevée

Néanmoins, aussi pertinente soit-elle, elle ne doit pas – et ne peut pas – écarter d’autres objectifs intermédiaires de la lutte contre l’exclusion sociale, sans doute plus modestes, et qui sont parfois atteints ou souvent visés. En ce sens, le Centre d’Action Laïque se consacre notamment à l’exercice effectif des droits fondamentaux par chacun. Et le renforcement de la cohésion sociale peut y contribuer, par exemple en mobilisant des processus individuels et collectifs qui participent à assurer à chacun l’équité des chances et des conditions. Permettre à toutes et à tous de bénéficier d’un bien-être économique, social et culturel dans une société solidaire est en effet une condition indispensable à l’exercice des droits fondamentaux par chacun. (Re)faire société de cette manière devient donc un préalable au respect du contrat social dans un État de droit. En d’autres termes, pour le Centre d’Action Laïque, la cohésion sociale consiste en un processus qui reprend l’ensemble des moyens mis en œuvre pour favoriser l’accès aux droits fondamentaux et le bien-être collectif, en fonction des réalités de chacun. Elle procède d’une vision large de la société : elle cherche à impliquer l’ensemble des parties prenantes et ne veut pas se réduire à une lutte contre l’exclusion.

Plus de soutien pour les travailleurs sociaux

Partant de ce postulat et ayant déterminé un objectif, le CAL a défini différents axes et nous aimerions mettre en évidence trois d’entre eux qui, imbriqués, seraient susceptibles de renforcer structurellement la cohésion sociale en vue d’améliorer l’effectivité des droits fondamentaux.

Le premier est d’investir massivement dans le secteur social afin de faire évoluer durablement les conditions de travail difficiles et précaires des travailleurs sociaux. Une enquête a, à ce sujet, été réalisée en 2023 auprès de 145 CPAS par l’Observatoire de l’action sociale locale et par le CPAS de Schaerbeek, en collaboration avec le centre de recherche CeRIS, de l’Université de Mons. Intitulée Les CPAS : entre pression et dépression1, elle illustre toute la difficulté des travailleurs sociaux au quotidien : manque de moyens humains et financiers, normalité de l’exceptionnel, augmentation de la charge de travail, dénaturation des missions premières au profit de la bureaucratie et du flicage, statut précaire… Autant de facteurs qui concourent au sentiment négatif général et à l’explosion des démotivations, burn out et démissions. Avec pour conséquences des délais plus longs pour les rendez-vous, un accompagnement moins efficace, une présence sur le terrain impossible… En conclusion, les auteurs soulignent que « la pression exercée sur les CPAS a des répercussions directes et graves sur l’accueil des bénéficiaires et sur l’aide à laquelle ils ont droit. En d’autres termes, ce sont les personnes les plus précaires qui souffrent le plus de la pression exercée sur l’institution et sur les travailleurs censés les aider ».

Dans le dernier documentaire du Centre d’Action Laïque Au suivant ! Le travail social sous haute tension2, consacré à cette réalité de terrain, Pierre Schonbrodt recueille le témoignage de Martine Pezzotti, superviseuse au CPAS de Liège : « C’est une moyenne de cent dossiers par assistant social, c’est donc impossible d’accompagner les personnes sans service relais dans les quartiers. Et les nouveaux assistants sociaux ont cette utopie qu’ils vont changer le monde, mais c’est impossible ici. Mon espoir est qu’on ait un peu plus d’assistants sociaux pour avoir moins de dossiers, pour qu’ils aient l’envie de venir travailler et qu’ils y trouvent du sens. Pas plus tard que ce matin, certains sont venus me faire part de cette perte de sens, car il n’y a plus de social. Ils se considèrent comme des secrétaires. » Ce témoignage de première ligne illustre l’urgence sociale à revaloriser, consolider et revenir aux fondements du travail d’assistant social. C’est souvent le premier lien – humain – qui permet de tisser une vraie solidarité, d’effectuer un diagnostic du réel, de collecter des chiffres concrets, et surtout d’être présent dans les quartiers, dans les lieux d’accueil, bref, de démarrer l’action sociale « depuis la rue ». Cette nécessité d’agir au départ du terrain est primordiale si l’on veut connecter efficacement les institutions et les services sociaux aux personnes qu’elles sont censées aider en priorité.

Un logement abordable et salubre pour tous

En deuxième lieu, la question du logement pour ces publics précaires, voire fragilisés, reste primordiale. L’accès à un logement de qualité, sain et abordable financièrement demeure la première étape pour se donner le temps et la sécurité d’exercer ses droits fondamentaux. Plus de 20 % des ménages résidant en Belgique vivent en condition de précarité énergétique, c’est-à-dire une personne sur cinq dans une file d’attente. Le parc locatif belge est en effet l’un des plus vieux d’Europe. Malgré des avancées en la matière et une réelle prise de conscience dans le secteur des logements publics, les logements sociaux wallons classés F (entre 330 et 420 kWh/m²/an) et G (+ de 420 kWh/m²/an) représentent 43 % du parc locatif. Ce sont ceux-là qu’on nomme « passoires énergétiques ». Ceux qui obtiennent les notes D (entre 180 et 250 kWh/m²/an) et E (entre 250 et 330 kWh/m²/an) en constituent un tiers3.

C’en devient donc presque une question de santé publique, car la précarité énergétique dépasse la seule question financière pour les ménages et/ou climatique pour la planète. Elle est en effet indubitablement liée à la santé : avoir froid, vivre dans des conditions humides, dormir dans le bruit, souffrir de la chaleur… a des effets concrets sur la santé, en particulier celle des enfants et des plus âgés. Dans son dernier Thermomètre du logement, Solidaris fait d’ailleurs état de ce lien entre mal-logement et santé : 13 % des personnes interrogées ont déjà connu des problèmes de santé liés à leur logement. 57 % de ceux qui vivent dans un logement avec un très mauvais score ont ainsi déjà rencontré des problèmes cardiovasculaires (34 %), des problèmes respiratoires (50 %), des problèmes de santé liés à des accidents domestiques (28 %) et des problèmes de santé mentale (52 %). Ne parlons même pas des problèmes de santé rencontrés par les personnes qui vivent en grande partie dans la rue. Cette question du logement, incontestablement liée à celle de la santé, demeure donc primordiale pour permettre à chacun d’exercer ce droit fondamental à un logement décent, gravé au sein de l’article 23 de notre Constitution, mais aussi de profiter d’un « lieu sûr » autorisant l’exercice d’autres droits fondamentaux.

Vers des droits sociaux individuels

C’est d’ailleurs le troisième axe que nous aimerions mettre en évidence : lutter contre le non-recours aux droits sociaux, et les individualiser. D’abord de manière principielle : l’accès aux droits reste une absolue condition d’un État de droit. Renoncer à ce principe revient à fragiliser tout le contrat social, voire à le délégitimer. C’est en outre l’une des problématiques soulevées par le statut de cohabitant qui nie en réalité la personne en tant qu’individu, avec ses droits propres. Cette dernière est en effet de facto placée dans un sous-régime de droits sociaux et est donc diminuée dans sa nature de citoyen. Le contrat social initial, celui qui maintient le subtil équilibre entre droits et devoirs, celui qui invite le citoyen à respecter l’État si celui-ci le protège, ce contrat initial se fissure.

Concrètement, au-delà de cette question de principe, différents freins doivent être levés, car les causes du non-recours sont plurielles : matérielles, comportementales, symboliques, administratives… Mais il existe des pistes de solution. Par exemple, l’automatisation de l’octroi d’un droit est dans de nombreux cas la piste qui permet au maximum de lutter contre le phénomène de non-recours. Le tarif social énergie constitue une pratique intéressante à cet égard, l’automatisation permettant l’application effective du tarif social pour une très large majorité des contrats d’énergie. Une voie intermédiaire pour un meilleur recours aux droits est la simplification des démarches administratives. Il s’agit d’éviter que les citoyens et les entreprises doivent fournir les mêmes informations à plusieurs reprises, selon le principe only once4.

Enfin, s’efforcer pour le législateur comme pour les organisations sociales et les services publics de délivrer une information accessible, compréhensible et transparente est sans doute une piste à privilégier. Ce qui ne peut faire l’économie de guichets physiques permettant d’accompagner les « fracturés » du numérique administratif.

Un objectif commun

Comme précisé, nous n’avons pas la prétention de sortir une baguette magique avec ces quelques pages. Nous sommes lucides : les raisons sont multiples, la situation est complexe, les acteurs et actrices de terrain font déjà tout ce qu’ils peuvent, et certains manquements sont involontaires, inconscients ou nés d’intentions louables. Il reste néanmoins que l’objectif cité plus haut devrait réunir tout le monde dans ce combat. Permettre à chacun de bénéficier d’un bien-être économique, social et culturel dans une société solidaire afin de favoriser l’exercice des droits fondamentaux par chacun est essentiel. En cela, la mobilisation de moyens individuels et collectifs, moteur d’une cohésion sociale, peut faire la différence.

En se donnant les moyens de retisser le lien – humain, toujours humain ! – depuis les quartiers, en faisant de la question du logement, et donc de la santé, une priorité, et en travaillant à lever les multiples freins qui favorisent le non-recours aux droits, on peut en partie se donner un cap fédérateur, qui lie intimement la question de la précarité à celle de la démocratie, en subordonnant l’une à l’autre. En somme, une manière d’être libres, ensemble.

  1. Carlo Caldarini et Ricardo Cherenti, « Les CPAS : entre pression et dépression », OASL, CPAS de Schaerbeek et CeRIS-UMons, 2023.
  2. « Au suivant ! Le travail social sous haute tension », mis en ligne sur laicite.be.
  3. Housing Europe, « L’état du logement en Europe 2023 », 96 p.
  4. Emily Clissold et François Demonty, « Le non-recours aux droits : un amplificateur de fracture sociale », dans Salut & Fraternité, no118, juillet-août-septembre 2022.

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