Là-bas
Le Qatar, ce rusé
Sandra Evrard · Rédactrice en chef
Mise en ligne le 18 novembre 2022
Faut-il boycotter la coupe du monde du Qatar ? Cette interrogation résume l’équation : personne ne comprend pourquoi le Qatar a obtenu le mandat d’organisateur de cet événement international, alors qu’il ne respecte pas les droits fondamentaux les plus élémentaires. Derrière ce questionnement s’entrecroisent les ficelles d’un jeu complexe dans lequel l’arbitre pourrait être l’opinion publique. Interview de Jonathan Piron, historien spécialiste du Moyen-Orient, auteur de Qatar, le pays des possédants.
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Jonathan Piron, Qatar, le pays des possédants. Du désert à la Coupe du monde, Waterloo, Luc Pire, 2022, 160 pages.
Le Qatar est fort décrié par le monde occidental, à juste titre ?
Tout dépend de l’objet des critiques et dans quel objectif elles sont formulées. Ici, la critique porte essentiellement sur la manière dont le Qatar applique sa politique sociale, notamment dans les grands chantiers comme celui de la Coupe du monde, avec des récriminations liées à une série d’obligations internationales sur lesquelles le Qatar s’est engagé, en matière de droits sociaux par exemple, qui ne sont pas respectés. Une série de rapports provenant d’ONG, mais aussi de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) ont montré que les conditions d’emploi de main-d’œuvre étrangère sur les chantiers est problématique et qu’elle s’apparente à de l’esclavagisme moderne. Le Qatar souhaitait utiliser cette coupe du monde comme vitrine politique grâce à la venue de stars sportives internationales, et d’une certaine manière, cela se retourne contre lui avec ce coup de projecteur sur ces éléments qu’il aurait préféré cacher. Le Qatar n’est pas un cas unique dans ces pratiques, on l’avait vu en Chine lors des J.O., avec la répression des Ouïgours, de même que lors de la dernière coupe du monde en Russie. Mais les éléments recueillis sont ici suffisamment problématiques pour que l’on puisse reprocher au Qatar ses manquements sur le plan social, ainsi qu’environnemental.
On lit dans votre livre que le Qatar a toujours éprouvé des difficultés à trouver sa place au Moyen-Orient, notamment par rapport à ses puissants voisins, telle l’Arabie Saoudite. Organiser la Coupe du monde fait-il partie d’une tentative de visibilisation, de soft power, terme que vous employez ?
En effet, à ce sujet, je citerais une phrase de l’ancien cheikh Hamad affirmant qu’il est plus utile d’être membre du Comité international olympique que des Nations unies. L’indépendance du Qatar ne date que de 1971 et a par le passé été l’objet de toute une série de dominations. C’est donc cette quête d’indépendance, de légitimité et de reconnaissance qui animent la politique étrangère du Qatar, avec une crainte qui demeure : celle d’être dominé par les Saoudiens. Le Qatar va donc tenter au travers de sa politique internationale d’acquérir un statut pour se protéger, au travers d’éléments de géostratégie, mais aussi grâce au sport et à une communication, que l’on peut qualifier de soft power, en vue de se donner une image d’excellence et de créer une vitrine positive. Cela passe aussi par sa télévision Al Jazeera et d’autres politiques de médiation sur la scène internationale. Mais toujours avec cette volonté de se démarquer des pays de la région grâce au sport. Le pays ayant organisé des événements sportifs de grande ampleur comme le tour du Qatar, actuellement la Coupe du monde et elle est candidate pour les J.O. de 2036.
Il y a donc le soft power, mais aussi le souci de rentrées financières : le sport étant considéré comme un élément qui peut favoriser le développement économique et les structures sportives du pays. Ces dernières se trouvant d’ailleurs très proche des cercles d’influence dirigeants et aussi du fonds souverain du Qatar, qui bénéficie de deniers importants en lien avec les ressources en gaz du pays.
Cela se matérialise aussi au travers d’investissements à l’étranger tels que l’achat de l’équipe de foot du PSG et des droits de diffusion de matchs en France sur beIN. Cela se voit encore à l’intérieur du pays avec la construction de grandes structures, de pôles d’excellence comme l’Aspire foundation, qui invite des athlètes de toute la planète, avec un objectif de rentrées financières, mais aussi de développement sur la scène politique. C’est toujours une question de légitimité en plus d’une tactique de soft power, dans la vision 2030 du Qatar et des plans qui sont mis en place tous les quatre ans.
Le Qatar joue la carte de la communication, sa télévision phare, Al Jazeera, est-elle toujours aussi influente que par le passé ?
C’est une télévision qui se cherche, qui est en questionnement par rapport à la place qu’elle occupe, avec un changement générationnel, qui a tenté différents projets, inaboutis, telle que l’antenne aux États-Unis. Elle n’a plus autant de force que par le passé, même si elle reste importante pour le Qatar. Arrivera-t-elle à se réinventer, notamment dans un écosystème difficile (elle est source de différends avec l’Arabie Saoudite) où de nouvelles chaînes sont apparues, avec de nouvelles pratiques de consommation de l’information au Moyen-Orient. Il faudra voir si elle arrive à retrouver son leadership ou si elle restera une chaîne satellitaire comme une autre dans la région.
Le stade de la Coupe a été construit grâce à une main-d’œuvre étrangère dont les droits sociaux élémentaires n’ont pas été respectés.
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N’a-t-elle pas aussi joué sur deux plans opposés : être la CNN du Moyen-Orient, tout en diffusant des prêches très violents d’islam politique envers l’Occident ?
En effet, elle a toujours eu cette dualité : la version arabe, plus critique envers l’Occident avec une forme d’entrisme religieux, ce que l’on ne retrouve pas vraiment du côté du média anglophone. Mais il y a aussi une volonté de toucher les musulmans habitant dans les pays occidentaux avec un discours qui est plus proche de leurs attentes. Et ce sera intéressant d’observer comment la chaîne va évoluer par rapport à cet audimat. On reste quand même dans un média qui sert les intérêts du Qatar, qui dépend du pouvoir en place. Avec une idéologie rigoriste, mais qui contrairement à d’autres pays ne semble pas avoir de visée prosélyte et qui pourrait de toute façon ne pas trouver écho chez les musulmans d’Occident. Cela n’empêche qu’il faut être attentifs au message qu’elle portera. Même si je suis très curieux de savoir si son audience est aussi importante qu’elle le prétend, vu que ses chiffres ne sont de toute façon plus communiqués depuis longtemps.
Néanmoins, comment expliquer qu’un État qui pratique un islam très rigoriste qui ne respecte pas les droits fondamentaux élémentaires, puisse avoir eu les faveurs de la FIFA pour l’organisation de ces jeux ? Est-ce qu’on aurait ménagé le Qatar dans une perspective géopolitique, puisque le pays essaye de se positionner comme médiateur, par exemple dans le problème nucléaire entre l’Iran et les États-Unis, mais aussi avec les talibans ? Le Qatar pourrait-il devenir un « pion » géostratégique intéressant pour les Occidentaux ?
On voit que depuis la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le Qatar qui est un gros producteur (13% des réserves mondiales), fournit plus massivement du gaz liquéfié pour pallier le manque d’exportations de Russie. Mais il faut être prudents avec la politique énergétique, car pour l’instant le pays est surtout engagé par des contrats à long terme avec les pays asiatiques. On a une série de questionnements quant à l’attribution de la coupe du monde au Qatar et qui ont trait à des suspicions de corruption mises en évidence par des enquêtes, notamment venant de Mediapart. Il y a une certaine prise de conscience que le Qatar ne serait pas le médiateur idéal que l’on imaginait. On a vu, par exemple lors du conflit syrien, que le Qatar était proche d’acteurs venant de certains milieux djihadistes, ce qui est problématique pour les Occidentaux. Le Qatar a tenté de jouer un rôle entre les États-Unis et les talibans lors de la prise de Kaboul en août 2021 – c’était d’ailleurs à Doha que les avions américains atterrissaient – mais au final, cela n’a pas abouti sur des résultats probants, avec une confiance dissolue et des moyens de pression sur les talibans qui sont beaucoup moins effectifs que prétendu.
Il faut donc relativiser les moyens que le Qatar affirme avoir et qui sont souvent moins importants que ceux qui sont réellement à sa disposition. Il a une volonté de jouer un rôle de leadership régional, mais sans en avoir les capacités. C’est donc surtout la question énergétique qui implique que des rapports plus entretenus se sont créés avec le Qatar. Cependant, on sait que la France aurait quand même joué un rôle déterminant dans l’attribution de la coupe du monde, alors que nous n’avions pas un souci énergétique à l’époque de cette décision. Des procès auront lieu afin de comprendre quelles ont été les réelles motivations. L’ancien président de la FIFA Sepp Blatter a affirmé aujourd’hui regretter ce choix, mais c’est une position assez hypocrite, puisqu’il faisait partie de la structure. La question de ce choix demeure donc et on constate que le poids du rachat du PSG pourrait avoir joué un rôle.
Les conditions de travail sur le chantier de la Coupe du monde du Qatar relèvent souvent de l’esclavagisme, avec des morts au compteur.
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En tant que « nouveau » pourvoyeur de gaz qui vient au secours de différents États, cela pourrait-il faire craindre une certaine complaisance des États occidentaux ?
La réponse réside dans la mobilisation des opinions publiques occidentales, notamment suite à leur information quant à cet enjeu, la publication d’articles de presse, de rapports d’associations sur la réalité du terrain, qui contribuent aussi à les conscientiser et donc également les autorités européennes. On ne peut pas nier le poids des contre-pouvoirs qui existent chez nous, avec des réactions du style boycott. Il faut continuer à informer sur ce qui se passe là-bas, d’autant plus que le Qatar continue à avoir d’autres ambitions sportives au niveau international et qu’il joue beaucoup sur cette visibilité pour faire venir des touristes. Le pays mise sur ce côté vitrine, en positivant, mais d’une certaine manière le Qatar est pris à son propre piège. Il a voulu jouer sur une communication très cadenassée, proche du pouvoir, et la presse libre a montré autre chose. Il faut donc continuer à informer, en sortant de la binarité, mais aussi d’une vision orientaliste.
Au vu de ces enjeux, faut-il boycotter la Coupe du monde ?
Personnellement, je n’arrive pas à dissocier les équipes de foot du stade dans lequel elles vont évoluer, sans voir la manière dont ils ont été construits et le bafouement des droits sociaux. Donc je n’arriverai pas à les regarder. La question du boycott est très personnelle en fait. Et finalement, la question n’est pas tant celle du boycott de la Coupe du monde du Qatar, mais celle de changer. Il est plus intéressant d’essayer d’influencer le pays pour qu’il respecte les instances internationales, ainsi qu’influencer les systèmes de décisions de la FIFA et des CEO pour qu’ils adoptent une attitude beaucoup plus stricte dans l’attribution de jeux internationaux. Ce n’est pas tant contre le Qatar que se situe l’enjeu aujourd’hui, mais sur la manière dont les grands défis sportifs sont organisés. La beauté du sport ne peut pas faire fi de la dimension sociale.
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